Selon Le Monde du 5 septembre 2018 : « Le New York Times publie une tribune explosive. C’est un double coup de poignard porté à la Maison Blanche.
D’abord, parce qu’il vient de l’intérieur – un membre de haut rang de l’administration du président. Ensuite, parce qu’il est porté anonymement …».
Le quotidien [américain] souligne d’emblée le caractère exceptionnel de ce texte, soulignant la « rareté » d’une publication anonyme dans ses pages. Mais justifie ce choix radical par « la mise en perspective importante qu’il peut apporter à [ses] lecteurs».
Sans entrer dans l’aspect politique de cette affaire, notons que cette tribune anonyme a suscité une vague de spéculations sur l'identité de son auteur. Plusieurs commentateurs ont pointé du doigt le vice-président Pence, à cause de l’utilisation du mot "lodestar" [1] dans la tribune, un mot rarement employé dans le langage courant mais qui revient souvent dans la bouche de Pence.
La recherche de l'auteur d'un texte anonyme ou signé sous un pseudonyme nous plonge dans le domaine de la linguistique forensique [2] et la paternité textuelle.
Nous avons trouvé deux sources réputées qui ont analysé la tribune anonyme du 5 septembre :
La rubrique de Johnson dans le journal britannique The Economist rejette l'importance du mot "lodestar" dans ce contexte et ajoute :
« Les experts en linguistiques forensiques ne se basent pas sur des mots tels que “lodestar” pour attribuer un texte à un auteur; en effet, les évènements rares sont peu utiles pour faire des prédictions. De petits mots qui réapparaissent souvent dans un texte sont beaucoup plus révélateurs dans ce contexte. On peut remarquer que l’auteur d’un crime était roux et particulièrement grand. Mais de nombreuses personnes correspondent à cette description. Les crêtes formant vos empreintes digitales – ordinaires, mais formant une constellation qui vous est unique – constituent une méthode d’identification beaucoup plus sûre.
« Les écrits ne sont pas exactement comme des empreintes digitales; on en produit bien plus que dix dans une vie et le style d’écriture de quelqu’un peut varier au fil du temps pour différentes raisons – y compris pour essayer de dissimuler la paternité du texte. Mais dans les deux cas, ce sont des caractéristiques relativement triviales qui, prises ensemble, constituent un indice quant à l’identité de la personne qui en est la source. »
Notre deuxième source est le Dr. John Olsson, avocat et professeur émérite de l'Université de Bangor (pays de Galles), grand spécialiste de la linguistique forensique et auteur de Word Crime: Solving Crime Through Forensic Linguistics (Continuum Publishing) et Forensic Linguistics (Bloomsbury Academic) (disponible aussi en version audio). Le Professeur Olsson était notre linguiste du mois en août 2014.
Dans le clip vidéo (en français) suivant (5:33 minutes), le Professeur Olsson explique en termes généraux le concept de « La Paternité Textuelle ».
Dans un clip audio vidéo (en anglais) (5:29 minutes), Olsson analyse la tribune anonyme parue dans le New York Times et conclut que personne à la Maison Blanche n'a rédigé la tribune : « Tout bien considéré, je suis d’avis que cette tribune est une arnaque. Soit certaines personnes au New York Times sont au courant, soit ce vénérable journal s’est fait avoir. L’administration et l’opposition devraient complètement ignorer ce texte. C’est une plaisanterie de mauvais goût qui n’a aucune crédibilité et mérite de tomber dans les oubliettes de l’Histoire.
Le New York Times, pour sa part, après avoir reçu 23 000 questions envoyées par ses lecteurs, a défendu sa décision de publier la tribune : "How the Anonymous Op-Ed Came to Be".
Terminons par une allusion à un article paru sur ce blog en 2013, intitulé "Votre façon d'écrire, votre empreinte linguistique, vous trahit...", dans lequel Jean Leclercq a poursuivi le thème du cryptage de l'auteur d'un texte publié sous un pseudonyme, dans ce cas le premier roman policier de J. K. Rowling, mieux connue pour ses livres de Harry Potter.
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[1] lodestar :
- Étoile polaire, étoile du Nord
- [fig.] guide, point de repère
[2] Le terme « linguistique forensique » est certes un anglicisme mais nous l'avons trouvé dans les textes canadiens et suisses – par exemple Science forensique – Dictionnaire de Criminologie en ligne. En revanche, notre correspondante Joëlle Vuille, docteure en criminologie, a employé le terme « linguistique judiciaire » dans sa recension du livre "An Introduction to Forensic Linguistics : Language in Evidence (Couthard & Johnson, Routledge, 2007).
Jonathan Goldberg, avec la precieuse aide de Joëlle Vuille.
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