Ce mois-ci, notre invitée est canadienne. Jonathan G. a mené l'interview qui suit en anglais par Skype et de Los Angeles. Il l'a publiée des Îles Pender (entre la ville de Vancouver et la grande île éponyme, au Canada). Jean L. a assuré la traduction de l’entretien.
Susan Vo a obtenu un baccalauréat en histoire et une maîtrise en interprétation de conférence à l'Université d'Ottawa. Elle a passé un an à l'Institut libre Marie Haps de Bruxelles (Belgique), dans le cadre du programme Erasmus. Par la suite, elle a suivi une formation post-secondaire à l'Institut des Études internationales de Monterey*, en Californie. Après avoir acquis de l'expérience en travaillant comme interprète français > anglais pour le gouvernement fédéral canadien et l'Organisation des Nations Unies, elle est actuellement établie comme indépendante et assure des services d'interprétation, de multilinguisme et d'organisation de conférences.
* rebaptisé depuis Middlebury Institute
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Le Mot juste : À l'âge d'un mois, avec vos parents, vous avez fui le Vietnam déchiré par la guerre, dans un bateau de pêche voguant vers Singapour. De là, votre famille s'est rendue à Calgary (Canada) où elle a pu se reconstruire. Avez-vous conscience qu'une partie de vous-même est restée en Asie ?
Ce que je savais du Vietnam s'est d'abord limité à ce qu'on m'en avait dit, à la langue que je parlais et à la culture dans laquelle je baignais dans un contexte strictement familial et tout en grandissant au Canada. Si bien que la découverte de ce qui demeurait en moi d'asiatique ne s'est confirmée qu'à l'occasion de mes premiers voyages là-bas, dans la vingtaine. Ce qui m'a frappée dans cette région du monde et qui n'a cessé de m'impressionner au fil des ans, c'est sa richesse. Il y a là-bas une richesse culturelle et historique qui oscille entre le torturé et le sublime, et aussi une énergie qui anime toute la région, doublée d'un désir des gens d'aller de l'avant et d'épouser l'avenir. C'est une dichotomie qui m'habite : bâtir à partir de ce qui est inné en nous, tout en enjambant la somme de nos expériences, à mesure que nous nous ouvrons à de nouvelles connaissances et que nous appréhendons l'inconnu. Aussi, ne dirais-je pas qu'une partie de moi-même soit restée là-bas, mais plutôt que le pays représente, occupe, un espace important de mon coeur. À un niveau beaucoup plus terre à terre, je crois que j'aime la cuisine vietnamienne – l'italienne la talonne d'un cheveu – et que j'adore vivre dans un climat tropical chaud. Cela, j'en suis sûre !
Le Mot juste : Tout en vivant au Canada, vous avez essayé de conserver une certaine connaissance du vietnamien (Tiếng Việt), surtout en communiquant verbalement avec vos parents et amis. J'ai été surpris d'apprendre de vous que le vietnamien écrit (Quốc ngữ), pourtant une langue non khmère, ait été romanisé au XVIIe siècle, ce qui a facilité l'alphabétisation au cours de la période coloniale française.
La codification du vietnamien et sa romanisation, à partir de ce qu'avaient commencé à faire les missionnaires portugais au cours des siècles précédents, jointes à l'impulsion donnée pour en faire la langue écrite nationale, tout cela explique le succès de l'alphabétisation de masse, et c'est un héritage des Français. Cela atteste, en partie, me semble-t-il, de la résilience caractéristique du Vietnam. Une fois ce système d'écriture adopté, l'instruction publique s'est développée et l'enseignement et la communication devinrent plus commodes. En conséquence, vous avez davantage de gens plus compétents. C'est une règle fondamentale qui vaut dans n'importe quelle société. Mais, cela a également renforcé un véritable amour de la littérature et du savoir, ce qui est, à mon avis, une autre caractéristique nationale.
Le Mot juste : Pour en venir rapidement à l'actualité, l'influence française est-elle encore capable de résister à la domination de l'anglais comme première langue de communication ou comme langue internationale ?
Des restes de langue française subsistent en vietnamien. Il y a une bonne quantité de mots empruntés au français qui sont passés dans le vietnamien courant (búp bế, poupée, bê tông, béton), et des vestiges culturels se retrouvent aussi dans l'architecture et les traditions du pays. Toutefois, aujourd'hui, comme dans de nombreux pays, l'anglais est la première langue étrangère que les gens choisissent d'apprendre afin de communiquer de la manière la plus large qui soit.
