Londres, Paris, même chienlit ?
Paris | Londres |
Ces trois termes anglais sont tous des synonymes de chaos (chaos), de disorder (désordres) et de turmoil (troubles). Tous pourraient aussi servir à qualifier l'état de la politique britannique consécutive à la crise du Brexit. [1] La situation n'est guère plus brillante de l'autre côté de la Manche. Toutefois, le chaos ne s'y produit pas au Parlement, mais dans la rue où les « gilets jaunes» tentent de rééditer ce qu'en 1968 le général de Gaulle avait appelé la chienlit !
Mais ces termes anglais ont des étymologies différentes. Dans un article intitulé : « Bedlam: retour à l'asile », paru en avril 2017, nous avions expliqué comment Bedlam dérivait d'un toponyme [2] – le surnom d'un hôpital psychiatrique de Londres qui eut une histoire longue et, à certains moments, tristement célèbre.
Shambles est un mot à la fois ancien et nouveau. Il est ancien parce que la plupart de ses sens sont apparus à la fin du XVIème siècle ; il est nouveau parce que les acceptions dans lesquelles on l'emploie couramment (et presque exclusivement) ne remontent qu'aux années 1920.
Si shambles signifie communément « une scène ou un état de grand désordre et de confusion », le terme désignait historiquement un abattoir. À l'origine, le mot (au singulier) signifiait tabouret et aussi table de changeur. Par la suite, il en vint à désigner également l'étal du boucher, ce qui conduisit, au début du 15ème siècle, à lui donner le sens, au pluriel, de « marché à la viande ».[3] Au 16ème siècle, une nouvelle extension de sens conduisit à lui attribuer la signification d'abattoir, laquelle mena à la forme figurative de shambles pour désigner un lieu d'horrible carnage ou de tuerie.
Quelques siècles passent et le terme est surtout utilisé au sens littéral d'abattoir et au sens figuré de lieu de carnage ou de tuerie que l'on relève dans les grandes œuvres de la littérature classique européenne. [4] Mais, au début du 20ème siècle, par une nouvelle extension de sens, le mot shambles a désigné « une scène ou un état de grande destruction », « une scène ou un état de grand désordre et de confusion » et « une grande confusion ; une chienlit .» Certains critiques protestèrent, mais en vain. Les nouveaux sens sont de loin les plus couramment usités. Le mot est souvent employé dans l'expression in shambles. C'est ainsi qu'est actuellement qualifiée la situation politique calamiteuse que connaît le Royaume-Uni.
(Source: Merriam-Webster)
Mayhem
L'anglais moyen mayme, mahaime, de l'anglo-français mahaim mutilation, mayhem, maheimer, mahaigner mutiler, probablement d'origine germanique ; apparenté au moyen haut-allemand meiden : castration, au vieux norrois meitha : blesser.
Juridiquement parlant, mayhem désigne l'affreux crime de mutilation volontaire défigurant autrui à jamais. Le verbe anglais to maim a la même origine. Le sens de défiguration est apparu en anglais au 15ème siècle. Par la suite, au 19ème siècle, le mot en est venu à désigner tout comportement violent. De nos jours, on peut utiliser le terme mayhem pour toute situation de chaos ou de désordres, comme dans « there was mayhem in the streets during the citywide blackout. »
Enfin, mous présentons un lexique des autres termes apparentés. Nos lecteurs pourront avoir l'impression que nous l'avons composé sous le coup de l'émotion suscitée par les récents événements survenus en France. Qu'ils se rassurent, nous l'avions établi en août 2011, sous le titre « À la une - des émeutes au Royaume Uni. » [5] La grande différence entre ce qui s'est passé à Londres en 2011 et ce que l'on a vu à Paris en 2018, c'est qu'à Londres, ce sont les policiers qui portent le gilet jaune !
Une question se pose : le chaos, les désordres et les troubles politiques qui se produisent actuellement en Grande-Bretagne sont-ils plus graves ou moins graves que ceux qui se sont produits dans les rues du pays en 2011 ?
------------
[1] Pour une passionnante analyse de ce qui a produit cet état de choses, voir : The Economist, 18 décembre 2018 (The Elite that Failed). https://econ.st/2QXdzUc
[2] Bedlam est aussi un exemple de métonymie, une figure de rhétorique par laquelle on exprime une chose ou un concept au moyen d'un terme qui lui est étroitement associé. Les mots métonyme et métonymie proviennent du grec μετωνῠμία, metōnymía, (changement de nom), de μετά, metá, (après, au-delà) et de -ωνυμία, -ōnymía, suffixe désignant une figure de rhétorique, de ὄνῠμα, ónyma ou ὄνομα, ónoma, (nom). Exemple de métonymie : boire un verre ; on ne boit pas le verre, mais son contenu.
[3] Wikipedia signale que The Shambles est une rue médièvale de la ville d'York (Angleterre), célèbre pour ses salaisons. Le jambon d'York est mondialement connu. La rue est mentionnée dès 1086 dans le Domesday Book (Livre du Jugement Dernier). Une partie des bâtiments présents aujourd'hui remonte au xive siècle. C'était à l'origine la rue des bouchers d'York. Cette ruelle a inspiré la Warner Bros pour créer les décors du chemin de traverse pour les films Harry Potter.
