ENTRETIEN EXCLUSIF
Jean Leclercq - l'intervieweur | Grażyna Nenko - l'interviewée |
Enseignante et guide de la ville de Cracovie (Pologne), où cet entretien a éte mené, Grażyna a plus d'une corde à son arc. Cela tient au vif intérêt qu'elle a toujours manifesté pour l'histoire et les langues étrangères. C'est en qualité de linguiste qu'elle est, ce mois-ci, notre invitée.
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Jean Leclercq : Vous portez un bien beau prénom slave. Pourtant, vous semblez parfaitement à l'aise, en français comme en anglais. Comment est né chez vous cet intérêt pour les langues étrangères et comment êtes-vous parvenue à une telle maîtrise ? Racontez-nous votre parcours.
Grażyna Nenko ; C'est au lycée que j'ai eu le premier contact avec le français. Dans la section littéraire, c'était la seule langue étrangère à apprendre. L'enseignante était très exigeante et elle m'a incitée à participer aux compétitions de langue. Pour ce faire, il fallait apprendre beaucoup plus que le programme scolaire le prévoyait. J'ai commencé à lire en français, à apprendre par cœur des milliers de mots et faire des centaines d'exercices de grammaire. Je faisais des progrès rapides et, en terminale, je me suis trouvée parmi les trois élèves qui ont gagné le concours de langue. J'ai ainsi eu librement accès à la philologie romane. La langue anglaise était toujours présente dans ma vie. Ma grand-mère avait longtemps vécu en Angleterre, et c'est avec elle que j'ai commencé à apprendre l'anglais. Puis, j'ai eu plusieurs enseignants, mais toujours en leçons particulières, car je n'ai jamais appris l'anglais à l'école. Pour jauger mon niveau en anglais, je me suis présentée aux examens d'anglais organisés par l'Universite de Cambridge et je les ai réussis. Je m'intéresse aux langues, j'adore les comparer, chercher une certaine logique qui les réunit toutes. Puis, j'ai appris d'autres langues, juste pour pouvoir communiquer avec les gens, me sentir en sécurité en vivant à l'étranger. Les langues procurent du plaisir, mais, avant tout, elles facilitent beaucoup la vie.
J.L. : Vous avez une double activité. Vous enseignez le français et l'anglais dans une école, et vous faites visiter la ville de Cracovie à des touristes francophones et anglophones. Avez-vous une préférence pour l'une ou l'autre de ces deux activités ?
G. N.: Non, je n'ai pas de préférence. Le travail avec des étudiants et celui avec des touristes se complètent parfaitement. Dans les deux cas, il s'agit de pratiquer la langue, de se faire comprendre, de comprendre les autres et d'expliquer aux jeunes l'importance de parler français ou bien anglais. Parfois, je suis très fatiguée et j'ai du mal à trouver assez de temps pour moi, ma famille et mes amis. Mais d'un autre côté, je ne m'ennuie jamais.
J.L. : Les jeunes à qui vous enseignez sont-ils motivés ? Les quelque 13 millions de touristes qui sont venus à Cracovie en 2016 stimulent-ils leur intérêt pour les langues étrangères ?
G.N. : Cela dépend de la personne. Un grand problème dans toutes les écoles en Pologne (et pas seulement en Pologne), c'est l'affaiblissement de la volonté d'apprendre chez les jeunes. Ils ne sont pas capables de rester concentrés, de travailler dur, d'être créatifs, de faire plus que ce qu’on leur demande. En majorité, ils sont paresseux et peu motivés. Leur philosophie se fonde sur la conviction tristement fausse qu'ils ont encore tout le temps d'apprendre.
J.L. : Comme toutes les langues slaves, le polonais est une langue à forte structure syntaxique. Son apprentissage est difficile, les Polonais en conviennent. Cette difficulté est-elle un atout pour l'acquisition d'autres langues ? J'ai toujours été surpris par l'aptitude qu'ont les Polonais à apprendre des langues.
G.N. : Les nations slaves semblent douées pour les langues. Je ne crois pas que la structure complexe du polonais en soit la raison. Je dirais plutôt que la motivation de connaitre les langues étrangères vient du fait que le polonais n'est parlé qu'en Pologne et que, pour contacter le monde, il faut parler au moins l'anglais. Pour avoir un bon travail, bien gagner sa vie, faire carrière, il faut parler couramment l'anglais. La connaissance d'autres langues constitue un point de plus et donne la possibilité de se développer dans les entreprises étrangères et les multinationales. Pour les Polonais, c'est la plus forte motivation, d'autant plus que, depuis l'entrée dans l'Union Européenne, on a la chance de pouvoir travailler à l'étranger.
J.L. Jóseph Korzeniowski (alias Joseph Conrad) a appris l'anglais vers l'âge de vingt ans. Il n'en est pas moins devenu l'un des plus grands écrivains de langue anglaise. Ludovic Zamenhof, l'inventeur de l'espéranto, connaissait au moins six langues vivantes et trois langues mortes. Comment expliquer cette maîtrise d'autres idiomes que possèdent nombre de Polonais ? Serait-ce aussi une nécessité historique dans un pays plusieurs fois partagé entre ses puissants voisins ? Où est-ce une aptitude naturelle ?
