L'État de Louisiane a fait acte de candidature à l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Celle-ci statuera sur cette demande et annoncera sa décision lors du Sommet de la Francophonie qui se tiendra à Yerevan (Arménie) les 11 et 12 octobre prochains. Rappelons que la Louisiane, qui compte près de 250.000 francophones, jouit depuis 2006 du statut d'invité spécial de la Francophonie. La survivance quasi-miraculeuse de la langue française en Louisiane et, bien plus minortairement, dans d'autres régions des États-Unis s'explique par l'attachement que lui témoignent des personnages comme Dennis Stroughmatt qui, dans l'Illinois, se consacre à la survie du « français paw-paw ».
En 1831, lorsqu'il visite la région des Grands Lacs, Alexis de Tocqueville éprouve la surprise de sa vie en entendant un Indien lui parler français, qui plus est, avec l'accent de sa Normandie natale. Comme beaucoup, il s'imaginait que, depuis le traité de Paris (1763) [1], le français avait complètement disparu de l'Amérique du Nord. Or, il a continué à être parlé, non seulement au Canada, mais dans certains secteurs de l'Illinois, du Missouri et de l'Indiana, notamment dans la région des Monts Ozark, c'est-à-dire dans ce qui s'appelait jadis la Haute Louisiane. Dans ces régions, des colons venus à la fois du Canada et de la vallée du Mississipi, s'étaient installés, notamment pour y exploiter les mines de plomb. Leur présence se manifeste encore de nos jours dans la toponymie (la ville de Vincennes, par exemple) et l'anthroponymie (les Archambault, Aubouchon, Brasseur, Cardinal, Gilbert ou Tremblay sont amplement représentés). La culture locale est encore marquée par l'héritage français. C'est ainsi qu'on y célèbre le Mardi-Gras et des rendez-vous locaux qui sont autant d'occasions de se retrouver au nom d'une descendance commune. Mais, la langue française a pratiquement disparu. Elle n'est plus parlée que par des personnes très âgées. C'est le constat qu'a fait un historien et musicien, Dennis Stroughmatt, qui n'est pas d'ascendance française et qui n'aimait guère le français qu'on lui apprenait à l'école. C'est seulement lorsqu'il entreprit des études supérieures de conservation du patrimoine qu'il s'aperçut qu'il ne restait plus d'autres traces de la culture française que des vestiges bâtis : quelques maisons historiques. Mais, avec l'aide de son professeur, Dennis est parvenu à retrouver des francophones, souvent très âgés, éparpillés dans le sud-est du Missouri et le sud-ouest de l'Illinois. Il résolut alors de se battre pour préserver le « français de l'Illinois ».
Mais, quel est ce français de l'Illinois, ce « français Paw Paw », comme on l'appelle familièrement ? C'est la langue que parlaient les francophones de la région, ainsi désignée parce qu'on disait ses locuteurs si pauvres qu'ils se nourrissaient exclusivement du fruit jaunâtre de l'asiminier, l'asimine ou paw paw (parfois appelée Missouri banana). Quant à cet idiome dialectal, Dennis l'estime intermédiaire entre le franco-canadien et le français cajun, parlé en Louisiane. En fait, les deux exemples qu'il donne de ce particularisme ne sont guère probants puisque les mots ouaouaron (pour grenouille) et bête puante (pour mouffette) sont couramment utilisés au Canada. Il en va de même de la coutume de la guignolée qui voulait qu'à la fin novembre/début décembre, on se déguise et qu'on aille de porte en porte quêter des denrées alimentaires pour les pauvres, en s'accompagnant d'une chanson spécifique. Cette tradition est toujours vivante au Québec où l'on organise maintenant une « Grande guignolée des médias » qui tend à remplacer les initiatives locales, mais en perdant une bonne part de la liesse et de la spontanéité initiales. Le vocable guignolée (ou guillannée) viendrait de l'expression « au gui l'an neuf », le gui étant traditionnellement associé à la nouvelle année, chez les peuples celtes.
Mais alors, comment Dennis s'y est-il pris pour, d'abord, apprendre le « français de l'Illinois » et, ensuite, s'en faire le porte-parole et le défenseur ? Pour apprendre, il lui fallut retrouver des locuteurs de Paw Paw, le plus souvent très âgés, qui l'ont invité à des bouillons, c'est-à-dire des soirées au cours desquelles on se retrouve pour manger, jouer aux cartes et faire de la musique. L'apprentissage du violon lui prit trois ans et celui du français passa par la mémorisation de chansons et d'histoires dont ses amis décomposaient les mots, comme pour un enfant. Il apprit ainsi la syntaxe française à l'oreille ! En 1998, son professeur de violon étant trop âgé pour jouer à la Fête d'automne, le festival annuel d'Old Mines, Dennis fut pressenti pour le remplacer. Il s'en sentait bien indigne, mais releva le défi en se disant que s'il ne les transmettait pas, ses connaissances seraient appelées à disparaître. Encouragé par ce premier succès, il organisa plusieurs ateliers, en collaboration avec l'OMAHS [Société d'histoire de la région d'Old Mines] et l'AATF [Association américaine des enseignants de français] et, tout récemment, un séminaire de huit semaines au Wabash Valley College, dans l'Illinois, cycle d'enseignement dont il proposera prochainement une version en ligne. Plusieurs dizaines de personnes s'y intéressent et ce sont souvent les enfants ou les petits-enfants de ceux qui ont enseigné à Dennis le français de l'Illinois !
