ENTRETIEN
L'intervieweuse, Trudy Obi |
L'invitée, Catriona Seth |
Trudy Obi détient un doctorat en littérature anglaise de l'Université de Californie à Berkeley. Sa thèse de doctorat portait sur la conception du travail intellectuel aux débuts de l'Europe moderne. Ses sujets de recherche comprennent la rhétorique et la pédagogie humanistes, la littérature française et la poésie néo-latine. Elle a été traductrice permanente du français vers l'anglais pour le compte d'un organisme non gouvernemental dans le cadre d'un projet de santé publique international, rédigeant des versions préliminaires de documents, puis les traduisant, afin de faciliter la communication entre le siège social situé aux États-Unis et le personnel sur le terrain, à Haïti et à Madagascar. Elle travaille dans une agence de traduction à Berkeley en Californie, en tant que gestionnaire de projet, traductrice et réviseure. Elle est également membre du conseil d'administration de l'organisme Northern California Translators Association (NCTA), où elle est responsable de la publication.
Catriona Seth est titulaire de la chaire de littérature française Maréchal Foch à l'université Oxford. Ses travaux sont axés sur la mise en valeur des voix qui ont été traditionnellement exclues du canon de la littérature française du 18e siècle. Ses principaux sujets de recherche comprennent l'histoire des idées, les humanités médicales et les récits autobiographiques. Une bibliographie sélective de la professeure Seth est publiée à la fin de cet entretien.
L'entretien qui suit a été traduit de l'anglais par notre contributrice douée et fidèle, Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). https://traduction.desim.ca
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T.O. Quand avez-vous décidé de faire des études universitaires sur la langue française et comment en êtes-vous arrivée là?
C.S. J'ai commencé par l'étude du droit, que j'ai trouvé extrêmement ennuyeux; je n'ai pas persévéré suffisamment pour que ça devienne stimulant. J'ai toujours aimé la littérature, alors j'ai changé de programme pour étudier le français et l'espagnol. J'ai obtenu un bourse d'études, qui était de passer un an dans n'importe quel pays francophone de mon choix; j'ai donc décidé de m'inscrire en maîtrise à la Sorbonne. Je n'avais pas l'intention à ce moment-là de devenir une universitaire de carrière, mais quelques années plus tard, après être devenue traductrice-interprète et consultante en gestion, j'ai demandé à mon superviseur « Pour devenir une universitaire, que dois-je faire? » Bref, j'ai terminé ma thèse et ensuite préparé l'agrégation, l'examen obligatoire pour devenir enseignant en France. J'ai enseigné quelques années au niveau secondaire en France, puis j'ai eu des postes en enseignement universitaire à Rouen et Nancy. Je me suis installée à Oxford il y a près de trois ans.
T.O. Comment s'est fait le passage de l'enseignement universitaire en France à l'enseignement universitaire à Oxford? Les universités en Angleterre et en France sont-elles très différentes?
C.S. Les universités françaises fonctionnent selon un principe de proximité et les étudiants s'inscrivent à l'université qui est la plus près du domicile familial. Au Royaume-Uni, la plupart des étudiants quittent leur famille pour aller à l'université, ce qui signifie que pendant le trimestre, les étudiants britanniques sont presque toujours là et il y a une véritable vie étudiante sur le campus. C'est bien moins le cas en France. Les universités du Royaume-Uni choisissent leurs étudiants. C'est très peu le cas en France. La plupart des universitaires français suivent un parcours identique, contrairement à ce qui se fait au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Je crois que la diversité des parcours du système britannique est un énorme atout; c'est fascinant d'avoir des collègues aux expériences et approches variées. De plus, Oxford a un avantage particulier par rapport à bien d'autres universités puisque l'enseignement du premier cycle se fonde largement sur le tutorat : les étudiants ont des cours seuls avec leur tuteur ou avec un autre étudiant et le tuteur et peuvent grandement personnaliser leurs programmes. Ainsi, non seulement ils acquièrent des bases très solides, mais ils apprennent aussi les fondements de la recherche.
