ENTRETIEN EXCLUSIF
Jean Leclercq - l'intervieweur | René Meertens - l'interviewé |
Jean et René ont tous deux travaillé comme traducteurs à l'Organisation mondiale de la santé, le premier à Genève et le second à Copenhague.
Jean Leclercq : À la différence de bon nombre des personnes que nous avons invitées à cette rubrique mensuelle, nos lectrices et nos lecteurs connaissent votre nom, car vous avez déjà signé de nombreuses chroniques terminologiques dans nos colonnes. Quelles études avez-vous faites et quel a été votre parcours professionnel ? Comment vous êtes-vous spécialisé dans la terminologie ? Racontez-nous.
René Meertens : Pendant mes études secondaires, j’ai eu la chance d’apprendre le latin et le grec. Chaque semaine, nous faisions une version latine et une version grecque. C’était une excellente préparation à une carrière de traducteur. Nous devions déchiffrer des textes difficiles et les rendre dans un français correct. J’ai ensuite obtenu une licence en journalisme et communication sociale. Elle ne sanctionnait pas une formation professionnelle, mais des études qui visaient à l’acquisition de la culture générale indispensable à tout journaliste … ou traducteur. J’ai appris les langues en plus, en autodidacte.
Un jour, j’ai participé à un concours de recrutement de traducteurs de l’ONU. J’y croyais tellement peu que, quelques mois plus tard, j’ai déménagé sans communiquer ma nouvelle adresse à l’ONU. L’épreuve orale se tenait à l’Unesco et une secrétaire de cette organisation a eu la présence d’esprit de me téléphoner chez mon employeur.
L’ONU m’a formé, ce dont je lui suis reconnaissant, mais j’ai quitté cette organisation après un peu plus de deux ans, pour accepter un poste à la Commission européenne.
Au bout d’une dizaine d’années, j’ai voulu avoir plus de temps libre, pour achever le Guide anglais-français de la traduction. C’est alors que le bureau régional de Copenhague de l’Organisation mondiale de la Santé m’a offert un poste de traducteur-réviseur assez particulier : je ne devais travailler qu’un trimestre sur deux. Quand ledit Guide a été terminé, en 1999, je me suis mis à alterner des périodes de travail pour l’OMS avec des contrats temporaires à l’ONU (New York, Genève, Vienne). Ce système m’enchantait, car il m’aurait été difficile de travailler pendant des décennies pour un seul et même employeur. Ainsi, tous les trois mois je changeais d’employeur et recommençais à travailler pour lui avec une motivation et un enthousiasme intacts.
Je me considère plus comme un lexicographe que comme un terminologue, mais il est évident qu’un lexicographe doit aussi s’occuper de terminologie. A cet effet, il lui est essentiel de se constituer une riche bibliothèque portant sur les domaines qui l’intéressent.
J.L : Je crois que cette distinction entre terminologue et lexicographe n'est pas évidente pour tout le monde. Certes, l'un et l'autre doivent aimer les mots, mais quelle est la fonction du terminologue et celle du lexicographe ?
R.M. : Le terminologue établit, à l’intention d’autres personnes, des traducteurs ou d’autres professionnels, des notices portant sur des termes relevant d’une discipline particulière, telle que la géologie ou l’informatique. Chaque notice comprend idéalement les éléments suivants : le mot ou l’expression vedette, la catégorie grammaticale, le sous-domaine, des informations concernant l’origine ou l’étymologie, la mention du registre (neutre ou familier, par exemple), une définition, de préférence avec mention de la source, une ou plusieurs traductions dans le cas des notices bilingues ou multilingues, des exemples d’emploi et parfois une ou plusieurs notes. Quant au lexicographe, il est l’auteur d’un dictionnaire, qui peut être général ou spécialisé. Dans ce dernier cas, son travail recouvre en partie celui du terminologue.
J.L. : Vous êtes l'auteur donc d'un Guide de la traduction [1] qui serait le seul ouvrage que j'emporterais dans une île déserte si j'avais à y traduire. C'est un merveilleux outil dont j'ai souvent regretté qu'il n'ait pas existé plus tôt. Est-ce votre expérience de la traduction dans les institutions internationales qui vous a donné l'idée d'un tel ouvrage ?
R.M. : Oui. J’ai commencé ma carrière de traducteur à l’ONU, qui publiait un très utile « Lexique général ». Cependant, je ne le trouvais pas assez général, car il était très centré sur l’ONU et se bornait à présenter quelques équivalences de termes difficiles à traduire. J’ai donc eu l’idée de rédiger un dictionnaire des difficultés de la traduction qui serait utile à tous les traducteurs de langue française. Comme je me rendais compte que la plupart des traducteurs traduisaient pour des entreprises, il m’a semblé indispensable d’inclure des locutions relevant des domaines économique, financier, juridique, informatique, etc.
J.L. : Comment un lexicographe s'y prend-il pour élaborer un tel dictionnaire ? Quelle méthodologie préside au choix des termes à traiter et des traductions possibles ?
R.M. : J’ai utilisé sans le savoir la méthode du corpus personnel, pour reprendre l’expression utilisée par le lexicographe Pierre-Henri Cousin lorsque nous avons eu un entretien avant la parution de l’ouvrage. Beaucoup de dictionnaires contemporains sont élaborés sur la base de corpus, c’est-à-dire d’immenses recueils de citations. Le problème est qu’une fois que vous avez étudié un lot de citations relatives à un mot déterminé, vous n’êtes pas censé revenir encore et encore sur ce mot. Si des équivalents vous ont échappé, tant pis.
