L’insidieuse invasion — Observations sur l’anglicisation,
Michel Rondeau
Edition : Somme toute (le 26 mars 2018)
RECENSION
Grant Hamilton, traducteur agréé et président-fondateur d’Anglocom, Inc., cabinet de traduction de Québec, est membre du conseil d'administration du Musée de Charlevoix, de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes du Québec et du Prix international du Duc d'Édimbourg. Conférencier et formateur en demande, il organise régulièrement des séminaires de traduction et compte plus de 4 200 abonnés à son fil Twitter sur les questions de langue. Son livre, Les trucs d'anglais qu'on a oublié de vous enseigner, a paru en 2012 aux éditions L'instant même.
J’étais sûr d’aimer le livre de M. Rondeau, moi qui suis si passionné par la langue, qui peste contre les anglicismes inutiles au Québec et qui me demande toujours, avant de voter, quel parti va le mieux défendre le français… J’avais hâte d’explorer avec lui ses réflexions sur tant de questions.
Par exemple, pourquoi les Québécois se formalisent-ils tant des shopping, parking, start-up, business plan et autres tournures hexagonales tout en accueillant si facilement en leur sein tant de mots arrivés directement de l’américain ? Où tire-t-on la ligne et pourquoi le fait-on à cet endroit ?
Et cette sacrée Montréal, chassé-croisé linguistique s’il en est un. Pourquoi les Montréalais changent-ils si souvent de langue ? Comment se fait-il qu’on puisse entendre parler un français impeccable chez ses voisins de table au resto pour se rendre compte quelques minutes plus tard que ce même monde parle maintenant anglais ?
Et puis, les différences socioéconomiques. Est-ce grave si le mécanicien parle de clutch plutôt que d’embrayage ? Et quand le propriétaire de Porsche dont il répare la voiture dit embrayage, est-ce bien pour parler ou pour affirmer son statut social ?
Et que dire de la syntaxe ? Que pense l’auteur de ces phrases entièrement composées de mots français de bon aloi, mais dont la structure trahit un cerveau qui raisonne en anglais ? Je songe entre autres à la sortie moqueuse du député Pascal Bérubé en réaction à la marginalisation du français à Montréal, mais dont la formulation à l’anglaise rendait ironique son intervention : tout va bien avec la place du français à Montréal, a déploré monsieur le député sur son fil Twitter.
De manière plus large, qu’est-ce qui fait qu’on adopte un anglicisme au Québec ? Pour combler un vide linguistique ? Pour faire bonne figure ? Par mépris du français ? La situation s’aggrave-t-elle ? Arrive-t-il au contraire que certains anglicismes finissent par disparaître ? Et pourquoi les anglicismes du Québec sont-ils différents des anglicismes entendus en France ?
La table était donc mise pour une belle discussion sur l’influence de l’anglais au Québec. Mais le repas m’a laissé sur ma faim.
La source principale de ma déception est la forme même du livre. L’auteur nous propose un « tour du jardin » des anglicismes sous forme de textes suivis, qu’il dit préférer aux « entrées de lexique de facture télégraphique », le tout regroupé par thèmes. S’enchaînent alors quelque 150 pages de commentaires énumérant les interminables anglicismes des Québécois. Malgré la prose, on a l’impression de lire un dictionnaire.
Le lecteur y trouve tout de même son compte, surtout celui qui cherche à se familiariser avec le français du Québec, ou celui qui n’a jamais vraiment réfléchi aux anglicismes. Il fera des découvertes s’il a le courage de tenir bon. Mais l’aura-t-il ?
Tout au long du livre, j’ai eu la malheureuse impression d’avoir affaire à quelqu’un qui quitte peu l’île de Montréal. Certes, les anglicismes dont M. Rondeau fait part s’entendent d’un bout à l’autre du Québec, mais je remets en question la fréquence du phénomène, et donc sa gravité.
Car, voilà, j’habite Québec, ville située loin de la frontière et de l’anglophonie. On y parle français. Les gens ne passent pas du français à l’anglais et vice versa au gré des sujets, pour étaler leur savoir, ou pour faire bonne mine, ou pour Dieu sait quelle autre raison. Certaines personnes ne comprennent que le français, imaginez-vous donc.
En toute franchise, je serais étonné d’y entendre, de la part d’un aspirant propriétaire de maison, qu’il regarde pour une maison, comme M. Rondeau nous le raconte. Ou encore quelqu’un dire All set ? ou All aboard ! pour savoir si on est prêt à partir. No money, no candy ? Pas entendu. Over my dead body ? Non plus. Si quelque chose est en location à Québec, on le loue; rien à voir avec les équipes de cinéma. Je me demande même si la connaissance de l’anglais y est suffisante pour faire de tels emprunts. (Cela dit, mes fréquentations sont peut-être trop élitistes pour que je croise ces expressions, je n’en sais rien.) Mais à mon avis, aucun des exemples cités ne constitue une menace pour le français du Québec.
Et pourquoi alors se plaindre que les anglophones (à tout le moins ceux qui s’aventurent à parler français) disent à tout événement au lieu de de toute façon ? Les francophones le disent-ils ?
Il est vrai qu’à Montréal on parle un français anglicisé. Mais il est aussi vrai qu’on y parle un anglais gallicisé. On y parle surtout deux langues (et parfois plus), et les deux peuvent s’entremêler, ou une idée peut se formuler dans l’une plutôt que l’autre, ou on peut se tromper de langue. Mais rien pour faire oublier le génie du français.