T.O. Vos plus récents travaux portent sur Germaine de Staël, née Necker, une femme de lettres suisse-française du 18e siècle. Comment est-elle devenue votre sujet d'étude?
C.S. Je me suis toujours intéressée à la période de la littérature française qui précède et qui suit la Révolution française. C'est une période souvent négligée de l'histoire littéraire. Puisque l'histoire de la littérature française se fait par siècle, les personnes qui chevauchent deux siècles, comme Mme de Staël ou Évariste Parny, qui était mon sujet de thèse de doctorat, sont des cas complexes et souvent négligées par les chercheurs.
Deux ans après mon épreuve de l'agrégation, son roman Corinne faisait partie du corpus des textes retenus pour le 19e siècle. Je l'ai lu et ce fut une révélation. C'est un livre passionnant et ambitieux, plein d'idées intéressantes.
T.O. Selon vous, qu'est-ce qui est le plus digne d'intérêt chez Mme de Staël?
C.S. Elle est très humaine; elle était à la fois très forte, tout en ayant des faiblesses. Et elle sait qu'on peut être très fort parce que précisément on reconnaît ses faiblesses, parce qu'on est préparé à les affronter. Et c'est ce qui explique qu'elle est un exemple pour tant de gens.
Bon nombre de ses contemporains la méprisaient parce qu'ils jugeaient que c'était indécent pour elle d'écrire sur la politique, que son mode de vie était trop libre parce qu'elle avait ouvertement des amants. Mais, je crois qu'elle s'efforce sincèrement, à sa manière, de rendre le monde meilleur, grâce à son écriture, à ses réflexions sur ce que serait une société idéale. Elle croit que les gens devraient être libres, mais elle croit aussi qu'on doit accepter de renoncer à des libertés pour le bien commun. Alors, elle vit dans cette tension perpétuelle et elle a une manière extraordinaire de réfléchir sur cette notion philosophique de ce qu'est la liberté et de ce que nous pouvons faire, et de repousser les limites.
T.O. Pouvez-vous nous parler de quelques-uns de ses écrits politiques?
C.S. Un des textes que je trouve fascinant est Réflexions sur le procès de la Reine, publié en août 1793. Marie-Antoinette est en prison, son sort est incertain. Ce que Mme de Staël dit, c'est « Je ne crois pas qu'elle devrait être traduite devant le tribunal et laissez-moi vous dire pourquoi ». Il s'agit d'un texte court, mais au souffle puissant, qui s'adresse à deux publics. Aux révolutionnaires, elle dit : « Si vous la condamnez à mort, vous en ferez une martyre ». Elle dit également aux femmes : « Marie-Antoinette est la femme du Roi; elle n'a aucun pouvoir politique. C'est une épouse et une mère comme vous et moi, une mère séparée de ses enfants, une épouse dont le mari a été enlevé et guillotiné. Nous devons faire preuve de compassion. »
Et c'est quelque chose de vital pour elle; elle croit qu'il y a une place pour la compassion, la générosité, les sentiments. Et elle le fait à une époque où les gens réfléchissent à des moyens rationnels d'aborder la chose politique. Mme de Staël pense que la raison prime sur tout, mais que cette raison doit être pleine de générosité, une raison nourrie et soutenue par des sentiments généreux.
T.O. Vous avez écrit que pour Mme de Staël, « le roman a un potentiel politique actif ». [1] Comment ses romans participent-ils à la chose politique?
C.S. Prenons l'exemple de Corinne, son deuxième roman : de prime abord, c'est une simple histoire d'amour, d'un amour condamné d'avance. Mais, Corinne se déroule en Italie, laquelle à l'époque est divisée en de multiples petits états. Le personnage de Corinne montre que l'Italie, en raison de sa littérature et de son histoire, a un passé commun : l'Italie n'est pas tant un ensemble de petits états fractionnés qu'une entité ayant une destinée commune. Corinne a été lu par les Italiens de la génération qui a accouché de la théorie du Risorgimento, l'unification de l'Italie.
