L'histoire aurait-elle été autre sans certaines traductions erronées ?
Comme le nez de Cléopâtre, la traduction a-t-elle influé et influe-t-elle toujours sur le cours de l'histoire ? C'est ce que soutient, à l'aide d'exemples passés et contemporains, M. Mark Polizzotti dans un article paru dans le New York Times du 28 juin dernier.* L'auteur est éditeur et rédacteur en chef du Metropolitan Museum of Art. Il est également écrivain [1] et traducteur littéraire. On lui doit la traduction en anglais de nombreuses œuvres majeures des lettres françaises.
La traduction est la serveuse muette du festin linguistique. Souvent, il n'est question d'elle que lorsqu'elle butte sur le chariot de desserte. Parfois, les fautes sont relativement légères – le rendu maladroit de la prose d'un auteur, le genre de chose qu'un chroniqueur littéraire pourra charcuter d'une plume acide.
Mais l'histoire est jonchée de traductions erronées plus lourdes de conséquences – fruits d'erreurs, involontaires ou résultat d'une mauvaise compréhension. Pour un travail qui suppose souvent d'interminables heures de concentration sur des livres ou des écrans, la traduction peut se révéler étonnamment dangereuse.
Le fameux « Мы вас похороним! » (« Nous vous enterrerons »), lancé par Nikita Khrouchtchev en 1956, ouvrit l'une des phases les plus dangereuses de la Guerre froide, une paranoïa généralisée et la conviction que les deux côtés étaient sur le point de se détruire mutuellement. Mais, il s'avère que ce n'était pas ce qui s'est dit, tout au moins en russe. En fait, Khrouchtchev a déclaré : « Nous vous survivrons » - vantardise quelque peu prématurée, mais non pas cette déclaration de guerre que la plupart des Américains ont entendue, de par la faute de son interprète.
La réponse de Kantaro Suzuki, premier ministre du Japon, à l'ultimatum [2] des Alliés de juillet 1945 – quelques jours avant Hiroshima – a été présentée à Harry Truman comme étant un « mépris silencieux » [3] (mokusatsu), alors qu'il s'agissait en réalité d'un « pas d'observations, il nous faut plus de temps » . Le Japon n'en eut aucun.
Les événements du 11 septembre et tout ce qui suivit, auraient bien pu être évités si les messages en langue arabe, interceptés par les services de renseignement américains le 10 septembre, avaient été traités avant le 12 – moins un problème de mauvaise interprétation que de manque de personnel, mais une carence de traduction quand même.
Ce sont des exemples récents, mais d'autres remontent à l'Antiquité. La Bible, le livre le plus traduit de tous les temps, dit-on, a suscité non seulement le plus long des débats sur la traduction, et notamment sur l'éternel conflit entre fidélité et félicité, mais aussi quelques malentendus notoires.
Lorsque Jérôme, le saint patron des traducteurs, traduisit la Bible en latin [4], il y inséra un calembour à l'origine d'un des plus puissants symboles de l'iconographie chrétienne, en faisant de l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal (malus), l'arbre à pommes (malum). Il est vrai qu'à l'époque de Jérôme, malum pouvait désigner toutes sortes de fruits : au plafond de la chapelle Sixtine peint par Michelange, la créature serpentiforme s'enroule autour d'un figuier. Mais, au XVIe siècle, dans des toiles célèbres, Albrecht Dürrer et Lucas Cranach Aîné, dans le sillage de Jérôme, ont représenté Adam et Ève à côté de ce qui ne peut être que des pommes. Et, lorsqu'au siècle suivant, John Milton décrivit le vif désir d'Ève... de goûter ces belles pommes, il contribua à concrétiser l'image de la rutilante Malus pumila que nous connaissons de nos jours.
Bien sûr, la « mauvaise traduction » est souvent une appréciation subjective, et ses conséquences peuvent aller du spéculatif au tragique. Une traduction en moyen anglais du Nouveau Testament, par l'érudit du XVIe siècle William Tyndale, valut à celui-ci d'être éxécuté par le clergé pour hérésie et, peu après, l'imprimeur et humaniste français Étienne Dolet [5] fut étranglé et brûlé sur le bûcher pour une traduction de Platon également jugée hérétique.
