....et trois autres jeunes femmes de lettres
Le prix Albertine est attribué chaque année à New York à la meilleure traduction en langue anglaise d'une œuvre de fiction écrite en français. Les lauréates du prix 2018 sont Anne Garréta et sa traductrice Emma Ramadan pour Not One Day (Pas un jour). Not One Day est paru aux États-Unis chez Deep Vellum. Pas un jour, paru chez Grasset en 2002, avait obtenu le prix Médicis la même année.
« Albertine », le nom du Prix et de la librairie qui l'organise, située au 972, 5ème Avenue, New-York, dans un immeuble appartenant au gouvernement français et abritant le Service Culturel de l'Ambassade de France, est celui du personnage d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Albertine Simonet, amante du narrateur Marcel. Albertine apparaît dans plusieurs des sept volumes de l’œuvre, notamment dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919), Sodome et Gomorrhe (1921/1922) et La Prisonnière (1923).
La cérémonie de remise du Prix s'est déroulée le 6 juin 2018 à la librairie Albertine en présence de Lydia Davis et François Busnel, coprésidents. Elle s'est clôturée par une conversation entre François Busnel, Anne Garréta et Emma Ramadan.
Emma Ramadan et Anne Garétta
Normalienne et maître de conférences à l'université de Rennes II depuis 1995, Anne Garréta est membre de l'Oulipo (Ouvroir de
Littérature Potentielle) depuis avril 2000. Elle enseigne également les littératures française et romanes à l'université Duke à Durham, en Caroline du Nord.
Son premier roman, Sphinx (Grasset), a été salué par la critique à sa sortie en 1986. Le deuxième, Pas un jour, a reçu le prestigieux prix Médicis en 2002. Dans son quatrième roman, La décomposition (Grasset, 1999), un tueur en série élimine méthodiquement les personnages d'À la recherche du temps perdu...
Emma Ramadan est traductrice littéraire, elle vit à Providence, dans le Rhode Island, où elle a récemment ouvert Riffraff, une librairie-bar. Elle a été récipiendaire de deux bourses de traduction (PEN/Heim et NEA), et d'une bourse Fullbright pour aller étudier au Maroc. Elle a notamment traduit Sphinx et Pas un jour d'Anne Garréta, L’Étrange Affaire du pantalon de Dassoukine de Fouad Laroui (Julliard, 2012) , Monospace d'Anne Parian (P.O.L, 2007) et 33 sonnets plats de Frédéric Forte (Éditions de l'Attente, 2012). Parmi ses traductions à paraître figurent aussi Les jolies choses de Virginie Despentes (Grasset, 1998), Je vous écris de Téhéran de Delphine Minoui (Éditions du Seuil, 2015), et Le Garçon (Zulma, 2016) de Marcus Matle.
L'interview de ce mois a été réalisée par Olivia Snaije, journaliste et éditrice basée à Paris. Elle a paru en anglais sur le site de Bookwitty. Mme. Snaije et Mme. Ramadan ont aimablement accepté de nous permettre d’un publier une traduction en français.
Désirant nous assurer d’une traduction de haute qualité, nous avons requis les précieux services d’Océane Bies, traductrice littéraire, qui, avec sa mère Nadine Gassie a été notre linguiste du mois d’avril 2017. Nous la remercions infiniment d’avoir traduit le texte suivant.
O.S. Vous avez traduit le premier roman d'Anne Garréta, Sphinx, trente ans après sa parution en français, et vous signez aujourd'hui la traduction de Pas un jour quinze ans après qu'il a été écrit. Pouvez-vous nous parler de la pertinence de ces deux textes au moment de leur publication en anglais ? Pensez-vous qu'aujourd'hui, les lecteurs en ont une approche différente ?
E.R. Je pense que si Sphinx a été si bien reçu lors de sa publication américaine en 2015, c'est en partie parce qu'il est sorti à un moment où aux États-Unis, on commençait enfin à avoir un véritable débat autour de la question de l'identité de genre, du transgenre, des identités non-binaires. Tous ces sujets étaient propulsés sur le devant de la scène, les gens qui réfléchissaient à ces questions n'étaient plus contraints au silence, leurs idées étaient entendues et reprises. Par contraste, en 1986, à l'époque où Anne cherchait à faire publier le livre en France, son manuscrit a été refusé par des éditeurs parce que jugé trop vulgaire. Sphinx est de ces livres qui vous permettent de vous identifier aux personnages quels que soient votre sexe ou votre identité de genre, c'est quelque chose de tellement unique et rare, et aujourd'hui, c'est ce que les lecteurs recherchent.
