Pour l'amour de la langue
Notre nouvelle contributrice, Fabienne Bergmann, traductrice hebreu>francais (ainsi que anglais), fait partager sa passion tant pour sa langue maternelle que sa langue adoptée. Son site se trouve à www.traduc71.com
Fabienne est née et a grandi en à Strasbourg et elle est venue en Israël à l'âge de 18 ans. Elle a étudié l'histoire et l'histoire de l'art à l'Université Hébraïque de Jérusalem et possède une maîtrise d'histoire. Elle a aussi un diplôme d'enseignement de l'hébreu et pendant dix ans a enseigné l'hébreu comme langue étrangère à l'Université Hébraïque ainsi que dans nombre d'autres cadres à des populations variées. Fabienne a étudié la traduction à l'université Bar-Ilan et est traductrice-interprète. Elle suit régulièrement des cours de perfectionnement de l'Académie de la langue hébraïque. Elle a traduit vers le français et vers l'hébreu nombre de pièces de théâtre, de la littérature, de la poésie, des livres et articles scientifiques, des documents commerciaux et juridiques. Fabienne fait de la traduction simultanée et a écrit romans et nouvelles dans les deux langues.
Fabienne est comédienne amateur et a joué dans plusieurs pièces, dont une de son cru, De Minsk à Pinsk, en français et en hébreu.
Elle a trois enfants et huit neuf petits-enfants.
Fabienne Bergmann dévoile dans l'interview qui suit son rapport à l'hébreu moderne de Eliezer Ben Yehuda.
Les propos ci-dessous ont été recueillis par Nicole Perez et l'entretien a été publié dans l'édition française du JERUSALEM POST le 16 fevrier 2018. La dernière question a été redigée par Jean Leclercq et posée à Mme. Bergman de la part du blog.
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Pensez-vous en français ou en hébreu ?
Bonne question. Je me pose moi-même souvent la question dans quelle langue je rêve, et là, je n'ai pas de réponse évidente. Par contre, au niveau de la réflexion consciente, j'en ai et c'est incontestablement : dans les deux langues. Cela dépend sans doute du sujet appréhendé, du contexte ou des personnes ou textes éventuellement impliqués.
Quelles sont pour vous les plus importants défis quand on traduit de l'hébreu vers le français ? (longueur différente des textes dans les deux langues, contexte difficile à comprendre pour un non israélien, références religieuses et culturelles, inélégance des répétitions de mots à consonance identique en français etc.)
Vous évoquez fort justement différentes catégories de difficultés.
Le paramètre de la concision de l'hébreu par rapport au français ne représente pas toujours une difficulté pour le traducteur. Certes, il faudra ajouter un quart de plus au volume du livre traduit, mais pour un texte « ordinaire », pour qu'autant il y en ait de tels, cela n'est pas vraiment un défi. Par contre, quand il s'agit de poésie, où la concision est de mise, où chaque mot est lourd de sens, et où cadence et rythme s'imposent, on ne peut traduire en doublant ou triplant le nombre de mots. D'où le caractère créatif – que j'adore – de la traduction de poésie. Le même défi existe d'ailleurs pour la publicité et donc pour les sites internet. Là aussi, le texte est bref et doit aller droit au but, souvent en jouant sur des calembours ou associations sémantiques. On ne saurait donc faire une traduction littérale et il faut trouver des équivalents aux jeux de mots et faire appels à d'autres associations culturelles. Le langage du marketing ou de l'adresse directe personnelle en général est différent dans les deux langues et le processus de travail pour le traducteur est d'abord de bien comprendre le message à passer et de l'adapter ensuite dans la langue du public cible, ce qui implique une nouvelle rédaction.