Le Mot juste : Vous avez fait de votre goût des langues une profession. Quel événement vous a propulsé dans la carrière ?
Pendant mes années d'études d'histoire comme matière principale, j'ai eu un emploi de jeune huissière au Sénat du Canada où j'ai côtoyé des interprètes qui travaillaient en cabine. J'étais à la fois fascinée et déroutée par leur talent et l'aspect scénique de leur travail. L'année suivante, j'étais élève à l'Institut libre Marie Haps de Bruxelles.[1] J'y suivis un cours initiatique d'introduction à l'interprétation et découvris le frisson de l'interprète. Je pris conscience de la dextérité mentale exigée de l'interprète et de la capacité d'être intégralement fidèle au message à transmettre, deux perspectives aussi stimulantes que fascinantes. En fait, cette profession conjugue plusieurs amours – l'amour des langues, de l'histoire et de la culture – parce que l'interprète occupe un poste d'observation privilégié de la vie contemporaine. Dans une perspective globale, bien que passivement, nous sommes partie à des situations qui intéressent et façonnent l'histoire. Plus prosaïquement, lorsque nous interprétons pour quelqu'un et pour un public, il nous faut posséder une compréhension très profonde et véritable du lieu d'où ils viennent, de la façon dont ils utilisent leur vocabulaire, de ce à quoi ils veulent aboutir – et c'est là qu'interviennent l'anthropologie et même un peu la psychologie. Cela change sans cesse et l'interprète est toujours en apprentissage. J'obtins mon diplôme et retournai au Canada pour faire ma maîtrise en interprétation de conférence à l'Université d'Ottawa.
Le Mot juste : Pour obtenir votre accréditation, vous êtes allée interpréter au Parlement d'Ottawa, cette fois en qualité de membre du personnel de cette institution. Vous vous êtes alors trouvée dans l'œil du cyclone puisque l'économie mondiale, celle du Canada comprise, traversait une période tumultueuse en 2009. Pouvez-vous développer ?
Travailler au Parlement en début de carrière, et pour différentes commissions et comités couvrant tous les aspects de la politique a été pour moi un privilège. Ce fut à la fois l'instrument de formation et de constitution du bagage que tout interprète doit posséder : polyvalence, confiance en soi et soutien. J'étais encore toute débutante lorsque la crise financière sévissait déjà– en fait, celle-ci commença en 2007, avec la crise des prêts hypothécaires à risque et l'effondrement ou le quasi effondrement consécutif de nombreuses banques d'investissement. J'étais interprète spécialisée au Comité des Finances de la Chambre des Communes en 2009 et, à cette époque, les effets du bouleversement mondial exerçaient leurs ravages. Le comité entreprit une étude tendant à examiner la stabilité du système financier, convoquant à cette occasion un cortège de PDG, de gestionnaires de fonds et d'experts. Les auditions en deux langues étaient télévisées dans tout le pays, on en parlait dans les médias, tout cela dans un climat d'anxiété collective. Des situations comme celles-ci obligent les interprètes à donner le meilleur d'eux-mêmes. Et c'était bien mon sentiment. La profession d'interprète, elle aussi, était un peu mise en valeur – ce contexte était assez différent de celui de l'interprétation diplomatique ou des délibérations de l'Assemblée générale des Nations Unies. Dans ce cas, nous étions en présence de débats tendus, d'interventions nombreuses, d'une terminologie et de concepts financiers très techniques, de grands enjeux, d'hyper-egos et de tons acrimonieux. La consigne est alors de rester calme et de se préparer. Et de se préparer un peu plus encore.
Le Mot juste : En 2009, vous avez été admise en tant qu'interprète français > anglais des Nations Unies aux procès des Khmers rouges devant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). On vous précipita dans le grand fond où vous avez dû nager pendant plus de cinq ans. Hormis la situation peu commune de procès menés en vertu à la fois du droit local cambodgien et du droit international, le tribunal adopta trois langues officielles. Cela signifiait que les propos des accusés et des témoins et experts cambodgiens, qui s'exprimaient en khmer, étaient interprétés en anglais et en français, que ceux des experts et des avocats s'exprimant en anglais étaient interprétés en français et en khmer, et que ceux des experts et des avocats qui s'exprimaient en français étaient interprétés en anglais et en khmer. À certains moments, vous avez dû vous demander si vous ne vous trouviez pas dans la Tour de Babel. Vous était-il difficile de réagir en début de carrière face à ces langues qui affluaient de toutes parts ?