Au Moyen-Âge (et encore actuellement en Orient), les artisans, souvent organisés en corporations, se regroupent dans les mêmes rues. Les bouchers, les boulangers, les dinandiers, les tanneurs, les menuisiers et ébénistes, s'installent et travaillent dans la même rue. La collaboration l'emporte sur la concurrence et chacun y trouve son compte !
[4] Par exemple, dans l'Othello de Shakespeare (Acte IV, scène 2), la pauvre Desdémone dit à son époux : « J'espère que mon noble maître m'estime vertueuse. » Othello réplique rudement : « Oh ! oui, autant qu'à la boucherie (in the shambles), ces mouches d'été qui engendrent dans un bourdonnement. » Et, au chapitre 27 de Jane Eyre, le célèbre roman de Charlotte Brontë, Monsieur Rochester dit : « ...si l'homme possédant une seule petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par mégarde à la boucherie (at the shambles) et la tue, il ne se repentira pas plus devant la blessure sanglante que moi devant ce que j'ai fait. Me pardonnerez-vous jamais ? »
[5] En fait, ce débat aurait pu avoir sa place dans l'article que nous avons publié en septembre 2016, intitulé : « Sentiments xénophobes en Angleterre – 500 ans avant le Brexit ».
Brexit glossary. January 24, 2019
------------------
Jean Leclercq, Jonathan Goldberg
Glossaire
agitation |
agitation, troubles |
arson, incendiarism, torching, setting fire |
incendie volontaire ou criminel, torche |
anarchy |
anarchie |
assault |
attentat |
attack, onslaught |
attaque |
battery |
coups et blessures |
beating |
affrontements |
bedlam |
chahut |
brawl, fight, scuffle |
rixe, empoignade |
burglarizing, burglary |
cambriolage |
clashes, confrontations |
affrontements |
clubbing |
à coups de massue |
commotion, din, uproar |
fracas, tapage |
crimes |
crimes |
defacement |
défiguration |
disarray, disorder |
désordre(s) |
destruction |
déstruction |
disturbance, turmoil |
chambardement |
fighting |
combat, bagarre |
fire-bombs |
bombes incendiaires |
fires |
incendies |
hooligan, yob, thug |
vandale, voyou |
free-for-all |
pagaille, rixe, mêlée, bagarre |
injuries |
blessures |
lawlessness, disorder |
anarchie |
loot |
butin |
looting, pillaging, |
pillage, saccage |
marauding |
en maraude |
mayhem |
désordre, grabuge, baroufle |
mêlée |
mêlée, melee, bousculade |
mob |
foule, populace |
mugging |
agression |
pandemonium |
tohubohu, charivari |
plunder |
pillage |
pyromania |
pyromanie |
ravaging, sacking |
saccage |
ruination, wrecking |
ruine |
riots, rioting |
émeutes, bagarres |
robbery |
brigandage, braquage |
rowdiness, rumpus, racket |
chahut |
ruckus, scrap, spat |
grabuge |
shambles |
pagaille |
shooting |
fusillade, coups de feu |
smash and grab |
cambriolage |
smashing |
bris |
trash |
déchets, ordures |
unrest |
agitation, troubles, |
uproar, tumult |
tumulte |
vandalism |
vandalisme |
violence |
violence |
Peut-être le mot "chienlit" mériterait-il aussi une explication: si le dictionnaire (Robert) indique "masque de carnaval", "mascarade" (vieillis) et "désordre", l'homonymie avec l'expression "chie-en-lit" frappe les oreilles francophones. Ce terme-là évoque les excréments, la saleté, et paraît connoté plus vulgairement que les équivalents anglais.
Rédigé par : Elsa Wack | 09/01/2019 à 01:11
Selon Le Robert, le mot chienlit (entré dans la langue française en 1534) est « vieilli ou littéraire ». Deux raisons majeures pour inciter le général de Gaulle à s'en servir à propos des événements de mai 1968. Vieilli, flattait son goût viscéral de l'histoire, et littéraire convenait à son talent d'écrivain – bien qu'il ait un jour confié « ne pas avoir la plume facile » et raturer énormément ses manuscrits. Toujours est-il qu'en 1968 - je m'en souviens très bien - les journalistes et leurs lecteurs se sont rués sur leurs dictionnaires pour trouver la définition de ce vocable étrange. Le général était coutumier du fait. N'avait-il pas parlé d'un « quarteron » de généraux en retraite pour désigner les instigateurs du putsch d'Alger ? Quant à l'étymologie chie-en-lit, pour scatologique qu'elle fût, elle échappa au plus grand nombre. Là aussi, le général, militaire avant d'être politique, usait souvent (verbalement tout au moins) d'une langue assez fleurie, n'hésitant jamais à appeler un chat, un chat, si tant est qu'on puisse encore employer une telle expression à l'heure de l'antispécisme !
Rédigé par : Jean Leclercq | 10/01/2019 à 10:19