E N T R E T I E N E X C L U S I F
(première partie)
L'entretien suivant a été mené entre Calgary, Canada et Valencia, Espagne
Calgary, Canada | Valence, Espagne |
Notre intervieweuse, Susan VO, est interprète de conférence français - anglais, diplômée de l'École de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa que Brian Harris a contribué à fonder. En 14 ans d'expérience, elle a travaillé pour l'Organisation des Nations Unies et le gouvernement fédéral canadien ainsi que dans le secteur privé. Elle a été notre linguiste du mois en août 2018. Son interview pour Le Mot juste en anglais est disponible ici.
ORIGINAL ENGLISH INTERVIEW (Part 1)
Notre invité, Brian HARRIS, vient de fêter ses 90 ans. Sa longue, passionnante et pour tout dire prodigieuse carrière dans la traduction et l'interprétariat, tant aux niveaux pratique que théorique, ainsi que sa prédilection pour l'histoire, se trouvent reflétés dans cet entretien. Il est à souligner que l'on doit à Brian Harris l'invention du terme anglais « translatology » pour désigner l'étude scientifique de la traduction. (Dans les années 1970 le professeur de traduction Jean-René Ladmiral introduisit le terme « traductologie » en France où il fit florès et s'exporta rapidement dans d'autres langues romanes pour y devenir « traductología », etc. ; en revanche, « translatology » ne prit pas et fut rapidement éclipsé par « translation studies ».) La contribution la plus importante de Brian Harris à la traductologie est la « traduction naturelle ». Au début des années 1970, alors que son rôle était d'enseigner la traduction à des étudiants d'université, il lui apparut que la traduction était pratiquée avec succès par quantité de gens dépourvus d'une telle formation, et que dans les faits, ces derniers la pratiquaient bien davantage que les traducteurs formés à l'université, et bien souvent à un niveau d'exigence tout aussi élevé. Beaucoup parmi les interprètes avec lesquels Brian travaillait à l'époque, y compris au sein du Parlement du Canada, n'avaient reçu aucune formation officielle. Brian en tira la conclusion que tous les bilingues sont capables de traduire, dans les limites qui sont les leurs. En 1978, il a co-publié avec Bianca Sherwood, « Translating as an Innate Skill » (« Traduire, une compétence innée ») considéré comme l'article de référence sur la traduction naturelle.
Brian habite Valence, Espagne, avec sa femme et leurs chats. Le blog de Brian s'appelle UNPROFESSIONAL TRANSLATION.
-Nadine Gassie, qui a bien voulu traduire l'entretien ci-dessous, et sa fille Océane Bies, étaient nos linguistes du mois d'avril 2017. Ces deux traductrices littéraires très douées ont traduit, entre autres, un grand nombre des livres de Stephen King, le mythe vivant de la littérature américaine. Elles passent pour être « sa nouvelle voix française ». Nous remercions infiniment Nadine d'avoir accepté de traduire cet entretien.
---------------------------------
Susan Vo : Né à Londres, vous avez eu une enfance et une scolarité hors du commun. Diplômé en arabe classique et en histoire du Moyen-Orient de la SOAS (École d'études orientales et africaines de l'Université de Londres), vous avez aussi étudié à l'Université américaine du Caire et résidé à Paris pour un travail de recherche post-doctoral sur l'histoire du Liban. Vous avez par la suite travaillé en Espagne avant d'émigrer au Canada. Quelle trajectoire fascinante !
Pouvez-vous nous raconter l'origine de votre lien avec la langue et la culture arabes, les circonstances qui vous ont permis d'acquérir vos autres langues de travail, et ce qui vous a conduit à émigrer au Canada ?
Brian Harris : J'ai la grande chance d'être né en Angleterre et d'avoir eu l'anglais pour langue maternelle dans laquelle parler et penser. Cela m'a épargné beaucoup d'efforts comparativement à beaucoup d'autres. Mais le Londres dans lequel je suis né, même s'il a beaucoup changé depuis, était déjà une ville cosmopolite où l'on entendait parler quantité de langues. Mon premier souvenir de langue étrangère remonte à l'âge de trois ans environ. Nous vivions en appartement au-dessus d'une famille française et quand nous nous croisions le matin, leurs enfants nous chantonnaient « Bonjour ! ». Comme ma mère me disait de répondre « Good morning ! », j'ai vite compris ce que ce « Bonjour » signifiait.
