ENTRETIEN
Notre intervieweur, J.T. Mahany est traducteur de littérature française et enseigne la rhétorique et l'écriture. En 2015, il a traduit Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, d'Antoine Volodine (Post Exoticism in Ten Lessons, Lesson Elven). Sa traduction de Bardo or not Bardo, de Volodine également, lui a valu le premier prix Albertine en 2017.
Notre interviewé, Michael A. Orthofer est né en Autriche, il vit aujourd'hui dans l’État du Massachusetts. Il est sans aucun doute le lecteur et critique littéraire le plus prodigieux et prolifique que l'on pourrait espérer rencontrer. Depuis 1999, il a publié sur son site, Complete Review, plus de 4.200 critiques de livres d'une centaine de pays différents et de 76 langues différentes – une moyenne de 200 livres par an. Le New York Times Book Review a qualifié son site « d'une des meilleures destinations littéraires du Web ». En 2016, Orthofer a consigné les critiques alors disponibles sur
son site dans un livre intitulé The Complete Review Guide to Contemporary World Fiction (Colombia University Press). Il a été juré pour le Best Translated Book Award et le Prix de Traduction des Forums Culturels Autrichiens, il est aujourd'hui membre du National Book Critics Circle.
Nous étions curieux de savoir comment il est possible de lire, d’absorber et d’analyser autant de romans dans autant de langues à un niveau aussi élevé. Nous espérons que l’entretien qui suit donnera une réponse au moins partielle à cette question.
L'entretien a été mené en anglais et traduit par la traductrice littéraire, Océane Bies, une de nos traductrices du mois d’avril 2017.
J.T.M : Combien de temps avez-vous vécu en Europe ? Et quand avez-vous déménagé aux États-Unis ?
M.A.O : Je suis arrivé aux États-Unis à l'âge de six ans ; j'ai fait quasiment toute ma scolarité là-bas, mais je retournais en Autriche tous les étés. Ces dernières décennies, j'étais principalement basé aux États-Unis mais j'ai aussi pas mal vécu en Europe et à l'étranger, par période d'un an à chaque fois.
J.T.M : Vous avez rédigé la critique d'un certain nombre de livres de langues étrangères non encore traduits en anglais. Y a-t-il une œuvre ou un auteur inconnu des anglophones que vous aimeriez particulièrement voir traduit en anglais
M.A.O : Trop pour les citer tous. Bien sûr, ce que j'aimerais vraiment voir traduit, ce sont tous ces livres que je n'ai pas encore lus (et ne peux bien souvent pas, car ils n'ont pas été traduits dans une langue que je peux lire...), ou ceux dont je n'ai même pas entendu parler... D'ordinaire, ceux qui m'apparaissent comme une évidence (parmi ceux que je connais) sont les gros ouvrages : les dix tomes de Kelidar, de Mahmoud Dowlatabadi (les deux premiers ont été traduits en allemand et je les ai lus, mais le reste...) ; les cinq tomes de Zastave de Miroslav Krleža ; davantage de livres de Hideo Furukawa (comme アラビアの夜の種族 ) et son adaptation du Dit du Genji ; les sept tomes de Het Bureau, de J.J. Voskuil ; Borges, les monumentales mémoires posthumes d'Adolfo Bioy Casares (mais la version originale de 2006, pas la version abrégée). Bien sûr, il existe autant de plus petits ouvrages tout aussi intéressants, sans parler de toute la littérature de langues, de cultures, de périodes trop peu traduite en anglais et de manière générale. Mais compte tenu de la faible proportion de traductions anglaises disponibles sur le marché, j'ai bien peur que ma liste soit sans fin.
J.T.M : En tant qu'aspirant polyglotte, je suis carrément bluffé par votre répertoire linguistique. Comment connaissez-vous autant de langues ?
M.A.O : J'ai bien peur qu'une grande partie de mes connaissances reste très (très) rudimentaire et approximative (je m'applique surtout à décoder l'écriture – c'est à dire à lire – plutôt que la communication), et je suis loin de faire le nécessaire pour progresser. Une base solide facilite grandement les choses : à l'école et pendant mes études – disons entre l'âge de quinze et vingt cinq ans –, j'ai suivi les cours d'introduction d'au moins six langues étrangères, et bien que je m'en sois tenu aux bases pour la plupart d'entre elles, il m'est resté suffisamment de notions pour les mettre à profit dans mon travail de recherche et d'écriture (à commencer par l'apprentissage des différents alphabets – cyrillique, devanagari, grec, kanji/hiragana/katakana). Rechercher des informations et des critiques sur Internet est un moyen très pratique d'acquérir un certain niveau d'assurance en se familiarisant avec des éléments de langage plus digestes que lorsqu'on s'attaque à un livre entier. (Google-translate étant également d'une grande aide pour les points plus épineux.)
J.T.M : Pour les livres écrits dans une langue que vous ne parlez pas et n'ayant pas de traduction anglaise, j'ai cru comprendre (d'après les sources de toutes vos critiques) que vous lisiez la version allemande. Cela affecte-t-il votre réception de l'ouvrage ?
M.A.O : Allemande et parfois française – tout dépend de ce que j'arrive à dénicher. Pour la lecture, je suis aussi à l'aise en allemand qu'en anglais, mais bien sûr le ressenti d'une traduction est souvent très différent de l'original – bien que dans la plupart des cas, pas tellement plus que de lire deux traductions anglaises différentes du même livre. En revanche je ne me sens pas aussi à l'aise en français, donc en fonction de l'auteur ou du livre, j'ai souvent le sentiment/la crainte de passer à côté de quelque chose (plus au niveau du style que du sens, mais quand même...)