Joseph Conrad | Ludovic Zamenhof |
G.N. : Les Polonais ne sont pas la seule nation douée pour les langues étrangères. Les nations arabes manifestent aussi une aptitude exceptionnelle à apprendre les langues. Je crois que c'est une question de capacités linguistiques qui sont plus grandes chez les uns que chez les autres. Bien que toujours renaissante, la Pologne a été plusieurs fois partagée entre ses puissants voisins. Pour survivre et résister, ses habitants ont souvent dû parler plusieurs langues. Certes, les raisons historiques comptent, mais n'expliquent pas tout. La facilite d'apprendre les langues semble pouvoir se renforcer par les voyages, le contact direct et fréquent avec les « locuteurs natifs » et le travail qui oblige à utiliser en permanence la langue locale.
J.L. : Aujourd'hui, l'anglais m'apparaît omniprésent en Pologne. Des cours d'anglais sont proposés un peu partout. Les jeunes semblent tous en posséder une connaissance élémentaire. Quelle place reste-t-il pour les autres langues ? Et notamment pour le français ?
G. N. L'anglais est sûrement la première langue étrangère pour les Polonais. On l'apprend déjà à l'école maternelle. Le marché du travail exige la maitrise de l'anglais au moins au niveau B2 (niveau intermédiaire supérieur). Les élèves de l'enseignement secondaire doivent apprendre une deuxième langue étrangère, et là ils ont le choix entre plusieurs possibilités. Le plus souvent, ils choisissent l'espagnol ou l'allemand. Depuis des années, le français n'est plus très populaire parmi les jeunes. Il est trop difficile à apprendre et assez mal propagé en Pologne. La France n'est pas la destination préférée des Polonais, donc les jeunes n'ont guère envie d'étudier le français.
J.L. Est-il facile à un élève de français de se tenir au courant des dernières nouveautés littéraires et culturelles de la francophonie ? À cet égard, l'Alliance françracovie joue-t-elle son rôle ?
G.N. J'oserais dire que les nouveautés concernant la civilisation et la culture françaises ne sont pas facilement accessibles en Pologne. Je dirais qu'elles sont réservées à un cercle très restreint de passionnés de la francophonie. Dans les grandes villes, il y a des instituts français, mais leurs activités ne semblent pas trop diversifiées. En outre, ils ne parviennent pas à atteindre le grand public. L'Alliance Française n'est pas suffisamment énergique dans ses efforts de promotion de la langue et de la civilisation françaises auprès des jeunes et de leurs professeurs. Moi, je n'en ai reçu aucune information depuis des années. En revanche, ce que j'apprécie bien, ce sont les films du nouveau cinéma français diffusés de temps en temps à Cracovie.
J.L : :« Dieu est trop haut et la France est trop loin » avaient coutume de dire les patriotes polonais. Vous êtes aussi historienne. Quels personnages pourriez-vous citer pour illustrer les liens entre l'histoire de France et celle de la Pologne ?
G.N. : Ces relations sont présentes au cours des siècles et se situent à différents niveaux : historiques, culturels, économiques, scientifiques. On ne peut pas non plus oublier plusieurs vagues d'immigration. Le premier Français qui nous a fait connaitre mieux la France était le roi Henri de Valois qui a été élu roi de Pologne à la mort du dernier souverain dynastique polonais, Zygmunt August, décédé sans successeur. Premier d'une lignée de rois élus de Pologne, Henri de Valois n'a régné que pendant quelques mois seulement, installé au château du Wawel, à Cracovie.
Le château royal du Wawel,
construit au XIVe siècle par ordre du roi Casimir III, est le cœur historique de la Pologne. Dans l'enceinte du château de Cracovie, se dresse la cathédrale du Wawel, construite sous le règne du roi Casimir et devenue nécropole royale.
(Photos Lucette Fournier)
Il n'aimait guère la Pologne, ni son climat rude, ni son peuple qu'il jugeait trop simple. La nouvelle de la mort de son frère, Charles IX, lui servit de prétexte pour quitter la Pologne et n'y jamais revenir. Les deux reines qui ont bien marqué notre pays étaient Marie-Louise Gonzague et Marie-Casimire d'Arquien. La première a été l'épouse de deux rois polonais (pas en même temps, bien sûr) : Ladislas IV et son frère Jean Casimir. Elle a créé le premier journal polonais – Le Mercure Polonais - et elle a soutenu les artistes, et contribué au développement du théâtre et des salons littéraires. La seconde était la femme de Jean III Sobieski, celui qui, par deux fois, battit les Turcs, libérant ainsi l'Europe des envahisseurs musulmans. L'union entre le roi Jean et Marie était un mariage d'amour, chose très rare dans les familles royales. Il faut aussi mentionner le roi Stanislas Leszczyński, celui qui, après son abdication, s'est retiré en France où, devenu le beau-père du roi Louis XV, il reçut la Lorraine qu'il a bien administrée et embellie pendant 30 ans. Grand gastronome, il a inventé quelques recettes qui ont survécu jusqu'à nos jours, qu'il suffise de citer les fameux babas ou les madeleines.