M. Rondeau aborde aussi la question du français, langue des affaires. Voilà un sujet que je connais bien, car dans ma vie professionnelle, j’encadre une équipe de quinze traducteurs anglophones qui traduisent chaque année des centaines de milliers de mots écrits par des Québécois dans le cadre de leur travail.
Je suis bien placé pour savoir que le mot corporation n’est pas en train de supplanter société ou entreprise. On le retrouve à l’occasion sous la plume d’avocats ou de traducteurs mal avisés, mais pas spontanément dans les écrits d’entreprise. Même le mot compagnie, si proche de company, semble en perte de vitesse. Le vrai glissement de sens, c’est l’adjectif corporatif qui occupe partout le haut du pavé.
Je peux aussi confirmer l’absence totale des mots issue et concern dans les textes qu’on nous propose. Les entreprises québécoises disent faire face à des enjeux, des questions, des problèmes et des défis, elles ont des préoccupations et des soucis et elles mènent des dossiers et parfois des chantiers. Si issue et concern se rencontrent en agence à Montréal comme le déplore M. Rondeau, c’est sans doute à l’oral et sûrement par paresse ou épuisement mental.
Quant à arriver even ou break even, voilà le genre d’anglicisme que les Québécois reprochent aux Français. J’imagine mal ces termes saisir l’imaginaire populaire de ce côté-ci de l’Atlantique. Idem pour ligne de produit, tellement rare que je m’arrache les cheveux à rappeler aux traducteurs anglophones l’existence de product line.
J’ai aussi tiqué devant une bonne valeur, calque de good value qui évincerait rapport qualité-prix. Franchement, cette construction ne se rencontre pas dans les textes promotionnels qu’on nous confie à traduire… et nous en recevons de la part de plus de soixante agences de pub chaque année. Je soupçonne M. Rondeau de faire trop peu de cas de l’influence pernicieuse de la traduction française. Ces bonnes valeurs proviennent sûrement d’un texte d’abord rédigé en anglais et ensuite confié à un traducteur sans formation ou sans expérience. Le vrai scandale, ce n’est pas ce bonne valeur inséré malencontreusement dans le texte, mais le fait qu’on demande à n’importe qui de traduire plutôt que de s’adresser à un professionnel.
Mes doléances ne s’arrêtent pas là. J’ai trouvé agaçante l’inexactitude de certains commentaires concernant l’anglais. Par exemple, le mot cottage : au Québec, celui-ci signifie une maison unifamiliale de deux étages et il a été emprunté aux Anglo-Montréalais ainsi qu’aux Américains de la Nouvelle-Angleterre, pour qui il a exactement le même sens. Il s’agit d’un régionalisme anglais, emprunté au Québec où il est devenu un anglicisme régional. De plus, maison unifamiliale se dit single-family home en anglais, pas one family house, comme le livre le prétend.
Je me pose de sérieuses questions aussi sur les prétentions de M. Rondeau concernant la taxe de bienvenue, qu’il dit inspirée de welcome tax. Eh bien, qu’il me démontre qu’on dise welcome tax en anglais; je ne connais pas d’instance gouvernementale qui se serve de ce terme. Quant à divan-lit, s’il entendait « high de bed » quand il était petit, c’est que les gens répétaient ce qu’on dit en anglais : hide-a-bed, non pas hide-bed. À ce même propos, chesterfield est en fait l’un des très rares canadianismes : nous nous en servions abondamment chez nous, à Toronto, dans les années soixante et soixante-dix, mais ce terme est en perte de vitesse partout au Canada, y compris au Québec.
Autre imprécision : impossible en anglais de répondre tout simplement I appreciate. Il s’agit d’un verbe transitif qui exige un complément, d’où : I appreciate it, I appreciate that, etc. J’apprécie est peut-être emprunté à l’anglais, mais sa forme intransitive est une pure invention française.
Se peut-il que M. Rondeau se trompe aussi quand il nous informe que se lever du mauvais pied est un calque de l’expression anglaise to get on the wrong foot (86 occurrences dans Google) ? Je dirais plutôt to get up on the wrong side of the bed (127 000 occurrences). J’ai un doute aussi par rapport à make yourself a man comme inspiration de fais un homme de toi; je dirais spontanément be a man ou, à la limite, make a man of yourself. Même les exemples d’onomatopées posent problème : on ne dit pas beding bedang en anglais, mais plutôt bing bang, et c’est sûrement yuck auquel M. Rondeau pense comme remplacement de beurk, et non pas yark.
De plus, devant la multitude d’anglicismes québécois que l’auteur énumère si soigneusement, il devrait, je crois, « se garder une petite gêne » et ne pas critiquer l’emploi français de people et de peopolisation. Ne se pourrait-il pas que ces mots soient tout simplement inspirés du nom de la revue People qui relate la vie des gens riches et célèbres ?
Tout compte fait, j’ai adoré le sujet du livre, j’ai apprécié les multiples exemples donnés tout au long du livre, mais j’ai trouvé le tout trop alarmiste et trop anecdotique. Il y a lieu d’avoir de très longues et sérieuses discussions sur l’influence de l’anglais au Québec, mais le livre de référence sur ce sujet reste à écrire.
Grant Hamilton
D'autres articles de Grant Hamilton parus sur ce blog :
À tout seigneur, tout honneur...
Le sacrilège d’un Anglo-Québécois
Contre la pensée unique – analyse de livre
The Fall of Language in the Age of English - analyse de livre
J'étais enchantée, l'autre jour, d'entendre à la télévision canadienne un quidam parle de "chiffrier" Excel. C'est la première fois que j'entendais ce joli terme. Et puis l'accent et la mélodie du parler québécois reste un plaisir unique !
Rédigé par : Magdalena | 12/07/2019 à 06:34