J.T.M : Y a-t-il des traducteurs (vers l'anglais ou l'allemand) que vous admirez tout particulièrement ?
Il y en a plein – bien que question traductions à proprement parler, il s'agit souvent d'une appréciation au cas par cas : beaucoup de traducteurs traduisent une grande variété de textes et ne sont pas nécessairement aussi confortables disons avec de la fiction classique qu'avec du polar moderne. Comme c'est le cas avec des éditeurs bien spécifiques et des publications bien menées, pas mal de traducteurs sont de précieux guides pour m'aider à choisir quel livre ou quel auteur pourrait m'intéresser : s'ils ont accepté de consacrer du temps et de l'effort à la traduction de untel, alors c'est qu'il en vaut la peine. (Bien sûr, il faut faire preuve de prudence avec cette méthode, surtout pour la littérature populaire contemporaine : par exemple, les auteurs/titres que traduit Margaret Jull Costa méritent largement que l'on s'y intéresse... mais c'est sans compter ces livres de Paulo Coelho...) J'hésite à choisir, mais s'il y a bien un traducteur que j'admire, c'est John E. Woods, capable de maîtriser avec une grande habileté aussi bien Thomas Mann et Arno Schmidt qu'Alfred Döblin et Christoph Ransmayr, pour ne citer qu'eux.
J.T.M : Vous dites qu'une de vos ambitions serait de venir à bout de Zettels Traum, d'Arno Schmidt. Je partage la même ambition ; une copie de la version anglaise repose lourdement sur ma table basse depuis deux ans maintenant. Avez-vous avancé dans votre lecture ?
M.A.O : Avec ce livre-là, toute avancée semble relative. Dans l'idéal, j'aimerais consacrer plusieurs semaines à ne rien faire d'autre – je veux dire rien du tout, aucune distraction de quelque sorte que ce soit –, seulement (?) le lire, de la première à la dernière page. J'ai survolé la version originale, mais je suis très loin d'en avoir ne serait-ce qu'effleurer la portée. Et j'ai aussi la traduction de Woods à lire en parallèle...
J.T.M : Comment choisissez-vous les livres dont vous rédigez les critiques ? Avez-vous certains critères de sélection ? Est-ce une question de préférences personnelles ?
M.A.O : C'est avant tout une question de préférences personnelles, absolument – mais bien sûr, tout dépend des livres auxquels j'ai accès. Je fais beaucoup de critiques de publications récentes car les éditeurs ont la générosité de m'envoyer des exemplaires. Je les ai à portée de main et s'ils me paraissent intéressants, alors j'essaie de m'y atteler. J'ai aussi tendance à suivre des auteurs sur lesquels j'ai déjà travaillé. Et puis certains types de livres sont plus susceptibles d'attirer mon attention, ou c'est moi qui vais essayer de les dénicher – y compris les plus insolites, au sens le plus large du terme : les romans en vers, les traductions de langues rares, tout ce qui vient de l'Oulipo... L'accès reste le plus gros problème – beaucoup de livres dont j'aimerais faire la critique sont tout simplement difficiles à trouver –, tandis que la surabondance de choix est un autre obstacle de taille – j'ai beaucoup trop de piles de beaucoup trop de livres que j'aimerais éplucher mais ne peux pas (encore...?), faute de temps. Même le format compte : le traditionnel livre de poche grand public (plus petit) est de loin mon préféré, et plus susceptible d'être pioché dans ma pile que l'horrible format broché trop grand et trop souple ou l'encombrant exemplaire relié ; les livres numériques sont plus faciles à trouver mais quasi insupportables à lire. Mais je ne peux pas faire le difficile, le plus souvent il faut prendre les livres comme (et si...) ils se présentent. Et en fin de compte, c'est surtout le texte qui importe, mais oui, j'adore le bon petit livre de poche de Monsieur Tout-Le-Monde, et j'aimerais que tout existe dans ce format.
J.T.M : Quand vous rédigez une critique, lisez-vous d'abord ce qui a déjà été écrit ou préférez-vous travailler libre de toute influence ?
M.A.O : Je suis toujours à l'affût d'informations sur des livres qui pourraient m’intéresser, par conséquent je lis des critiques (de confrères américains ou étrangers) de titres dont j'ai entendu parler et je passe au crible toutes les pages Internet de critiques littéraires à la recherche de ceux qui m'ont échappés, ce qui peut m'aider à me décider pour tel ou tel livre. Quand j'ai trouvé un livre à lire et (très certainement) analyser, alors j'ai tendance à garder mes distances avec les autres critiques, attendant d'avoir terminé mon propre travail d'écriture pour les rassembler.
J.T.M : Avez-vous de nouveaux projets de publications pour votre rubrique « Complete Review Fiction » ?
M.A.O : Hélas, cette rubrique était l'une des plus ambitieuses du site à ses débuts – et j'adore toujours l'idée de l'alimenter –, mais comme pour la négligée « Quarterly », c'était tout simplement trop à gérer pour un seul homme. (J'ai également réalisé que de manière générale j'avais peu ou pas d'intérêt à assurer un véritable travail éditorial.) J'ai donc décidé qu'il était préférable de limiter le contenu du site aux critiques (le cœur du site) et à l'actualité littéraire (le « Literary Saloon »). Ça me plairait de reprendre un jour, mais mes projets actuels d'écriture sont bien distincts du site.
Lecture supplémentaire :
One Man’s Impossible Quest to Read—and Review—the World
The New Yorker, February 16, 2016
Une tâche colossale pour un seul homme, quel courage et quelle patience/passion!
Rédigé par : jean-paul | 30/11/2018 à 11:31