Une autre catégorie de textes où la brièveté de l'hébreu représente une gageure pour le traducteur est celle des textes où les concepts halakhiques abondent. Dans ce domaine, l'hébreu est lui-même plus concis que jamais, et ces notions ne sont en général évidentes que pour ceux qui vivent vraiment une vie juive ou la connaissent de près. Inutile dans ces cas de chercher une équivalence en français ! Le traducteur doit alors choisir entre une périphrase explicatrice, laquelle peut être fastidieuse, ou la translittération en caractères latins des mots hébreux, avec ou sans note en bas de page. Le problème se corse encore quand de tels concepts sont majoritaires dans une même phrase ou font partie d'une énumération, comme c'est souvent le cas dans des textes rabbiniques. Un texte français où les mots hébreux seraient majoritaires, le français n'apparaissant que dans les articles et les conjonctions serait plus un sabir qu'une traduction. Certes, les traductions de la Bible en grec et en latin aux troisième et quatrième siècles ont engendré un trésor de mots utilisables dans les langues européennes, mais apparaît alors un autre écueil : leur connotation chrétienne, obligatoirement impropre dans un contexte proprement juif.
La langue, toute langue, vit dans son contexte et traduire est aussi transcrire ce contexte dans une autre langue. C'est là tout l'art de la traduction !
La dernière difficulté que vous évoquez est celle de la redondance des mots ou des racines, qui fait le charme de l'hébreu comme je l'explique dans un de mes articles, mais est tout à fait inélégante en français. Au traducteur de trouver des synonymes ou des équivalence et de peaufiner son texte pour que la lecture en soit toujours un plaisir. Ne vous disais-je pas que ce métier est un art ? La phase dont je jouis le plus dans mon travail est celle de la énième relecture…
L'hébreu, une langue qui a peu de locuteurs, et possède à la base dans la Bible un nombre de racines limité, voit fleurir une riche production littéraire dont le succès dépasse les frontières israéliennes. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
La production littéraire israélienne est en effet riche et variée et englobe différents genres. Je suppose que vous voulez parler ici de la littérature actuelle. Son succès à l'étranger est dû à sa qualité, d'une part, et à celle de ses traducteurs, de l'autre. L'art (je l'ai déjà dit ?) de ceux-ci est de savoir faire passer un texte d'une langue à l'autre, d'un contexte à l'autre, d'une culture à une autre, en restant fidèle à l'esprit de la langue source, tant pour le style que pour le niveau de langue, et que le résultat coule de source dans la langue traduite, sans que le lecteur ne sente ni l'effort ni l'application opiniâtre du traducteur face aux résistances que sont les tournures particulières ou les idiotismes. J'évoque, dans plusieurs articles et de différentes façons, le génie de la langue hébraïque, axée sur les racines trilitères et les schèmes, qui permet de par sa structure même la création d'une infinité de néologismes. Les mots ne manquent pas en hébreu. On peut tout dire et le dire de toutes les façons. D'autant que l'hébreu, depuis sa renaissance, a déjà derrière lui une longue tradition de création de nouveaux mots. Cette langue ancienne est toujours prête à s'enrichir et s'y prête tout naturellement. Le paradoxe n'en est donc pas un !
On a d'une part un vocabulaire et des constructions grammaticales qui puisent dans la Bible ou la Michna et d'autre part une forte créativité dans la conception de nouveaux mots. Par ailleurs l'hébreu est resté des siècles durant une langue écrite, avant de devenir une langue parlée. Comment voyez-vous l'évolution de l'hébreu ? Aspects positifs, négatifs, influences étrangères...