Pour ma part, j’ai lu des dizaines de milliers de pages en anglais et, chaque fois qu’une traduction me venait à l’esprit, je la notais dans un cahier, et par la suite dans un fichier de traitement de texte. Je n’examinais jamais un terme une fois pour toute. Ce terme revenait sans cesse dans mes lectures et, en fonction du contexte, je pouvais compléter et affiner mes traductions. J’ai ainsi lu des biographies de présidents des Etats-Unis, les mémoires de Kissinger, des centaines d’autres livres et, bien entendu la presse anglo-saxonne. Parallèlement, je lisais Le Monde, Le Figaro et les principaux hebdomadaires français.
J.L. : L'Oxford English Dictionary a recours à la collaboration participative pour le choix des nouveaux termes. Je crois savoir que vous procédez également ainsi. ? Comment avez-vous constitué votre réseau de collaborateurs ?
R.M. : Environ un an avant la parution du Guide anglais-français de la traduction, j’ai demandé à des anglophones et des francophones qualifiés de relire le manuscrit. Des dizaines de personnes, pour la plupart des traducteurs, ont participé à cette relecture, ce qui m’a évidemment permis d’améliorer considérablement l’ouvrage. D’autres personnes se sont manifestées par la suite pour me présenter des suggestions, qu’il m’a souvent été possible de retenir. Cependant, la mise à jour du Guide repose essentiellement sur mes lectures en anglais et en français. Je suis très sélectif et ne retiens un ajout que lorsque je suis persuadé qu’il apporte une amélioration indiscutable de l’ouvrage.
J.L. : Au cours de votre carrière de traducteur dans diverses organisations internationales, avez-vous remarqué des différences significatives entre traducteurs provenant de divers horizons de la Francophonie ?
R.M. : J’ai eu la chance de côtoyer des traducteurs de nationalités très diverses. Parmi les francophones, les Français étaient les plus nombreux, suivis des Africains et des Belges. Peu de Canadiens et de Suisses, en revanche. En outre, j’ai croisé pas mal de collègues dont la langue maternelle semblait ne pas être le français, mais qui traduisaient dans un français irréprochable : Italiens, Néerlandais… et même une Russe et une Tchèque !
Les organisations internationales recrutent sur concours et ne retiennent que les candidats qui possèdent une excellente maîtrise du français standard. C’est en effet le français de France qui est la norme dans ces organisations. S’il n’en était pas ainsi et que l’on acceptait des variantes régionales de notre langue, il en résulterait une cacophonie peu souhaitable. Un jeune traducteur qui utiliserait à l’occasion une expression régionale serait vite recadré par le ou la collègue plus expérimenté qui réviserait sa traduction.
Des différences entre traducteurs existent bel et bien, mais elles sont purement individuelles : tel a recours à une grammaire rigoureuse et fuit tout ce qui peut ressembler à un anglicisme, telle autre fait preuve de plus d’imagination et utilise une langue plus moderne.
J.L. : Un traducteur de haut vol doit-il nécessairement travailler dans une organisation internationale ?
R.M. : Pas du tout ! Beaucoup d’excellents traducteurs travaillent dans le secteur privé ou en qualité d’indépendants. Tout le monde ne souhaite pas s’expatrier.
J.L. : Vous êtes désormais à la retraite, mais une vocation comme la vôtre ne connaît pas la limite d'âge. Quels projets nourrissez-vous ?
R.M. : J’ai l’intention de refondre complètement mon manuel de traduction, publié en 2011 (La pratique de la traduction d’anglais en français). Il avait été bien accueilli mais l’éditeur, négligent, n’a pas procédé à un nouveau tirage quand le premier a été épuisé, assez rapidement du reste. Depuis lors, de nombreuses idées nouvelles me sont venues à l’esprit et j’ai déjà commencé la révision de ce livre. J’en profite pour lancer un appel à des anglophones susceptibles de m’autoriser à utiliser, pour les exercices, des textes anglais sur lesquels ils détiennent les droits d’auteur.
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Contributions précédentes de René Meertens :
14/10/2018 |
Manship, suffixe anglais 22/07/2017 |
18/05/2017 |
Le 23 octobre – le 200ème anniversaire de Pierre Larousse 21/10/2017 |
Créancier de l’anglais, le français s’est payé en nature 9/10/2016 |
La grande aventure du mot « peradventure » racontée par lui-même 14/04/2016 |
01/09/2014 |
Critique de livre lexicographique 19/12/2011 |
Merci René et Jean pour cet excellent entretien ! J'ai l'impression de vous connaître mieux René, et en effet, quelle chance d'alterner les emplois ainsi chaque trimestre.
A bientôt pour la suite!
Jacquie
Rédigé par : Jacquie Bridonneau | 31/01/2019 à 02:20
A bientôt, Jacquie.
Rédigé par : René Meertens | 31/01/2019 à 07:53
J'ai recommandé à bon nombre de collègues le Guide anglais-français de la traduction. C'est un "must", un ouvrage incontournable. je lui souhaite longue vie et de nombreuses rééditions au fil des mises à jour.
Cher René, votre démarche est semblable à la mienne dans la constitution d'un lexique personnel anglais-français orienté vers la traduction littéraire au sens large.
Rédigé par : jean-paul | 01/02/2019 à 02:29
Bonjour Jean et Jonathan,
merci pour cette entrevue si intéressante. Ce guide est mon outil de référence par excellence et je félicite M. Meertens pour son travail colossal. Isabelle
Rédigé par : Isabelle Pouliot | 04/02/2019 à 06:43
18 avril 2020
Bonjour M. Meertens,
Je vous écris du Canada et j'aimerais savoir si vous avez terminé la révision de votre manuel de traduction publié en 2011 : La pratique de la traduction d’anglais en français? Est-ce que votre livre sera disponible bientôt?
Merci.
Rédigé par : Suzanne Lachapelle | 18/04/2020 à 13:11