Trois réfugiés - trois livres
Dans un article publié sur ce blog le 6 mai 2016, intitulé ‘Témoin, écrivain, multilingue et inspirateur : Qui est-il ?’, nous avions brièvement évoqué l’histoire d’Arthur Koestler, grand intellectuel juif, qui écrivit en hongrois, en allemand et en anglais. Parmi ses multiples ouvrages, Sonnenfinsternis (Le Zéro et l’Infini) est devenu le manifeste de l'anti-totalitarisme et a influencé toute une génération d'intellectuels.
En 1938, Koestler se réfugie en France où il écrit Sonnenfinsternis en allemand (c'est le deuxième volume d'une trilogie commencée en hongrois). Après son arrestation par les Nazis et son internement au camp du Vernet-d'Ariège, Koestler est libéré et projette de fuir la France. Sa compagne britannique, avec laquelle il vit à Paris, traduit le livre en anglais. Ensemble, ils établissent un premier jet complet en anglais qu'ils envoient à son éditeur londonien le 1er mai 1940. Alors qu’il fuit vers le sud pour échapper à l'avancée des troupes allemandes, Koestler s'aperçoit qu’il a perdu le manuscrit allemand, avant même d'être parvenu à le faire publier. (Il en a cependant laissé une copie carbone à Paris, et une autre chez un ami à Limoges.) Il s'installe outre-Manche et adopte l'anglais comme langue d'écriture. Il actualise la traduction anglaise qui sera publiée en 1940. Le livre sera ensuite traduit en allemand, langue dans laquelle avait été rédigée la toute première version. Voilà donc un livre qui n'existe qu'en traduction. Il sera ensuite traduit dans des dizaines de langues, mais toujours à partir de la version anglaise, elle-même en grande partie traduite. Toutefois, 75 ans plus tard, en août 2015, on apprit qu'un éditeur suisse avait reçu une copie carbone du manuscrit allemand dactylographié, resté enfoui et inconnu dans une bibliothèque de Zurich... Affaire à suivre.
Rien où poser sa tête, Françoise Frenkel. (Édition Folio, février 2018)
Ce livre, écrit en français (et traduit pour la première fois en anglais - No Place to Lay One’s Head - , par Stephanie Smee; Pushkin Press, January 2018 ) est également l'œuvre d’une réfugiée de la Seconde Guerre mondiale, une Juive polonaise qui elle aussi dut fuir, et choisit plus tard de s’exiler en Suisse.
Une recension de la traduction anglaise est parue récemment dans l’hebdomadaire britannique The Economist. Notre fidèle contributrice, Magdalena Chrusciel, traductrice jurée français-anglais-polonais – qui a elle aussi adopté le français comme langue maternelle –, a bien voulu adapter cette recension en français, en hommage à l'auteure du livre.
« En 1921, Françoise Frenkel, jeune femme polonaise de confession juive, ouvre la première librairie française de Berlin. Elle en parle comme de sa "vocation" alors qu’un ami ose le mot de "croisade". L'aventure attire auteurs, artistes, diplomates et célébrités. À bien des égards, à ses débuts, la librairie est une plaque tournante intellectuelle. Pendant les années sombres, elle deviendra pour certains un refuge, un lieu où se reposer l'esprit – une bouffée d’air frais. Mais en juillet 1939, Frenkel doit se rendre à l’évidence : les auteurs sur liste noire et les journaux confisqués ne lui permettent pas d'assurer sa subsistance et les persécutions et violences croissantes deviennent une menace pour sa vie.
Frenkel ferme alors sa librairie et quitte l'Allemagne pour la France occupée, où elle passera quatre ans. Miraculeusement, elle y a survécu, et a ainsi pu raconter son histoire. Rien où poser sa tête a été écrit et publié alors que Frenkel s’était exilée en Suisse. Le livre a ensuite disparu pendant des décennies, pour réapparaître en 2010, dans un marché aux puces. Il a alors été réédité en français. Frenkel est décédée à Nice en 1975.
Le chapitre d'ouverture traite de l’enfance remplie de livres de Frenkel et de ses études à Paris, avant de couvrir ses années de libraire, avec ses hauts et ses bas. Toute la suite – en fait, la plus grande partie du récit –, est consacrée à sa lutte pour la survie dans le sud de la France. C’est grâce à son tempérament plein de ressources, et à l’aide d’inconnus, que Frenkel a pu se cacher, passant d’un abri à un autre. Elle décrit la difficulté d’obtenir un permis de résidence et l'injustice de l'arrestation. Elle évoque la souffrance d’avoir été coupée de sa famille et de ses amis, de même que l’horreur des répressions et des rafles nazies. La tension monte lorsque traquée, risquant la déportation, elle n'a d’autre choix que de fuir en traversant la frontière.
Une préface de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature, et un dossier de 30 pages ajoutent un contexte supplémentaire au récit. Mais l'histoire de Frenkel pourrait se passer de tout commentaire. Elle est tout à la fois une peinture lumineuse de la France en temps de guerre, et un récit poignant de la résistance et du défi propres à son auteure. Tout du long, Frenkel dresse un tableau candide de ses peurs et de ses épreuves (envisageant même, à un moment, de prendre « la sortie ultime »), alors qu'elle poursuit son combat, refusant d'être vaincue. Qu'elle soit évacuée ou réfugiée, fugitive ou captive, le lecteur est rivé à chacune des étapes de son parcours. »
Suite française (Édition Denoël, 2004) est une autre œuvre, posthume celle-là, à avoir connu une destinée extraordinaire. Le manuscrit d’Irène Némirovsky, écrivaine juive ukrainienne de langue française, morte en déportation en 1942, ne fut découvert par ses filles qu’en 1990. Elles ne commenceront qu'en 1995 à en transcrire certains passages.
Le roman a reçu le prix Renaudot en 2004, faisant connaître l’écrivaine à nouveau. Émigrée en France dès 1919, elle y avait publié des romans à succès, tels David Golder, dans lequel elle brosse un portrait sans concession de la bourgeoisie de l’entre-deux-guerres. Roman inachevé en raison de la mort de son auteure, Suite française devait comporter cinq parties ; il n’en paraîtra que deux.
De Saint-Pétersbourg à Paris, en passant par Kiev et Nice, entre une mère défaillante issue de la grande bourgeoisie et un père self-made-man francophile, nouvelliste et critique, la vie d’Irène est un roman à part entière. Portée par son succès littéraire, Irène se croira protégée par la France. Mais interdite de publication par Vichy, et sa naturalisation française lui ayant été refusée, elle sera déportée à Auschwitz où elle mourra en l’espace d’un mois…
Dans les deux parties du roman publiées – « Tempête en juin » et « Dolce » – elle dépeint la fuite de Paris vers le sud de quelques personnages, presque tous y perdant leur vernis de civilisation. Dans « Dolce », c’est la vie sous l’Occupation, avec les différences, mais aussi les sympathies, entre soldats et habitants de la campagne française.
Suite française a été adapté au cinéma en 2015, avec notamment Michelle Williams, Kristin Scott Thomas et Lambert Wilson.
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