Mon père a eu une influence majeure. Il parlait plusieurs langues. Il conversait avec ma grand-mère en yiddish, avait remporté un prix d'allemand à l'école et grappillé quelques rudiments d'espagnol lors d'un séjour Barcelone. Mais, plus important encore comme l'avenir le montrera pour moi, il avait servi en Égypte avec les forces britanniques pendant la Première Guerre mondiale. Il s'y était fait des amis et avait appris un peu d'arabe parlé. Quand nous étions enfants, il nous avait fabriqué un petit jeu qui consistait à parler dans un micro en imitant les sons et les intonations des locuteurs européens que nous entendions à la radio. Des années plus tard, j'ai lu dans The Silent Way, de Caleb Gattegno, qu'il faudrait commencer à apprendre une langue par sa mélodie, ce qui est vrai, mais rarement pratiqué dans les cours de langue.
C'est à l'entrée au collège, à 11 ans, que j'ai démarré sérieusement l'apprentissage des langues : allemand et français, plus le latin, le tout avec d'excellents professeurs. À cette époque, le latin était indispensable pour entrer à Oxford ou Cambridge, et les exercices de traduction faisaient partie intégrante des leçons et des manuels de langue. Ils ont donc été mon introduction aux normes en vigueur en matière de traduction. C'est là que l'on m'a appris à « traduire les idées, pas les mots ». Comme c'était les années de guerre, les occasions de parler nos langues vivantes étaient rares. Mais nous consacrions aussi beaucoup de temps à la lecture des littératures nationales, ce qui, à mon sens, manque à l'enseignement des langues actuel. Quelle ironie, tout de même, de penser que les petits Anglais étudiaient mille ans de littérature allemande pendant que les Allemands faisaient pleuvoir des bombes et des missiles sur Londres et que nous faisions classe dans des abris antiaériens ! La littérature, c'est quelque chose que l'on peut partager avec les locuteurs natifs, et cela vous introduit à la culture d’une langue. Même chose pour le latin : je me souviens encore de mon texte latin préféré, le Pro Roscio Amerino de Cicéron, un superbe drame autour d'un procès à Rome.
Lorsque l'heure du choix est arrivé, à l'entrée à l'université, j'ai opté pour l'arabe. Ceci pour deux raisons. La première, d'ordre pratique, étaient les perspectives d'emploi. Mes camarades d'école qui maîtrisaient bien les langues se dirigeaient tous vers des langues européennes alors que la demande en arabe était forte de la part des services diplomatiques et des compagnies pétrolières et que pratiquement personne n'y répondait. À cette époque, le Foreign Office britannique avait même sa propre école de langue arabe au Liban. Et, encore une fois, j'ai bénéficié des encouragements de mon père. C'est d'ailleurs grâce à l'un de ses contacts en Égypte que j'ai été invité à étudier à l’Université américaine du Caire. Ma grand-mère est décédée au même moment et j'ai perçu un petit héritage juste suffisant pour financer le voyage. J'ai donc traversé la France en stop et pris un billet bon marché sur le pont d'un navire italien ralliant Marseille à Alexandrie. Mon séjour en Égypte a été fabuleux. C'était la fin du régime du roi Farouk, entre le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell et la révolution militaire du général Naguib, un temps où le Caire était encore un creuset de peuples et de langues. Outre l'arabe égyptien, je côtoyais quotidiennement le grec, l'italien, le français, l'arménien et même le ladino (judéo-espagnol). Lors de la projection hebdomadaire de films américains à l'université, il y avait un second écran à côté de l'écran principal pour accueillir tous les sous-titres !
Après avoir obtenu mon diplôme de la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres, j'aurais pu y poursuivre des études de troisième cycle au département d'arabe, mais le problème était qu'on n'y enseignait que l'arabe classique, c'est-à-dire l'arabe médiéval. Or moi, mon objectif étant de trouver un emploi, je tenais à poursuivre en arabe moderne, surtout après mon aventure au Caire. C'est alors que j'ai entendu parler d'un lecteur au département d'histoire du Moyen-Orient qui utilisait l'arabe moderne pour ses recherches. C'était
Bernard Lewis, qui deviendrait plus tard professeur à Princeton. Il m'a pris comme étudiant et j'ai commencé avec lui un doctorat sur l'histoire du Liban. Mais d'abord il me fallait passer un deuxième Master en histoire. Bernard Lewis m'a alors fait une faveur inestimable. Comme il pensait que les historiens devaient travailler à partir de documents d'origine, il m'a obtenu une bourse pour aller faire mes recherches aux archives du Quai d'Orsay, le ministère français des Affaires étrangères à Paris. Une autre expérience fabuleuse au cœur de la correspondance consulaire manuscrite du XIXe siècle. Et qui a bien sûr considérablement amélioré mon français.
