Des bibliothèques et des bibliothécaires -
entretien imaginaire et intemporel entre deux bibliophiles oxfordiens
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Sir Thomas Bodley |
“Il n'est guère de plus grandes tentations sur terre que celles d'être constamment à Oxford et de lire tous les livres de la Bodléienne.”
Hilaire Belloc
Préface :
La bibliothèque Bodléienne (anglais : Bodleian Library), officiellement bibliothèque de Bodley (Bodley’s Library) est la plus prestigieuse des bibliothèques de l’université d’Oxford. Formellement établie en 1602 à partir de collections plus anciennes, elle tire son nom de Sir Thomas Bodley, membre de Merton College, une des 38 "colleges" dont "Oxford University", l'université la plus ancienne d'Angleterre, est composé.
Francis (Frank) Egerton* est un auteur, bibliothécaire et directeur operationel des bibliothèques bodléiennes d'Oxford. Parallèlement, il exerce des fonctions d'enseignement et de tutorat au sein de plusieurs programmes d'écriture créative de l'Université. Il est titulaire d'un BA (Hons) Oxon et d'un MA Oxon (Langue et littérature anglaises). Il a d'abord été Membre associé de l'Institution royale des Arpenteurs agréés, mais il a quitté son emploi d'agent foncier pour étudier l'anglais à Oxford.
De 1995 à 2008, il a analysé des œuvres de fiction et autres pour différents journaux dont The Times et le Financial Times. Ses deux romans publiés s'intitulent : The Lock et Invisible. La version électronique de The Lock a atteint la finale des Independent e-Book Awards, à Santa Barbara, en 2002. Dans une recension de l'Invisible, The Times [de Londres] a loué « le vif esprit de l'auteur et sa compréhension du paysage émotionnel ».
* ([email protected])
L'entretien qui suit a été traduit par Marie Nadia Karsky à notre intention. Marie Nadia vit et enseigne à Paris, où elle est maître de conférences au département d'études des pays anglophones (DEPA) de l'Université Paris 8. Elle enseigne la théorie et la pratique de la traduction, et travaille sur la traduction théâtrale, en particulier Molière traduit en anglais. Elle a récemment co-dirigé un numéro de la revue Coup de théâtre avec Agathe Torti Alcayaga, intitulé « Traductions et adaptations des classiques sur la scène anglophone contemporaine ». Elle a traduit, en collaboration avec sa collègue Claire Larsonneur, la pièce Playhouse Creatures de April de Angelis pour les Presses Universitaires du Mirail (Toulouse). Marie Nadia parle le russe et l'allemand et se passionne pour les arts scéniques, en particulier l'opéra et la danse.
ORIGINAL ENGLISH VERSION |
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Allez savoir comment, mais il marche, cet engin. Bonjour, Sir Thomas.
Bonjour, Frank. C’est un honneur de vous rencontrer !
Tout l’honneur est pour moi, Sir Thomas. Ainsi donc, cher public, c’est un plaisir immense pour moi que de pouvoir, aujourd’hui, interviewer Sir Thomas Bodley, lui qui a donné son nom à la bibliothèque bodléienne d’Oxford, mondialement connue. Sir Thomas a personnellement dirigé, et financé, la rénovation de la bibliothèque: pendant la Réforme en Angleterre, le bâtiment original avait été abandonné et la collection de livres détruite. C’est une contribution exceptionnelle que la vôtre, Sir Thomas, et le monde entier vous en sera éternellement reconnaissant.
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The Bodleian Library's Radcliffe Camera |
Au préalable, j’avais emmené Sir Thomas faire une visite de la bibliothèque dans son état actuel. Sir Thomas, quelles sont vos premières impressions ?
On la reconnaît encore, et j’ai toujours plaisir à voir l’annexe ajoutée à l’aile occidentale. On l’a construite après ma mort. Cela donne de l’équilibre à l’ensemble, et on gagne ainsi beaucoup d’espace supplémentaire. Je suis intrigué par ces vitraux brillants que les lecteurs regardent sur les tables. J’aimerais en savoir plus, comme pour ces livres électroniques dont vous avez parlé. Et, bien sûr, il n’y a pas d’épées.