Pas un jour rentre parfaitement dans la catégorie du roman autobiographique féministe et engagé qui connaît une popularité grandissante. Beaucoup de femmes sont en train de changer notre conception de l'écriture « confessionnelle » – Maggie Nelson avec Bluets (Wave Books, 2009) et Les Argonautes (Sous-sol, 2018), Sheila Heti avec How Should a Person Be ? (Vintage, 2014). Ces écrivains femmes redéfinissent ce que cela signifie que d'écrire sur soi, et je pense que de nos jours, les gens y sont très sensibles.
O.S. J'ai lu une interview d'Anne Garréta dans laquelle elle dit que durant votre traduction de Sphinx, elle ne pouvait plus supporter ce livre, et qu'elle était passée en « mode silence radio ». « Emma a terminé le travail seule, avec courage », précise-t-elle. Comment s'est déroulée votre toute dernière collaboration, étant donné que pour chaque traduction, Anne Garréta a été tenue de revoir des livres qu'elle avait écrits plusieurs années auparavant ?
E.R. Notre collaboration a été plus poussée pour la traduction de Pas un jour que pour celle de Sphinx justement parce qu'Anne était beaucoup plus à l'aise avec la relecture de Pas un jour. Elle a écrit Sphinx à 23 ans, c'était son premier livre, et ça a été douloureux pour elle de regarder en arrière et de se replonger dedans. Tout ce qu'elle voyait, c'était les passages qui la faisaient grimacer, ce en quoi beaucoup d'écrivains se reconnaîtront. Au début de ma traduction de Sphinx, Anne a eu la générosité de venir me retrouver une fois par semaine autour d'un steak et d'un verre de vin pour parler du livre et de ce qui l'avait inspiré de manière générale, jeter un coup d’œil aux premières pages pour voir si le ton était juste, et puis ensuite, comme elle l'a dit, silence radio. J'ai terminé la traduction sans son aide à partir de là.
Pour Pas un jour, j'ai commencé la traduction, Anne et moi avons eu quelques échanges par Skype sur des questions spécifiques que j'avais à lui soumettre, elle m'exposait aussi sa pensée sur certains sujets, revenait sur des références à côté desquelles j'avais pu passer, etc... Surtout dans la première et la dernière parties qui sont profondément philosophiques. Et puis quand j'en suis enfin arrivée à une version plus travaillée, Anne m'a relue en apportant des commentaires et proposant des corrections. Son investissement m'a été particulièrement précieux pour un livre aussi personnel que Pas un jour : il était important que je puisse me connecter non seulement avec ses émotions mais aussi avec sa façon de penser. Et qui mieux qu'Anne elle-même pouvait m'aider à tendre vers ça ?
O.S. Dans Sphinx, le sexe des protagonistes n'est pas clairement défini, alors que dans Pas un Jour, les femmes sont à l'honneur. Avez-vous eu le sentiment de vous plonger dans un univers féminin pendant votre traduction de Pas un Jour ?
E.R. Oui et non. Je pense que l'univers d'Anne Garréta est un peu moins binaire et un peu plus inclusif que le traditionnel schéma homme/femme. La plupart des chapitres sont centrés sur les femmes, mais on trouve également une histoire d'amour avec l'Amérique, il y a aussi un chapitre sur un personnage qui se considère comme une femme mais qui n'en est pas une biologiquement, sur le désir érotique d'un mystérieux admirateur – sur l'inconnu. J'ai surtout eu le sentiment d'être plongée dans l'univers bien particulier d'Anne Garréta, un univers dévorant où tellement de possibilités s'offrent à vous que votre propre vision du monde en est constamment élargie.
O.S. Pas un jour est un roman très intellectuel, mais qui s'attache également à décrire le désir, qui est aussi quelque chose de profondément physique. Quand vous étiez immergée dans votre travail de traduction, avez-vous eu le sentiment d'opérer sur deux plans ?
E.R. Je considère pour ma part que c'est un livre plus émotionnel que physique. Nous lisons les souvenirs d'Anne, son vécu, ses douloureuses réminiscences. À travers le prisme de la mémoire, le désir devient quelque chose de brut et émotionnel plutôt que physique. La sensualité en est retranchée, et c'est plutôt le souvenir de l'ennui, ou de la douleur, qui vient saturer ces expériences. Mais oui, Pas un jour mêle cette vulnérabilité de l'ouverture à la mémoire à l'univers hautement intellectuel et philosophique dans lequel Garréta évolue. On pourrait penser que ces deux plans sont en opposition mais dans l'écriture de Garréta, je ne pense pas qu'ils puissent exister l'un sans l'autre, et c'est ce qui rend son travail si captivant et authentique.