J'ai ensuite découvert qu'il existait des sources russes pour ma thèse et Lewis m'a conseillé d'apprendre le russe mais ma vie a pris une tournure différente et je me suis orienté vers une autre langue. J'avais eu pour camarade de classe un garçon originaire de Gibraltar ayant été évacué sur Londres en 1940 lorsqu'une invasion allemande de Gibraltar semblait imminente. Comme tous les Gibraltariens, il était bilingue anglais et espagnol andalou. Sa connaissance de l'espagnol lui avait valu un job d'été d'étudiant comme guide de vacanciers britanniques en Espagne pour une agence de voyages londonienne. Comme il savait que j'étais allé en Espagne (deux semaines en tout et pour tout !) et que j'avais appris un peu d'espagnol grâce à la méthode Hugo écornée de mon père Apprendre l'espagnol en trois mois sans prof, il m'a appelé un jour, c'était un lundi, pour me dire que des obligations familiales l'empêchaient de quitter Londres le samedi suivant avec un groupe de 80 personnes : est-ce que je pouvais le remplacer ? Pour lever mes doutes, il m'a dit que les employés de l'agence de voyage savaient encore moins d'espagnol que moi et il m'a donné des instructions essentielles pour m'en sortir. En fait, leurs affaires marchaient si bien que l'agence nous a recrutés tous les deux pour cet été-là et le suivant. Entretemps, mon espagnol a progressé vertigineusement, j'ai même appris un peu de catalan, sans avoir jamais pris un seul cours d'espagnol. Je dis toujours à ceux qui me demandent des conseils pour apprendre une langue que le meilleur moyen est de décrocher un emploi qui vous oblige à travailler dans cette langue. J'ai si bien donné satisfaction que le propriétaire de l'agence m'a proposé leur poste de représentant permanent en Espagne. C'était une offre impossible à refuser. J'ai laissé tomber mon doctorat pour aller vivre un an à Madrid, puis un an à Barcelone.
Pendant longtemps, ma dernière langue apprise et pratiquée a donc été l'espagnol. Puis mes qualifications m'ont valu des missions d'enseignement en Jordanie et au Maroc qui ont contribué à revitaliser mon arabe. Mon travail en Espagne m'a aussi conduit à faire mes premières armes en interprétariat.
En 1999, après avoir pris ma retraite d'universitaire au Canada, j'ai reçu une autre offre impossible à refuser pour un poste temporaire dans une université espagnole. Je suis donc retourné en Espagne où j'ai atterri dans un village de la banlieue de Valence. La plupart des gens y sont bilingues espagnol et valencien, qui est une variété de catalan. J'ai donc emprunté un livre de cours préparatoire à ma propriétaire pour apprendre le valencien et lire de la littérature valencienne.
Si je devais aller m'installer dans un autre pays, ce qui est peu probable maintenant, je n'hésiterais pas à en apprendre la langue. Nous naissons tous avec une capacité innée pour l'apprentissage de nombreuses langues, même à un âge avancé ; mais cela nécessite du temps, des efforts, un environnement de locuteurs natifs, et de la confiance en soi.
Quelle a été votre contribution à cette vision ambitieuse et formidable qui conduisit à la fondation de l'École de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa ? Quels furent les principes fondamentaux qui guidèrent le développement de l'école et de son programme ?
L'École de traduction de l'Université d'Ottawa avait déjà six ans d'existence quand, en 1975, on m'y a parachuté, depuis le Département de linguistique où j'enseignais, afin de réformer son programme de maîtrise. J'ai aussi réformé son programme de licence et j'en suis resté directeur pendant quatre ans.