Non, je pense qu’on les a interdites il y a un certain temps. On n’a pas le droit au café, non plus, dans cette partie du bâtiment. Et il est strictement interdit de fumer, où que ce soit. Mais peut-être que…
J’aime me tenir au courant des nouveautés. J’ignore certes ce que sont les livres électroniques, mais le café… on commençait déjà à en boire cinquante ans après ma mort ! Quant à fumer… je me souviens de Sir Walter Raleigh qui cherchait à persuader Sa Majesté la reine Elisabeth d’essayer. Des nuages de fumée, tout le monde qui toussait…. Je pense qu’elle a fini par en voir le côté comique.
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Sir Walter Raleigh | La reine Élizabeth I |
Bon, Sir Thomas, comme vous le savez, ici nous nous intéressons particulièrement aux langues et à la culture européenne, ainsi qu’aux livres et aux bibliothèques…
Le tout, interconnecté.
Absolument ! Vous avez connu l’Europe très tôt, Sir Thomas, non?
Oui. Je suis né le 2 mars, et mon premier voyage en Europe date de 1555. Papa, marchand à Exeter, était un protestant convaincu et avait contribué financièrement à l’écrasement d’une rébellion catholique dans le sud-ouest du pays. À l’avènement de la reine Marie Tudor, notre famille a fui, d’abord à Francfort, puis à Genève, où papa s’est établi dans l’imprimerie – ce qui a dû jouer un rôle dans la passion que j’ai pour les caractères imprimés ! À l’époque, l’Europe – là où nous nous trouvions, en tout cas – semblait constituer le cœur même du protestantisme. À Francfort, nous étions avec John Knox ; à Genève, j’ai étudié la théologie aux pieds de rien moins que Calvin, ce travailleur infatigable, qui nous a tous inspirés. J’ai aussi appris l’hébreu et le grec. Sans oublier que nous étions entourés de gens qui parlaient des langues différentes. À la mort de la reine Marie, nous sommes rentrés, mais mes souvenirs d’enfance dans le sud-ouest de l’Angleterre me semblaient déjà bien lointains.
Mary Tudor | John Knox |
Vous avez dû garder de formidables souvenirs d’Europe, en revanche.
Oui, bien sûr, mais quelle frustration c’était de savoir la culture européenne si proche, accessible, mais interdite du fait de la discipline scolaire. Je me suis juré d’y retourner.
Mais parlez-nous d’abord d’Oxford, cette ville qui est devenue synonyme du nom de Sir Thomas Bodley.
Sitôt revenus, je me suis inscrit à l’université, à Magdalen College. Nous foulions la terre anglaise en septembre 1559, et avant la fin de l’année, j’étais déjà étudiant. Mes études à l’Académie de Genève m’ont bien servi. J’ai obtenu de bons résultats, et en 1564, je suis devenu fellow à Merton College. Un an plus tard, ils me recrutaient en tant qu’enseignant de grec, leur tout premier. Pendant un temps, j’ai cru que ma carrière se terminerait à Oxford, là où elle avait commencé. Pourtant, je ressentais une impatience au fond de moi, peut-être parce que, déraciné très jeune, j’ai eu un aperçu de l’immensité du monde. Je cherchais, je cherchais… j’en voulais toujours plus. J’ai essayé beaucoup de choses différentes. Les langues, toujours au cœur de tout chez moi - qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit du grec et en particulier de l’hébreu, que nous avons promu, un autre fellow et moi, de toutes nos forces, donnant aux autres accès au savoir renfermé dans des textes écrits en hébreu. Mais une quantité d’autres positions s’ajoutaient à ma vie universitaire: administrateur financier du college, administrateur des jardins, orateur public adjoint… que d’opportunités !
Oui, absolument, en particulier celle de Sir Henry Savile, que j’ai connu à Oxford. Un homme cultivé et loyal, qui devait tellement m’en apprendre lorsque, à la fin du siècle, je me suis lancé dans le projet de la bibliothèque.