William Tyndale | Étienne Dolet |
Plus récemment, la Revue des Forces armées américaines a rapporté en 2011 que les interprètes en Irak « risquaient dix fois plus de mourir au combat que les forces américaines ou internationales déployées sur le terrain ». Qui sait si, s'autorisant une nouvelle fois du vieux jeu de mots italien « traduttore, traditore », les militaires pour lesquels ils interprétaient, tout comme les ennemis auxquels ils s'adressaient n'avaient pas entièrement confiance dans ce qu'ils relataient. L'un des cas les plus célèbres de mort liée à la traduction est le meurtre, en 1991, d'Hiroshi Igarashi, le traducteur japonais des « Versets sataniques » de Salman Rushdie. Drame d'autant plus déplorable qu'il est imputable, tout au moins en partie, à une faute de traduction que la victime n'avait pas commise.
L'expression « versets sataniques » a été forgée par des orientalistes britanniques du XIXe siècle pour désigner un ou plusieurs versets retranchés du Coran que le prophète aurait, dit-on, répudiés car d'inspiration satanique. Toutefois, ce n'est pas ainsi que les musulmans désignent ces versets, Aussi, lorsque le traducteur arabe du roman de M. Rushdie en traduisit le titre littéralement, il donna à penser, par inadvertance, que le Coran lui-même avait été dicté par Satan. L'impression de blasphème, nullement voulue par l'auteur, déclencha un tollé international : M. Rushdie fut obligé de se cacher, M. Igarashi fut poignardé, et M. Ettore Capriolo, le traducteur de la version italienne, fit l'objet d'une tentative de meurtre.
Ces derniers temps, les dangers de la traduction ont connu un regain d'activité. Comment transmettre la forme libre des propos de Donald Trump à un public international ? L'emploi capricieux par le président de son idiome natal, sa syntaxe hâchée et ses chapelets de sophismes sont déjà suffisamment éprouvants pour des anglophones, pour imaginer les difficultés qu'ils posent aux étrangers. Comment, exactement, traduisez-vous « braggadocious » ? [6]
La vitesse et la fréquence des tweets de M. Trump ont engendré une explosion de réactions tout aussi rapides et tout aussi virales, sans guère réfléchir à la façon dont elles pourraient être interprétées de par le monde. La nature incendiaire de bon nombre de ses déclarations à propos d'autres dirigeants politiques ne fait qu'exacerber le problème. Comme le suggère un article du Boston Globe, les pourparlers de M. Trump avec le Nord-Coréen Kim Jong-un, vu les « formes mercuriales de discours » des deux personnages est un champ de mines potentiel de mauvaise communication catastrophique. On ne peut que trop facilement imaginer un autre drame du genre du « nous vous enterrerons » de Khrouchtchev ou du « mépris silencieux » de Suzuki, mais avec des résultats beaucoup plus cataclysmiques.
* Mark Polizzotti. Why Mistranslation Matters. Would history have been different if Krushchev had used a better interpreter? N.Y.T. 28/06/2018
Notes
[1] M. Polizzotti vient de publier Sympathy for the Traitor : a Translation Manifesto, MIT Press, avril 2018.
[2] À la conférence de Yalta (février 1945), le président F.D. Roosevelt avait obtenu de Joseph Staline qu'il déclare la guerre au Japon dans les 90 jours suivant la fin des hostilités sur le front occidental. Celles-ci cessèrent le 8 mai 1945, et l'URSS déclara la guerre au Japon le 9 août 1945, soit le jour du bombardement atomique de Nagasaki. Mais, avant de larguer la première bombe atomique sur Hiroshima, le 6 août 1945, les Alliés (Etats-Unis, Royaume-Uni et Chine), réunis à Potsdam, avaient adressé, le 26 juillet 1945, un solennel ultimatum au Japon. C'est de la réponse à cet ultimatum, telle qu'elle fut présentée au Président Harry Truman, qu'il est ici question.
[3] « Il n'est réplique si piquante que le mépris silencieux », Michel de Montaigne.
[4] Cette traduction de la Bible porte le nom de Vulgate (de vulgus : rendu accessible). Elle est l'œuvre de Jérôme de Sindon (le Saint Jérôme des chrétiens) qui, à la demande du pape Damase, la fit à Bethléem, entre 392 et 405, L'Ancien Testament fut traduit directement de l'original en hébreu, tandis que le Nouveau Testament le fut de sa version grecque.
[5] Étienne Dolet, écrivain, poète, imprimeur, philologue et humaniste français (1509-1546). Symbole de la libre pensée, un lycée parisien et une rue de Genève portent son nom.
[6] « vantardeux » ?
Jean Leclercq a traduit l'article et rédigé les notes qui l'accompagnent.
Un article important qui nous rappelle nos limites et parfois notre impuissance devant le cours de l'histoire. Et notre responsabilité.
Rédigé par : Elsa Wack | 18/09/2018 à 00:48
ça me rappelle certains proverbe japonais lol
Rédigé par : Ryojin | 22/06/2024 à 21:42