L'évolution de l'hébreu est un phénomène passionnant et extraordinaire. La langue évolue, avec le temps. Le style de la Michna n'est pas celui de la Bible. L'hébreu médiéval est encore différent. Le phénomène de la renaissance d'une langue parlée, est tout à fait exceptionnel. Mais ce qui l'est aussi est qu'au cours de sa longue histoire trois fois millénaire, chaque strate de langue s'ajoute à la précédente et ne l'efface pas, contrairement aux autres langues. Il ne viendrait à l'idée de personne aujourd'hui de parler un français du dix-septième siècle, pourtant relativement proche de celui parlé de nos jours. Le « françois » du quatorzième siècle, soit d'il y a « seulement » quelques centaines d'années, est incompréhensible aux non initiés. Alors qu'en hébreu, toutes les strates historiques de la langue restent présentes et vivantes. Certes, il faut une certaine érudition pour apprécier Agnon qui n'a pas son pareil pour mêler ces strates ou utiliser une expression qui dans son contexte originel voulait dire telle chose pour lui faire dire son contraire dans sa phrase subtilement construite. Il n'en reste pas moins que tout Israélien peut comprendre et employer des locutions bibliques, michnaïques ou talmudiques – comme monsieur Jourdain faisait de la prose – et les pimenter d'expressions nouvellement apparues ou de mots empruntés à l'arabe ou à l'anglais. L'apport de mots étrangers a toujours existé dans toutes les langues et je ne considère pas le phénomène comme forcément négatif. Ce peut même être un enrichissement puisqu'il pousse à créer de nouveaux mots. Aujourd'hui l'anglais s'immisce partout et l'hébreu n'y échappe pas. Ce qui est beaucoup plus grave à mon sens est l'importation de tournures de phrases étrangères. L'hébreu a sa logique et son génie et il y a lieu de respecter sa structure et de ne pas transposer mot à mot des phrases anglaises ou françaises. Je pourrais donner mille exemples pour dénigrer ce phénomène d'appauvrissement qui se manifeste malheureusement assez fréquemment souvent à l'insu des locuteurs. La langue a droit au respect, et il faut apprendre à la manier correctement. Ce n'est pas évident et cela vaut aussi bien pour les Israéliens que pour les nouveaux immigrants. Rares sont, hélas, les gens qui parlent « bien », mais c'est alors un plaisir de les écouter… ou de les traduire !
Aux 17e et 18e siècles, la connaissance de l'hébreu, du grec et du latin, faisait partie du bagage intellectuel de l'honnête homme. L'hébreu, qui subsistait alors comme langue liturgique, était également étudié dans les séminaires car il permettait aux futurs prêtres d'accéder aux Écritures. À la fin du 19e siècle, Ludovic Zamenhof, l'inventeur de l'espéranto, avait appris les trois langues dites mortes. De nos jours, seul le latin conserve une certaine place dans l'enseignement des humanités (en dehors d’Israël). Pensez-vous que la résurrection de l'hébreu et, surtout, son illustration par de brillantes plumes, puissent relancer l' intérêt pour l'hébreu, langue de culture ?
Je ne saurais dire si le nombre d'« honnêtes hommes » était aux 17e et 18e siècles plus élevé qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est qu'il existe aujourd'hui, dans le monde et notamment en France de nombreux cadres, universitaires ou autres, et des facilités, grâce notamment aux nouvelles technologies, pour apprendre l'hébreu. Et, outre les Juifs, ceux qui s'initient à cette langue ne sont pas uniquement des séminaristes. Le fait que des auteurs hébraïques soient traduits dans diverses langues prouve au moins que leurs traducteurs possèdent parfaitement cette langue. J'ai moi-même enseigné l'hébreu pendant une dizaine d'années à l'Ecole des étudiants étrangers de l'Université Hébraïque de Jérusalem et les étudiants, dont une partie seulement projetait de faire des études en Israël et de s'y installer, venaient de tous les coins du monde et leurs motivations pouvaient être fort différentes.
L'hébreu, comme j'ai essayé de le montrer dans mon livre [1], est une langue particulière, ancienne moderne, passionnante, tant du point de vue de son histoire, de son étymologie et de ses associations sémantiques que de son génie propre et si je peux contribuer à sa diffusion, j'en serais très heureuse.
[1] L'Hébreu parlé aux Français - Un chef-d'œuvre de pédagogie de l'hébreu, éditions Lichma
Des termes bibliques aux expressions de la vie quotidienne, une plongée intelligente dans une langue vivante.