Mais avant cela, les voyages et la diplomatie…
Ah, oui, les voyages. Jamais je n’ai oublié le vœu que je m’étais fait à mon retour en 1559. Voici ce que j’ai écrit dans mon autobiographie : « Je souhaitais de plus en plus voyager au-delà des mers, afin d’arriver à la connaissance de certaines langues modernes en particulier, et d’accroître mon expérience de l’administration des affaires. » J’ai voyagé en France, puis en Allemagne et en Italie, apprenant le français, l’italien et l’espagnol. J’ai passé plus de quatre ans dans ces pays. Les langues me fascinaient, tout comme les nouvelles compétences que je pouvais exploiter au service de notre nation. Sous le patronage de Robert Dudley, Comte de Leicester, et de Sir Francis Walsingham, je suis devenu huissier de la chambre de la reine et membre du parlement, bien que cette fonction soit, hélas, celle que j’ai le moins bien exécutée. De 1585 à 1598, l’année où j’ai fini par abandonner la partie, je consacrais ma vie à la diplomatie et à la négociation secrète –
Robert Dudley, Comte de Leicester | Sir Francis Walsingham |
On ne le considérait pas ainsi… Pas comme votre James Bond…
Je vous ai bien dit que j’aimais me tenir au courant des nouveautés, même s’il y en a beaucoup...
Pas tout à fait James Bond, alors.
Même si, comme j’aime à le penser, j’ai eu une influence sur les événements internationaux, au moins au début. Lorsqu’on m’a envoyé, seul, transmettre des lettres de la reine à Henri III, le roi de France, qui venait d’être contraint de fuir Paris, on m’a obligé de garder « le secret le plus absolu. » Je me permets de le dire (et je l’ai mentionné dans mon autobiographie) : le résultat s’est avéré bénéfique, non seulement pour le roi Henri, mais aussi pour « tous les protestants de France » Si seulement cela a avait continué ainsi ! Il y a eu la rencontre avec Ann, bien sûr, et notre mariage - voilà les événements les plus importants de cette époque, mais ensuite, pendant 9 ans, j’ai vécu à La Haye, sans toujours avoir Ann à mes côtés, cherchant inlassablement à persuader les Provinces-Unies qu’il leur fallait aider la reine dans sa guerre contre l’Espagne, et d’autre part, que ce privilège devait les inciter à lui octroyer de grosses sommes d’argent. Aucune partie ne cédait. Je me trouvais entre Charybde et Scylla. Ah, le management intermédiaire, il ne faut pas m’en parler !
Ecoutez donc ceci, écrit par un des secrétaires de la reine en 1594 : « C’est à bon droit que, depuis de nombreuses années, Sa Majesté attend, de la part des Provinces et en signe de leur gratitude, une offre correspondant à une portion annuelle des vastes sommes dépensées par Sa Majesté… » Elle exigeait un retour sur investissement ; quant à eux, ils pensaient qu’elle leur avait simplement rendu service. La situation était impossible. Et puis cette intrigue à la cour… Je n’en pouvais plus.
Taylor Institution Library (Bodleian) Photo Bodleian Libraries, University of Oxford |
Main Bodleian Library |
Vous le dites vous-même: “J’en concluais … qu’il me faudrait m’établir à la Bibliothèque d’Oxford, intimement persuadé que… je ne pouvais trouver meilleure occupation que de mettre ce lieu (qui, à l’époque, était entièrement ruiné et dévasté) au service, public, des étudiants. »
J’avais eu la chance de sauver ma tête ! Je me mis donc à un projet qui me trottait en tête depuis quelques années déjà. A l’époque où j’avais été étudiant, puis jeune universitaire à Oxford, il n’y avait pas de bibliothèque universitaire : les manuscrits légués par Humfrey, le Duc de Gloucester, avaient tous été saisis au nom d’une loi promulguée par le roi Edouard VI, puis disséminés aux quatre vents. Vous vous rendez compte ? Un grand nombre d’ouvrages ont été utilisés, paraît-il, par des relieurs pour servir de couverture à des publications moins « superstitieuses ». Des textes classiques, d’une valeur insigne… Comme j’avais fait un mariage très fortuné (Ann était veuve, son premier mari avait gagné des millions, au cours actuel, au commerce des pilchards) -
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Humfrey, le Duc de Gloucester | Le roi Edouard VI |
C’est comme des sardines, mais c’est meilleur. Nous n’avions pas d’enfants, alors il semblait juste d’employer l’argent pour le bien des générations d’étudiants à venir. Grâce aux conseils inestimables de Sir Henri, j’ai fait réaménager l’ancien bâtiment et j’ai persuadé les personnes que je connaissais de léguer des livres ; j’en ai acheté d’autres par le biais de libraires qui allaient les chercher à Paris, à Francfort, et même en Italie. Sir Francis Bacon a dit de cette bibliothèque qu’elle était « une Arche pour préserver le savoir du déluge ». Nous avons principalement rassemblé des ouvrages européens, mais aussi des livres en arabe et en persan, et un ou deux en chinois, même si personne à l’époque ne pouvait les lire.