Non, c'était comme une seconde nature. Peut-être était-ce parce que j'avais toujours vécu et travaillé dans des milieux multilingues et multiculturels, mais je me sentais chez moi. La conjonction de toutes ces langues était certainement unique en son genre, en raison des différents tons, registres et attitudes caractéristiques de chacune d'entre elles. Imaginez qu'on y ait adjoint le russe comme autre langue officielle, ainsi qu'on l'a envisagé à un certain stade ! Au contraire, côtoyer cette diversité tenait à la fois de la merveille et du défi. La salle d'audience était pleine de personnalités marquantes de l'histoire cambodgienne, de parties civiles khmérophones qui avaient vécu des événements épouvantables, d'avocats anglais appartenant à la tradition du droit coutumier, connus pour s'exprimer de façon très improvisée, d'avocats français et francophones formés à l'école du Code civil, dont le verbe pouvait être fleuri, et d'avocats américains et néerlandais, connus pour leur approche stridente et directe, jetés pêle-mêle dans un système juridique accusatoire. À vous d'imaginer le contraste et le mélange de tous ces styles.
Le Mot juste : Ai-je raison de supposer qu'au cours d'un procès vous interprétez un large éventail de formes et de registres de la langue parlée – des propos passionnés de victimes à la langue légaliste des avocats et des juges ?
Assurément. Selon l'intervenant et la nature des débats, les interventions peuvent aller du témoignage très solennel ou poignant d'une victime aux échanges de vues longs et superficiels sur des questions de procédure, à une déclinaison monotone de numéros de documents, à des arguments-phares, introductifs ou conclusifs, dont l'élaboration a duré des mois et qui ont retenu l'attention des médias du pays et du monde entiers. Notre équipe a fourni des services d'interprétation dans six combinaisons linguistiques. Nous avions tous nos propres cabines, interprétant dans notre langue A, sauf pour certains de nos brillants collègues khmers qui, eux, interprétaient vers le français et l'anglais et à partir de ces deux langues. Les trois langues utilisées dans le prétoire se répartissaient de façon relativement égale. Mon premier mois de travail au CETC a coïncidé avec la fin du premier procès. À cette occasion, le défenseur de Douch, [2] un avocat aussi célèbre qu'éloquent, allait tirer le très attendu bouquet final du procès. Après des semaines passées à étudier la théorie et l'architecture de leurs arguments juridiques relatifs à l'affaire, je ne pouvais absolument pas m'attendre que François Roux insérât dans sa plaidoirie de clôture le poème de Khalil Gibran intitulé « Des enfants ». Aujourd'hui encore, je n'ai pas oublié les premiers vers et je me demande toujours pourquoi il a choisi de les citer. « Les enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même , ils viennent à travers de vous mais non de vous. Et, bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.» [3]
Le Mot juste : Nous avons parlé de jurilinguistique – du besoin d'un terme ou d'une expression que l'on puisse traduire dans une autre langue tout en transmettant le concept juridique qu'il exprime, notion qui peut être inconnue dans la langue d'arrivée. Pouvez-vous nous donner un ou deux exemples ?
Travailler au point de convergence de trois langues, de trois cultures et de trois traditions juridiques pose inévitablement des problèmes d'équivalences. En droit pénal international, il existe une doctrine dite de l'entreprise criminelle commune (ECC) ou Joint criminal entreprise (JCE), en anglais, mais il n'en va pas tout-à-fait de même en khmer. Il a donc fallu prendre l'avis de linguistes et de praticiens du droit cambodgiens pour trouver l'équivalent le plus proche. Ensuite, il y a la notion très bien connue d'intime conviction, expression tirée de la procédure pénale française et largement employée dans la culture populaire. Il s'agit de la liberté pour celui qui est chargé d'établir les faits de contourner les règles ordinaires de procédure et de se fonder sur une conviction profondément personnelle, compte tenu du poids des éléments de preuve présentés. Autant que je sache, il n'existe pas d'équivalent exact dans la jurisprudence anglo-américaine. Dès lors, en anglais, parler d'intimate conviction semblera assez maladroit, si bien que l'interprète souhaitera soit d'avoir le temps de paraphraser, soit de s'adresser à un public suffisamment au courant de ce concept juridique si typiquement français.