Au commencement Fabienne Bergmann, traductrice interprète français-hébreu, a régalé les lecteurs du Jerusalem Post avec ses chroniques sur la langue hébraïque : ses 100 articles, qui traitent de sujets diversifiés dans un style très vivant, sont devenus un livre !
Si vous pensez que la langue d'Eliezer Ben Yehouda, « c'est du chinois », cet ouvrage vous est destiné. Il vous fait découvrir intelligemment la richesse de l'hébreu, ainsi que la beauté de la culture juive et israélienne. Même si vous êtes encore peu familiers avec l'alef-bet, sa substantifique moelle vous est accessible, parce que l'auteure a pris soin d'écrire l'hébreu sous formes ponctuée – pour éviter tout doute sur la prononciation – de traduire le vocabulaire en français et de transcrire tous les termes en caractères latins.
Cependant le public visé par Fabienne Bergmann ne se cantonne pas aux débutants, loin de là. En effet, le contenu de son livre est d'une richesse exceptionnelle, explorant tour à tour la linguistique, le corps humain ou le calendrier. L'ouvrage explique la source d'expressions utilisées couramment. Par exemple, ben kessé leassor, qui désigne les dix jours redoutables entre Roch Hachana et Yom Kippour : kessé vient de la racine kaf samekh hé signifiant recouvrir, et fait allusion à la nouvelle lune, quand l'astre est couvert et à peine visible ; et assor indique le dixième jour.
Autre point notable : comme l'indique le titre L'Hébreu parle aux Français, l'accent est mis sur l'intellectuel. Des termes français sont adoptés en Israël, et prennent même la marque du pluriel hébraïque : par exemple, des nouveaux riches deviennent des nouveaux richim ! Dans le sens inverse, nombre d'hébraïsmes issus de la Bible ont fait leur chemin dans la langue française (jubilé, jérémiades…). Evidemment, ces ponts linguistiques facilitent l'apprentissage de l'hébreu qui possède une structure mathématique et logique. Mais il faudra déployer des efforts pour acquérir du vocabulaire, sachant que dans certains domaines, un mot possède plusieurs équivalents à employer à bon escient : si on cueille tous les fruits en français, il existe en hébreu des verbes différents selon que l'on récolte des olives, des dattes ou des figues ; de la même manière, en français on « met » un manteau, des chaussures, des chaussettes, une cravate, une ceinture, alors que l'hébreu possède un terme spécifique destiné à chaque effet vestimentaire.
L'ouvrage livre de jolies surprises : il est actuellement souvent question de genre, et l'on sait que « le français a du mal à féminiser certains termes et a besoin de plusieurs mots pour désigner une femme chauffeur, une femme officier ou une femme PDG ». En Israël, chaque métier au masculin a son pendant féminin, selon une décision de l'Académie de la langue hébraïque : la langue, au moins, n'est pas sexiste.
Le caractère savant n'est jamais pesant, car l'ouvrage est rédigé dans un style fluide teinté de traits d'humour qui rend la lecture très agréable.
Le découpage en articles de seulement deux pages permet à chacun de picorer (même dans le désordre) avec délice ces perles d'hébreu. Un conseil : il ne faut pas dévorer trop vite cet ouvrage, il se savoure lentement. En refermant la dernière page, on se dit qu'on aurait aimé découvrir d'autres chapitres sous la plume de l'auteure : elle remplit à merveille son rôle de passeuse entre la langue de Molière et celle de Ben Yehouda, d'ailleurs le mot ivri (hébreu) signifie passeur ! Comme le dit Eve Hakimi en introduction, « Fabienne Bergmann est sans doute le professeur que beaucoup auraient aimé avoir ! »
N.P.
Merci pour cette interview très évocatrice et qui donne envie de connaître l'hébreu.
Rédigé par : Elsa Wack | 30/07/2018 à 01:48
très interessant!!
Rédigé par : joao batista da silva | 30/07/2018 à 07:21