L'école s'appelait alors « École de traducteurs et d'interprètes » mais ne comportait en réalité qu'un seul cours d'interprétation, assuré tout de même par l'interprète en chef de la Chambre des communes et que plusieurs interprètes parlementaires de cette génération ont suivi. J'étais moi-même devenu interprète de conférence en 1970 et il me semblait que je pouvais donner de la substance à l'intitulé « et interprètes ». Notre programme de maîtrise était basé sur le modèle européen avec examen d'entrée exigeant, enseignement de l'interprétation consécutive avant celui de l'interprétation simultanée, tutorat par des interprètes professionnels et examen terminal devant un jury professionnel. Mais nous y avions fait un ajout original : une période obligatoire d'apprentissage sur le lieu de travail, autrement dit un « stage ». Il s'agissait de participer à une conférence réelle en tant que membre actif de l'équipe d'interprètes. La chose aurait été difficile à imposer en Europe à cause de l'opposition de l'AIIC (Association internationale des interprètes de conférence) et j'ai bien eu quelques différends avec certains membres de l'AIIC Canada, mais fort heureusement nous avons pu bénéficier de la coopération de professionnels compréhensifs. Si j'ai persisté, c'est que j'étais convaincu que l'interprétation de conférence est une performance publique et que donc les jeunes interprètes se devaient d'être exposés au stress de se produire en public.J'ai fait des erreurs. L'une d'elles a été de limiter les cours d'interprétation au niveau maîtrise. Ici, en Espagne, il est courant pour tous les étudiants en traduction de premier cycle d'avoir un ou deux cours d'interprétation. J'en comprends l'utilité aujourd'hui, mais à l'époque, je partageais la vision commune et erronée qui consistait à assimiler interprétariat à interprétariat de conférence, alors qu'en réalité, il existe de multiples autres branches qui offrent des emplois : interprétariat auprès des tribunaux, interprétariat commercial, communautaire, téléphonique, etc., et on peut enseigner tout cela aux étudiants de premier cycle. Ils peuvent ainsi se faire une idée de ce que cela représente, et les plus doués d'entre eux peuvent être orientés vers l'interprétariat de conférence.
Une autre erreur a été d'enseigner uniquement l'interprétariat en anglais et en français. C'est compréhensible dans le contexte canadien bilingue, mais cela a pu empêcher des diplômés de postuler à des postes lucratifs aux Nations Unies.
Jusqu'à cette dernière décennie, l'Université d'Ottawa était la seule au Canada offrant un programme professionnalisant en interprétariat de conférence. Aujourd'hui, elle bénéficie d'un accord avec le Bureau de la traduction du gouvernement du Canada, qui fournit les enseignants. Je suis fier que le tout premier étudiant sorti diplômé en 1982, il y a près de quarante ans, occupe désormais le poste de secrétaire général de l’Union interparlementaire à Genève : il s'agit du Camerounais Martin Chungong.
À SUIVRE PROCHAINEMENT
Bravo pour cette belle carrière et cette indépendance d'esprit!
Rédigé par : Elsa Wack | 14/09/2019 à 00:23
Très franchement, à première vue, l'entretien m'a semblé bien long, d'autant plus qu'on nous annonçait une seconde partie ! Mon goût de la concision m'a toujours indisposé à l'égard des romans-fleuves. Mais, j'ai ensuite été conquis, au point d'avoir hâte de lire la suite. Car, Brian Harris est un véritable poids lourd de l'interprétation, de par l'étendue et la diversité de ses "cabines", tout autant que par l'influence qu'il a exercée sur la profession et sur la préparation à celle-ci. Ainsi a-t-il su parfaitement interpréter, mais aussi apprendre aux autres à le faire. Finalement, on ne sait ce qu'il faut admirer le plus : la richesse de l'expérience professionnelle de Brian, la pertinence des questions de Susan, ou la magistrale traduction de Nadine ? Une seule solution, leur décerner un triple et chaleureux bravo !
Rédigé par : Jean LECLERCQ | 15/09/2019 à 08:33
La traduction naturelle, ou comment la nécessité suscite les connaissances linguistiques. Lors de mon récent séjour sur la paradisiaque plage kényane de Diani, j'ai été frappée par les connaissances linguistiques des G.O. hôteliers, ceci aussi bien en français, allemand qu'en polonais. Ces jeunes gens qui ont rarement suivi des études secondaires sans même parler d'université, apprennent les langues sur le tas, au point de pouvoir servir de bons traducteurs, pour certains d'entre eux. Ils seraient 2'000 dans la région à vivre de tourisme, en utilisant leur talents et capacités linguistiques. Un article leur a été consacré ce samedi 12 septembre par le Saturday Nation de Nairobi.
Rédigé par : Magdalena | 21/09/2019 à 05:10