La recension qui suit a été rédigée par Joëlle Vuille, notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Madame Vuille a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie, et elle est actuellement chargée de recherche à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
Moonwalking with Einstein,
The Art and Science of Remembering Everything
by Joshua Foer, Penguin Books, 2011.
S’ouvrant sur les prouesses du poète Simonide de Céos, inventeur de la mnémotechnique au 5e s. av. J.-C., cet ouvrage rend compte de l’année que l’auteur a passée à s’entraîner pour participer au U.S. Memory Championship, une compétition durant laquelle les participants doivent mémoriser le plus vite possible des séquences de centaines de visages et de noms, de mots, de chiffres, ou encore de cartes à jouer.
En plus d’évoquer des cas documentés de personnes ayant développé une mémoire exceptionnelle (souvent, semble-t-il, à la suite d’accidents ou de maladies) et de personnes ayant complètement perdu la leur, l’auteur replace la mémoire dans son contexte biologique, historique et social d’une façon assez captivante. Et il partage avec le lecteur certaines techniques de mémorisation qu’il a lui-même utilisées pour améliorer sa mémoire.
L’une des techniques les plus fascinantes est une méthode appelée « palais de la mémoire » (memory palace), ou, plus formellement, méthode des loci ou méthode des lieux (nous l’explicitons plus bas). Elle est pratiquée depuis l’Antiquité et produit des résultats spectaculaires. Je le sais car, en lisant le livre, je m’y suis essayée. Même si plus de deux semaines se sont écoulées depuis l’exercice et si je n’y ai plus du tout pensé depuis lors, je vois encore parfaitement une jarre d’ail en saumure devant la porte du garage de la maison de mon enfance et Claudia Schiffer se prélasser dans une baignoire remplie de fromage blanc juste devant l’entrée. Si j’entre dans les toilettes qui se situent juste à gauche de la porte, je vois un saumon fumé tourner paisiblement dans le lavabo, et six bouteilles de vin blanc se disputer de leurs voix cristallines quant à leurs qualités respectives (Gewürztraminer, Riesling, Sauvignon blanc, Chardonnay, etc.). Au-dessus des escaliers qui descendent du hall vers la cuisine, un fantôme blanc flotte au-dessus de ma tête avec des chaussettes multicolores aux pieds. Et à la cuisine, un homme assis au bord de l’évier ajuste son tuba avant de plonger joyeusement dans la vaisselle.
Explication : notre cerveau a évolué pour servir au mieux les intérêts des chasseurs-cueilleurs que nous étions il y a fort longtemps. Dans ce contexte, il était indispensable de se souvenir des endroits où trouver de la nourriture, des chemins qui nous ramèneraient jusque chez nous après une chasse, et des plantes qui étaient comestibles ou dangereuses. Notre mémoire n’avait nul besoin de se souvenir des dates d’événements historiques importants ou des dizaines de codes et mots de passe que la vie numérique requiert désormais que nous fixions dans notre esprit. Et notre cerveau n’est toujours pas fait pour cela aujourd’hui.
Pour améliorer sa mémoire, il faut donc tenir compte du fait que notre cerveau ne se souvient pas avec la même facilité de tous les éléments de l’environnement : les images s’impriment beaucoup plus facilement dans l’esprit que les mots ou les chiffres, et notre cerveau est très bon pour mémoriser les espaces. Pour se souvenir facilement de quelque chose, il faut donc transformer un concept abstrait en une image qui résistera beaucoup mieux à l’oubli. Plus précisément, il faut transformer les idées en des images si colorées, excitantes et absurdes qu’il sera impossible de les oublier, et placer ces images dans un espace connu dans lequel il suffira de se déplacer mentalement pour voir ces images apparaître l’une après l’autre. Il est important de rendre ces images le plus vivantes possible, en y associant également les autres sens. C’est ainsi que si je dois me souvenir des mots « saumon fumé », je dois mettre l’animal en mouvement, sentir son odeur, imaginer sa peau un peu gluante, et le voir faire ses tours de nage dans le lavabo comme un athlète ferait ses tours de stade lorsqu’il s’échauffe avant une compétition. Pour le fromage blanc, je dois le voir dans un contexte si ridicule que je ne l’oublierai plus : une baignoire remplie de fromage blanc dans laquelle s’ébroue Claudia Schiffer avec son immense tignasse blonde et un accent allemand à couper au couteau lorsqu’elle parle français. Et ainsi de suite pour les autres mots de la liste. (Les mots que je tentais de mémoriser dans l’exercice étaient : pickled garlic, cottage cheese, peat-smoked salmon, three pairs of socks, six bottles of white wine, snorkl).
Si mémoriser des listes de mots abstraits n’a pas d’utilité pratique directe, cette technique (et d’autres aussi présentées dans le livre) permet de se souvenir de choses à faire, de faits historiques, de poèmes, de noms de personnes, de numéros de téléphone, ou des points à aborder lors d’un exposé oral. (Mais, comme le note l’auteur, cela ne l’empêche pas d’oublier où il a parqué sa voiture).
La mémorisation est une tâche qui est décriée depuis quelques décennies comme étant absurde : on se plaît à répéter qu’il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine (et si vous ne vous souvenez pas de l’auteur de cette citation, il s’agit de Michel de Montaigne). Les baby-boomers se plaignent encore aujourd’hui d’avoir dû apprendre par cœur les noms de tous les cours d’eau de Suisse ou de tous les rois de France. Pourtant, l’auteur démontre de façon convaincante que la mémorisation est une entreprise fondamentalement humaniste, qu’elle est inhérente au concept de civilisation et que les sociétés actuelles s’appauvrissent en laissant les mémoires s’étioler sous prétexte que toute information est accessible en tout temps et en tout lieu, grâce à Google. Par ailleurs, ce dont nous nous souvenons, de nos vies et du monde qui nous entoure, fait de nous ce que nous sommes. Ce que nous ressentons et ce que nous pensons, notre désir de nous connecter aux autres et comment nous choisissons de le faire, les décisions petites et grandes que nous prenons dans la vie de tous les jours, tout dépend de notre mémoire.
Mais, de façon encore plus fondamentale, l’aventure dans laquelle s’est embarqué l’auteur pendant cette année de mémorisation montre que le cerveau humain a des capacités phénoménales ; si on y consacre une attention délibérée à chaque instant, que l’on est motivé et que l’on a du temps à y consacrer, on peut tout apprendre. En résumé, c’est un très beau livre qui donnera probablement au lecteur le désir d’en savoir plus [1] et, pourquoi pas, de se prêter lui aussi au jeu de la mémoire.
Joshua Foer est un journaliste américain indépendant nourrissant un intérêt particulier pour les questions scientifiques. (Attention, spoiler ! – ne lisez pas la suite si vous ne souhaitez pas connaître la fin du livre !) En 2006, il a remporté le championnat américain de la mémoire. À cette occasion, il a également établi un nouveau record américain en mémorisant l’ordre d’apparition de 52 cartes en 1 min. 40 sec.
[1] A peine terminé cet ouvrage, j’ai moi-même commandé « Mind Map Mastery » de Tony Buzan, London : Watkins Publishing, 2018 (Joshua Foer évoque longuement Tony Buzan dans son ouvrage).
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