Adaptation française du texte Inside the Brain of a Simultaneous Interpreter, Literally de Gino Diño, paru dans Slator le 25 janvier 2019.
Cette adaptation est réalisée par Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français, membre de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) et également de la Northern California Translators Association (NCTA). Dans les années passées Isabelle était membre du conseil d'administration de la NCTA. Isabelle a également adapté pour nous un article précèdent sur le même thème, L’étonnant cerveau des interprètes simultanés, en avril 2015.
Ce qui se passe dans le cerveau des interprètes
Une recherche réalisée récemment illustre à quel point l'interprétation simultanée n'est pas tant une traduction littérale qu'un exercice exigeant de haute voltige cognitive qui se déroule dans le cerveau de l'interprète.
Repris un peu partout sur des sites web scientifiques et médicaux est un article intitulé Testing the efforts model of simultaneous interpreting: An ERP study (Mise à l'essai du modèle des efforts de l'interprétation simultanée : étude des potentiels évoqués cognitifs).Cet article résume les tenants d'une expérience et les conclusions de chercheurs du Centre d'interfaces bioélectriques et du Centre des sciences cognitives et du processus décisionnel de l'École des hautes études en sciences économiques de Moscou, une prestigieuse université russe.
À l'aide d'un électroencéphalogramme, les chercheurs ont étudié l'activité cérébrale de neuf interprètes professionnels alors qu'ils effectuaient de l'interprétation simultanée.
Écouter, mémoriser, parler
Le chercheur et auteur principal de l'article, Roman Koshkin, qui est également un interprète simultané, explique dans l'article que son équipe a établi comme cadre de référence le modèle des efforts en interprétation simultanée. Selon ce modèle théorique, l'interprétation simultanée se compose de trois efforts ou fonctions : l’effort d’écoute et d’analyse, l’effort de mémoire à court terme et l’effort de production du discours en langue d’arrivée.
Les chercheurs souhaitaient comprendre si les interprètes mobilisent ses trois efforts simultanément ou s'ils répartissent leur concentration entre ces fonctions.
Le modèle des efforts prédit également que si des interprètes doivent se concentrer davantage sur la mémorisation, ils auront moins de capacités cognitives pour l'écoute. Comme l'explique Roman Koshkin dans l'article, cette affirmation peut sembler évidente, mais elle n'avait pas encore été l'objet d'une recherche empirique.
Selon Koshkin, une seule autre étude avait tenté de mettre ce modèle à l'essai, et comme l'avait avoué lui-même l'auteur de l'étude, elle manquait de « mesures quantitatives précises ».
Mettre le modèle à l'épreuve
Pour cette expérience, Roman Koshkin et son équipe ont demandé à neuf interprètes professionnels d'interpréter simultanément huit discours qui ont été initialement prononcés pendant une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU.
Puisque la seule combinaison de langues de l'expérience comprenait l'anglais et le russe, langues qui étaient soient la langue maternelle ou la langue d'arrivée des interprètes, la moitié des discours a été interprétée du russe vers l'anglais et vice versa.
Les chercheurs ont relevé les potentiels évoqués cognitifs afin d'obtenir des relevés mesurables à partir des électroencéphalogrammes obtenus alors que les interprètes étaient en plein travail.
Redistribution dynamique de la concentration
La conclusion de l'article est la suivante : « les données suggèrent que les interprètes simultanés effectuent une redistribution dynamique de la concentration ».
« Plus l'interprète prend du retard par rapport à l'orateur, plus ses ressources cognitives sont sollicitées afin de retenir et de traiter de l'information récente dans sa mémoire à court terme, et moins il a de ressources disponibles pour traiter de l'information nouvelle », explique Roman Koshkin. La recherche valide donc cette affirmation évidente : il est important de ne pas prendre trop de retard par rapport à l'orateur.
« L'art de l'interprétation simultanée a peu à voir avec la traduction littérale. Il consiste à savoir quand ralentir, quand s'éloigner des mots de l'orateur afin de produire une traduction élégante fondée sur un contexte élargi, élaboré à partir de précédents discours de l'orateur et du sens commun », selon Roman Koshkin.
En ce qui a trait aux limites de sa recherche, Roman Koshkin mentionne le faible échantillon de participants, l'utilisation d'une seule combinaison de langues et les possibles différences entre les compétences des interprètes professionnels. De plus, l'expérience n'a pas analysé le troisième élément du modèle des efforts, la production du discours en langue d’arrivée.
« J'espère que notre recherche aidera nos collègues à trouver le nombre idéal de mots qui leur permet de comprendre et de rendre le sens de ce qui a été dit à un auditoire sans perdre d'importants détails en raison d'une mémoire surchargée », explique Roman Koshkin.
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