Le Mot juste : Il est admis que dans toutes les situations, les interprètes jouent un rôle clé en aidant à franchir la barrière linguistique. Je suppose que c'est particulièrement le cas lorsque l'on juge des auteurs de crimes. Pourriez-vous développer cette idée en l'appliquant aux procès des Khmers rouges ?
S'agissant des procès des Khmers rouges, ou de tout grand procès impliquant des atrocités massives comme celles qui se sont produites au Rwanda, en Sierra Leone ou dans l'ex-Yougoslavie, le rôle des interprètes est, d'abord et avant tout, d'assurer la traduction la plus complète et la plus exacte possible de ce qui se dit au cours des débats. Vous êtes là pour assurer un service égal et objectif à toutes les parties en présence. Ce qui est caractéristique, c'est qu'orateurs et auditeurs sont suspendus aux lèvres de l'interprète, attentifs à tout ce qui est dit ou non dit. En effet, c'est à partir de ces paroles que l'on formulera une série de questions, un contre-interrogatoire et, en fin de compte, la présentation et l'évaluation des preuves qui mèneront à une condamnation ou à un acquittement. Il n'y a guère de place - et même aucune - pour l'erreur. L'intégrité de votre prestation a des conséquences tangibles. Hermann Goering, l'un des accusés nazis du procès de Nuremberg, a eu cette phrase célèbre : « Bien sûr que je veux un avocat. Mais, il est même plus important encore que j'aie un bon interprète ».
Le Mot juste : Quels sont vos projets de carrière ?
Après avoir vécu et travaillé dans trois continents, ce fut merveilleux de retrouver Calgary où, en qualité d'indépendante, je travaille, voyage et fournis des services linguistiques et d'interprétation à des clients dans tout le pays et à l'étranger. La liberté et la facilité avec lesquelles je peux développer mes activités témoignent de la qualité de vie ici, du dynamisme des secteurs public et privé, ainsi que des merveilleux contacts que j'ai pu nouer au fil des années. L'interprétation demeure aussi pertinente que jamais. Je pense que notre profession est à l'aube de passionnantes mutations qui ne feront que renforcer sa pertinence. Les techniques contemporaines comme la diffusion à distance, la cloud connectivity [4] et l'intelligence artificielle bouleverseront le paysage actuel. Je veux sauvegarder le cœur de notre profession. Les gens seront toujours le plus à l'aise et efficaces lorsqu'ils pourront s'exprimer dans leur langue. J'explore les possibilités de ces nouvelles techniques, de même que les rôles nouveaux et différents au sein des institutions onusiennes et multilatérales où je sais comment m'y prendre pour que les échanges de ce type soient effectués et gérés aussi délicatement que possible.
Un bref aperçu en anglais du fondement et de la structure des CETC dont la narration est effectuée par Susan Vo |
[1] Institut libre Marie Haps, rue d'Arlon, 11 1050 Bruxelles (Belgique)
[2] Pseudonyme de Kang Kek Leu
[3] Extrait du recueil Le Prophète de Khalil Gibran.
[4] Accès à un espace externe de stockage des données.
Bonjour, quelle richesse d'expérience, et quelle personnalité attachante. Heureuse d'entendre tant de bonheur au sujet du métier d'interprète.J'ai été également interpellée par la dichotomie que vous mentionnez, ayant moi-même de doubles origines nationales et culturelles. Et je comprends mieux dorénavant ce qui m'a toujours attirée chez les Vietnamiens rencontrés au cours de mes pérégrinations, à savoir leur grande culture.
Rédigé par : Magdalena | 31/08/2018 à 01:44
Very interesting interview with a remarkable lady.
James Nolan
Rédigé par : James Nolan | 02/09/2018 à 10:58
James Nolan has served as Deputy Director of the Interpretation, Meetings and Publishing Division of the United Nations, Head of Linguistic and Conference Services of the International Tribunal for the Law of the Sea, Chief of the UN Verbatim Reporting Service, and UN Senior Interpreter.
He was our Linguist of the Month in May 2013 - see https://bit.ly/2owYhVC
Rédigé par : Jonathan Goldberg | 02/09/2018 à 11:02