O.S. Selon vous, quel est l'aspect le plus original de Pas un jour ?
E.R. En plus de cette fusion entre intellectuel et émotionnel, il y a bien sûr la contrainte. Nous avons effectivement affaire à un véritable journal intime, un épanchement d'émotions, de souvenirs et de pensées. Le tout écrit d'un seul jet, sans corrections, exactement comme ces événements sont revenus à la mémoire sur le moment, comme le dit Garréta dans son introduction. Mais il y a un hic : on découvre à la fin du livre qu'un des chapitres n'est pas autobiographique, qu'il s'agit d'une fiction. Tout à coup, le lecteur entre dans la dimension du soupçon. Ce que nous prenions pour une mise à nue totale est en réalité muni d'un bouclier protecteur. Si l'un des chapitres est faux, alors n'importe lequel peut l'être. Peut-on alors réellement croire à toutes les émotions exposées dans le livre ? Comment aborder un tel livre, quand le chapitre auquel on s'est peut-être le plus identifié pourrait avoir été inventé de toutes pièces ? Qu'est-ce que cela dit du livre, et pourquoi introduire cette barrière entre le lecteur et le texte ? Je n'ai pas les réponses mais je pourrais passer des heures à imaginer les possibilités.
O.S. Comment situeriez-vous l'écriture d'Anne Garréta dans la littérature française contemporaine ?
E.R. Ce qui m'a tant attirée dans l'écriture d'Anne, je crois, c'est sa façon d'utiliser des thèmes présents dans quasiment toute fiction – l'amour, le désir, les rapports humains – pour soulever des questions plus importantes, que ce soit sur l'identité de genre, sur la société de manière générale, ou sur l'écriture elle-même. On retrouve cette spécificité chez Virginie Despentes, qui écrit des romans type histoires d'amour sulfureuses, mais qui fait en réalité des constats beaucoup plus larges, malmenant de manière subtile mais certaine la société et ses conventions.
Et bien sûr, Garréta est membre de l'Oulipo. Mais alors que la littérature oulipienne utilise d'ordinaire la contrainte pour l'intérêt du jeu et du défi, je pense qu'Anne est plus intéressée par la contrainte comme vecteur de changement – sociétal et littéraire. Dans son écriture, la contrainte vient bouleverser notre rapport au langage et au monde.
Garréta ne se contente pas d'écrire sur le fait d'être trans, c'est l'écriture elle-même qu'elle transcende, ce qu'on ne voit pas souvent en littérature. En ce sens, l'écriture d'Anne semble être en droite ligne de celle de Monique Wittig, transgressive elle aussi (notamment dans L'Opoponax), et des idées du mouvement auquel Wittig appartenait dans les années 70 – l'« écriture féminine » (bien que Garréta ait eu son lot de désagréments au sein du groupe) – plus que de tout autre mouvement littéraire contemporain.
O.S. Pensez-vous à une œuvre contemporaine littéraire ou artistique, aux États-Unis, à laquelle vous pourriez comparer le travail d'Anne Garréta ?
E.R. J'ai lu The Swimming Pool Library et The Spell (Chatto & Windus, 1998) d'Alan Hollinghurts [1] pendant que je traduisais Sphinx. C'est mon directeur de mémoire au département de traduction de l'Université américaine de Paris, Dann Gunn, qui me les avait recommandés pour que je voie comment quelqu'un qui écrit en anglais peut aborder une histoire d'amour (homosexuelle) dans un registre de langue soutenu.
La comparaison peut sembler étrange, mais I Love Dick (Flammarion, 2016) de Chris Kraus me rappelle l'écriture d'Anne dans son style audacieux et sans concession mêlant émotions brutes, haut niveau intellectuel et critique acerbe de la société. Kraus passe d'un niveau à l'autre avec une grande fluidité, relatant son obsession pour un homme, Dick, tout en partageant ses réflexions sur les femmes dans le monde de l'art. On retrouve ce même mélange d'idées aussi bien dans Sphinx que dans Pas un jour.
[1] Note du blog : traducteur de Racine
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