Delphine, son premier roman, se déroule pendant la Révolution française et traite de toutes sortes de questions, comme la promulgation de lois permettant le divorce. Le contenu politique est traité indirectement au moyen de la correspondance de personnes qui ne parlent pas nécessairement de ce qui se passe à l'Assemblée nationale.
T.O. Elle écrit Delphine après qu'elle réalise que la Révolution ne libérera pas les femmes.
C.S. Oui, et cela remonte à l'époque de son pamphlet à propos de Marie-Antoinette. Elle met les femmes en garde : « Si Marie-Antoinette est mise à mort, donc, tout ce que les femmes peuvent représenter dans la société est aussi mis de côté ». C'est exactement ce qui s'est passé : la Révolution accouche d'une vision virile de la république, vision que Napoléon est trop heureux de poursuivre : une société dans laquelle on permet aux femmes de rester à la maison et d'avoir de nombreux enfants, et c'est à peu près tout.
Mme de Staël est extrêmement déçue par cette tournure. Plus tard, elle écrira que les années qui précèdent et suivent le début de la Révolution ont été la meilleure période pour être jeune. Elle était en plein centre de l'action : son père a été ministre sous l'ancien régime et pendant la Révolution son amant Narbonne a été brièvement ministre. Elle a participé à toutes les discussions politiques en coulisse. C'était une époque passionnante : l'avenir s'annonçait plein de possibilités extraordinaires de réformes; un monde nouveau semble surgir et Mme de Staël est l'une des personnes privilégiées qui assistent à sa naissance.
T.O. Elle a été désillusionnée par la Révolution. Que pensait-elle de Napoléon?
C.S. Comme beaucoup de gens de sa génération, elle a d'abord cru que Bonaparte pouvait offrir une solution. Puis, elle a découvert qu'il représente tout ce qu'elle ne peut pas supporter. Il est tout le contraire de ce qu'elle espérait. Il veut normaliser les choses, il veut instaurer une Europe standardisée, où tous parleraient les mêmes langues et utiliseraient les mêmes devises. Mme de Staël se passionne pour la différence, la diversité. Pour elle, si vous êtes différent, cela signifie que vous allez lui apprendre quelque chose; la différence doit être encensée et encouragée. Alors, elle condamne la vision de Napoléon, qu'elle frappe d'anathème.
Certains de ses contemporains ont dit qu'ils voulaient tous deux conquérir l'Europe, mais qu'ils l’ont fait de manière différente : Napoléon avec son sabre et son armée, Mme de Staël avec ses idées et ses livres.
T.O. Son ouvrage De l’Allemagne semble vouloir faire contrepoids à l'idée de ce que doit être l'Europe selon Napoléon.
C.S.: Je ne crois pas que Mme de Staël voulait écrire un livre anti-Napoléon. Elle l'a envoyé à l'imprimeur en 1810 et le chef de la police a détruit les épreuves. Son excuse était « Ce livre n’est pas français », mais je ne crois pas que Mme de Staël était contre la France. Elle prend le parti de la France, mais elle est aussi très consciente de choses qui se produisent en Allemagne, notamment en philosophie et en littérature, et qui ne se produisent pas en France. Elle croit que si la France accepte des idées venant d'ailleurs, elle n'en sera que mieux.
Et puisque Napoléon en fait son ennemi, je crois qu'elle est devenue un aimant pour les opposants de Napoléon, ou pour ceux qui voulaient réfléchir à des moyens différents de gouverner un pays ou qui imaginaient d'autres valeurs morales à défendre. Napoléon n'avait pas vraiment besoin de la traiter de cette façon parce qu'elle n'avait aucun pouvoir, aucune armée. Mais, d'un autre côté, elle avait un pouvoir absolu, parce qu'aucune armée ne peut empêcher la circulation des idées.
T.O. Vous êtes actuellement co-commissaire d'un projet intitulé Dreaming Romantic Europe, lequel a obtenu une bourse du Conseil de recherche en arts et en sciences humaines du Royaume-Uni. Quels sont vos plans pour ce projet?