Mais, comment ratisser plus large ? Comment inciter davantage de personnes à continuer d'utiliser le dialecte ? De la musique avant toute chose, voyons ! Dennis compte surtout sur le chant. À Sainte-Geneviève, Les Petits Chanteurs interprètent des ballades françaises traditionnelles lors des fêtes organisées dans le Missouri, notamment le French Heritage Festival. Il collabore également avec l'enseignante de français du lycée d'Old Mines et familiarise les jeunes avec le français de l'Illinois par la musique, le chant et les contes. Au cours de la Fête d'automne de l'année dernière, il a même réussi le tour de force consistant à faire chanter « Chevaliers de la Table ronde » à quelque 4.000 personnes. Avec sa formation musicale « L'Esprit créole », Dennis compte bien assurer la survie du français Paw Paw !
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[1] Le traité de Paris, signé le 10 février 1763, après trois ans de négociations menées entre la Grande-Bretagne, l'Espagne et la France, et des préliminaires conclus à Fontainebleau le 3 novembre 1762, met fin à la guerre de Sept Ans. Il réconcilie la France et la Grande-Bretagne au grand avantage de celle-ci qui acquiert notamment le Canada et l'empire français des Indes où la France ne garde plus que cinq comptoirs.L'Espagne recevait la Louisiane qu'elle conserva jusqu'au traité secret de Saint-Ildephonse (1800), par lequel Bonaparte obtint du roi d'Espagne Charles IV qu'il la rétrocède à la France. Celle-ci regagne Saint-Domingue (considérée à l'époque comme la perle des Antilles), la Martinique et la Guadeloupe. Maigre consolation, elle acquiert Saint-Pierre et Miquelon ainsi qu'un droit de pêche exclusif sur le Grand Banc de Terre-Neuve (privilège auquel elle renoncera lors de l'Entente Cordiale). C'est le début de l'hégémomie britannique sur le monde. Pourtant, « l'ignominieux traité de Paris » (Tocqueville) ne semble pas avoir été douloureusement ressenti en France. La population était lasse d'une guerre interminable et l'on tira même un feu d'artifice devant l'hôtel de ville de Paris, le 17 juin 1763 !
Voir : http://bit.ly/2h2y2Ww
Jean Leclercq
L'article ci-dessus est largement inspiré d'un entretien de Clément Thiery avec Dennis Stroughtmatt du 22 mars 2017, paru dans FRANCE-AMERIQUE, et que M. Stroughmatt nous a aimablement autorisés à condenser pour nos lecteurs. La version in extenso de l'entretien peut être consultée sur http://bit.ly/2omDqC9
Lecture supplémentaire :
Le Texas à l'heure des utopies. Souvenir d'un phalanstère
When the United States Spoke French: Five Refugees Who Shaped a Nation
Five Refugees Who Shaped a Nation
Francois Furstenberg. Penguin Books
Les liens entre la langue et la musique sont immémoriaux! Merci pour cet article! A quand un article sur le français de la Guyane amazonienne? Il y a une chanson de cette région, entendue dans un recueil de Francis Mazière, dont je ne comprends pas toutes les paroles et que je ne trouve nulle part sur Internet.
"Tu entreras dans (bord du? body?)cimetière
tu trouveras trois tomb's abandonnées
Sur les trois tomb's, il y a trois ros's fanées
La plus fanée des trois, c'est mon coeur qui se repose
Tou tou tou, qu'est-ce qui frappe à ma porte
C'est moi Tino qué là, ti fa soucis (frisé?)
Depuis longtemps la pluie qu'a mouillé moi,
Si c'est tes fleurs d'amour (ou t'é ou t'é ballé?)
Ça pas défendé (...)
Mais si par hasard (...) tout bonn'ment (...)
Toutoutou qu'est-ce qui frappe à ma porte... (reprise du couplet)
Si moi té riche en or et en argent
moi té ké achté un 'tit bateau en or
'ti bateau or moi kété mété dans fleuve
(...?)
Bimbamo ti bo doudou
bimbamo ti bo chéri
bimbamo tibo pour soulager coeur à l'amour"
(ou quelque chose comme ça)
Merci encore
Rédigé par : Elsa Wack | 15/04/2018 à 02:45
Bravo !
C'est bien de défendre la langue et les coutumes.
Félicitations
Claude Lecouteux,
Professeur émérite à Paris-Sorbonne
C.L.
Rédigé par : Claude Lecouteux | 09/01/2022 à 01:17