Après la perte de leur indépendance, en 1795, les Polonais attendaient beaucoup de Napoléon Bonaparte en qui ils voyaient la seule personne capable de les aider à recouvrer leur indépendance. Les légions polonaises, formées en Italie, faisaient partie de la Grande Armée. Elles avaient à leur tête le prince Joseph Poniatowski, seul général étranger élevé au maréchalat d'empire. Napoléon ne fit qu'une visite en Pologne, mais elle compta beaucoup dans sa vie puisqu'il y rencontra la belle Marie Walewska. Un des grands amours de sa vie, elle lui donna un fils (le prince Alexandre Walewski qui fit souche en France), et elle vint même le voir à l'Île d'Elbe. Parmi les Français qui jouèrent un rôle en Pologne, citons Georges Haffner, ce médecin militaire qui fonda la station balnéaire de Sopot, en 1823. La France a reçu de grandes vagues d'immigration polonaise. Des artistes, poètes et musiciens de grand talent y ont trouvé refuge. Parmi les plus connus, il y eut Frédéric Chopin et Adam Mickiewicz. Il faut aussi mentionner Marie Sklodowska-Curie, [1] deux fois « nobélisée ». Quant aux Français qui ont influé sur la vie des Polonais, il faut rendre hommage à ces centaines d'anonymes qui nous ont aidés aux heures sombres de la loi martiale des années 80, en organisant spontanément cette aide matérielle et morale dont nous avions tant besoin.
J.L. : Merci, Grażyna, de ce beau tour d'horizon historico-linguistique . Dziękuję bardzo.
Notes historiques :
[1]Irène Joliot-Curie, la fille de Marié Curie et de son mari Pierre, a obtenu elle aussi le prix Nobel de chimie en 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle, conjointement avec son époux, Frédéric Joliot-Curie. C’est le seul cas où deux prix Nobel aient été décernés à un ascendant et à un descendant.
[2] La République de Pologne est une démocratie pluraliste. Son président, élu au suffrage universel direct, détient un mandat de cinq ans. Le pays est doté d'un parlement bicaméral, constitué de la Diète (Sejm) et du Sénat.
La Pologne, divisée en 16 voïvodies, s'étend sur 312.670 km2 et compte 38,6 millions d'habitants.
Le territoire de la Pologne a très sensiblement fluctué au cours des siècles, ainsi qu'en témoigne la comparaison ci-dessous. On remarquera que la Pologne actuelle, dont les frontières ont été fixées à la Conférence de Yalta (février 1945) est, à peu de choses près, la Pologne du Xe siècle. Maître du jeu à Yalta, Joseph Staline a toujours montré un vif intérêt pour la géopolitique !
Evolution du territoire polonais à travers le temps
Merci beaucoup pour ces réflexions fort intéressantes, notamment sur le don linguistique des Polonais vs. la nécessité géopolitique.
A propos de Maria Walewska, il est intéressant de noter qu'e, au départ, la très jeune femme qu'elle était n'était point disposée à se donner à Napoléon, mais qu'elle y fut poussée par des nobles qui y voyaient une opportunité de gagner Napoléon à la cause polonaise. Toutefois les sentiments vinrent par la suite, et elle fut bien plus loyale à Napoléon dans son exil que toute autre de ses amours.
Rédigé par : Magdalena | 29/03/2019 à 02:17
Je sais que la belle Marie Walewska a été sacrifiée sur l'autel du nationalisme polonais et qu'on l'a poussée à une liaison avec l'Empereur. Mais, je crois aussi que, pour ce dernier, ce ne fut pas une passade comme il en eut beaucoup. En effet, Napoléon succomba très vraisemblablement au «charme slave», tellement différent de ce qu'il avait pu connaître dans le monde méditerranéen. Ensuite, Marie lui donna un fils et, pour un Corse attaché aux liens du sang, c'était extrêmement important. Cela prouvait aussi qu'il n'était pas stérile, comme le prétendait Joséphine. Il s'occupa de son fils adultérin et le dota. Marie vint le voir à l'île d'Elbe en 1814. J'en conclus qu'il y eut quelque chose entre eux et qu'elle fut, sinon le grand amour, un grand amour de Napoléon.
Déjà après la bataille d'Iéna et l'anéantissement de la Prusse, la reine Louise avait tenté de séduire l'Ogre corse pour adoucir le sort de son royaume. Mais Napoléon refusa ses avances et s'en amusa. Sa correspondance avec Joséphine en témoigne. Tout cela me fait dire qu'il éprouva un véritable sentiment pour Marie Walewska et, plus encore, quand celle-ci lui donna un fils. Napoléon n'était pas homme à infléchir ses choix politiques en fonction de sa vie sentimentale. À cet égard, les nobles polonais le connaissaient bien mal !
En visite à Berlin, je me suis souvenu de cette anecdote en me recueillant sur le tombeau de la reine Louise, dans le mausolée du parc de Charlottenburg.
Rédigé par : Jean Leclercq | 31/03/2019 à 00:42