C.S. Je travaille avec Nicola Watson de l'Open University et nous étudions le Romantisme sous l'angle d'un mouvement européen, non d'un phénomène national. Nous demandons à des gens de choisir un objet – la notion d'objet étant la plus élargie le plus possible – lequel illustre selon eux le Romantisme européen, et nous mettons ces objets dans un musée virtuel, accessible en ligne.[ii]Nous sollicitons des universitaires dans de nombreux domaines et pays et nous espérons illustrer la diversité du Romantisme européen.
Nous avons organisé une conférence à Chawton House pour examiner l'héritage de Mme de Staël et de Jane Austen, lesquelles sont décédées à trois jours d'intervalle. Nous voulions examiner comment le canon littéraire façonne nos perspectives, étant donné le grand contraste entre le destin d'une écrivaine qui était célèbre dans le monde entier et qui est maintenant largement inconnue, et celui d'une femme discrète, qui vivait « en province » en Angleterre, et qui est devenue une figure majeure de la littérature mondiale.
T.O. Pouvez-vous nous en dire plus à propos de ces destins opposés?
C.S. Lorsque Mme de Staël décède le 14 juillet 1817, elle était la femme la plus célèbre d'Europe, ses livres étaient beaucoup lus et elle était à la fois admirée pour ses talents et son esprit et méprisée par certains en raison de ce qui était perçu comme étant un comportement inapproprié, y compris son franc-parler en matière de politique. Jane Austen, qui décède quatre jours plus tard, était totalement inconnue. Les romans qui ont été publiés de son vivant étaient anonymes. Elle a vécu une vie discrète dans la campagne anglaise. Le contraste des destins de ces deux femmes est remarquable : celui de Mme de Staël a souffert en partie en raison des mœurs de l'époque victorienne, qui jugeait cette dernière comme étant une femme indigne. Pour Jane Austen, ce fut le contraire, ses proches ayant mis de l'avant le fait qu'elle était une femme modèle et que ses écrits étaient des histoires sentimentales inoffensives. Au cours des dernières années, sa réputation a grandement bénéficié de quelques excellentes adaptations de ses romans au cinéma. Cependant, le fonctionnement du canon littéraire illustre à quel point il est difficile pour les femmes d'être acceptées en tant qu'intellectuelles engagées.
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[1] Catriona Seth, préface des Œuvres de Germaine de Staël, édition de Catriona Seth (Paris, Gallimard, 2017), xxvii.
[2] RÊVE : The Virtual Exhibition, accessible en ligne
[3] Chawton est un charmant petit village situé non loin de Winchester, dans le Hampshire. C’est là que Jane Austen vécut les huit dernières années de sa vie.
Bibliographie selective :
Staël, Œuvres (édition de Catriona Seth), Paris, Gallimard, Pléiade, 2017.
« Jane Austen and Germaine de Staël: a tale of two authors », The Conversation, 17 juillet 2017,
« Enlightenment Women’s Voices », A History of Modern French Literature, sous la direction de C. Prendergast, Princeton, 2017, p. 330-350.
Évariste Parny (1753-1814). Créole, révolutionnaire, académicien, Paris : Hermann, 2014.
La Fabrique de l’intime. Mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Laffont, Bouquins, 2013.
Marie-Antoinette. Anthologie et dictionnaire, Paris, Laffont, Bouquins, 2006.
Lectures supplémentaires :
Germaine de Staël, femme de lettres passionnée, est morte le 14 juillet 1817.
Le 200ème anniversaire de la mort de Jane Austen
Dos mujeres, dos vidas a cara y cruz - 200 años sin Madame de Staël y Jane Austen
Notre linguiste du mois d'octobre : Nana Mouskouri
Une interview passionnante à maints égards! Le pouvoir des armes (Napoléon) contre celui de la plume (Mme de Staël). Les dates si proches des décès de Jane Austen et Mme de Staël.le plaisir d’enseigner à Oxford. Et, en effet, une différence énorme entre le système universitaire français (des amphis pouvant rassembler jusqu’à six cents étudiants !!) et les « tutorials » anglais (j’en ai assuré moi-même à Queen Mary College à Londres.)
Rédigé par : jean-paul | 03/10/2018 à 02:58