Entrance to Bodleian Library | Divinity School |
On considérait alors les livres chinois comme des curiosités sans grande valeur, n’est-ce pas?
Moi pas : quelqu’un s’était donné la peine d’écrire tous ces caractères, quelqu’un d’autre l’avait payé pour le faire. Comment savoir quelle sagesse ils recelaient ? Ce que je savais, en revanche, c’était qu’un jour, un savant viendrait à Oxford nous révéler leurs secrets. Rapidement, des érudits venus de l’étranger nous rendaient visite : vingt-deux au cours des deux premières années. En 1610, j’ai conclu un accord avec la Stationers Company, qui avait le monopole de toutes les publications, stipulant qu’ils nous fourniraient un exemplaire gratuit de tous les ouvrages qu’ils enregistraient.
Un accord qui tient toujours, bien qu’on donne maintenant de nombreux exemplaires sous forme de livre électronique.
Encore ces livres électroniques ! Enfin, comme toute bibliothèque, nous nous sommes rapidement retrouvés à court d’espace, il a donc fallu que je finance une annexe. Un des grands moments de la bibliothèque a été la visite du roi Jacques – l’année d’avant, on m’avait anobli pour services rendus. Cependant, vers la fin du projet et avant de pouvoir construire l’annexe suivante, beaucoup plus grande, j’ai compris que mon heure approchait et j’ai rendu l’âme le 29 janvier 1613. Et là, me voici.
Vous voici en effet ! Et à Oxford, votre bibliothèque est toujours bien présente, ce dont le monde entier vous sait gré. Sir Thomas Bodley : figure mythique des bibliothèques !
Merci de m’avoir invité ! C’était un plaisir. Mais maintenant, lorsque nous serons dans la Green Room, il faut absolument que vous m’en disiez plus au sujet de ces livres électroniques…
Codrington Library, All Souls College | St. Edmund Hall Library |
[*] Coïncidence patronymique partielle, il existe, à Genève, une fondation Martin Bodmer, du nom d'un grand bibliophile qui, dès le plus jeune âge, s'employa à collectionner les ouvrages rares (papyri, incunables, manuscrits, éditions originales, etc.). En 1951, ce fonds inestimable fut constitué en Bibliotheca Bodmeriana, puis en bibliothèque-musée de la Fondation Martin Bodmer, magnifiquement installée à Cologny (Suisse) dans les locaux conçus par le grand architecte tessinois Mario Botta.
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Bibliographie :
Bodley, T., & Lane, J. (1894). The life of Sir Thomas Bodley, written by himself. [La Vie de Sir Thomas Bodley, écrite par lui-même] Retrieved from https://archive.org/details/TheLifeOfSirThomasBodleyWrittenByHimself/page/n5.
Centre for Editing Lives and Letters, in partnership with the Bodleian Library. (n.d.). The diplomatic correspondence of Thomas Bodley, 1585-1597 [La correspondence diplomatique de Thomas Bodley, 1585-1597]: DCB/001/HTML/0462/008. Retrieved from http://www.livesandletters.ac.uk/cell/Bodley/transcript.php?fname=xml//1594//DCB_0462.xml.
Bodleian Libraries. (2015). Marks of Genius: Novum organum (new instrument) [Signes de génies: nouvel instrument]. Retrieved from https://genius.bodleian.ox.ac.uk/exhibits/browse/novum-organum-new-instrument.
Clennell, W. (2013, May 30). Bodley, Sir Thomas (1545–1613), scholar, diplomat, and founder of the Bodleian Library, [Bodley, Sir Thomas (1545-1613), érudit, diplomate, et fondateur de la bibliothèque bodléienne] Oxford. Oxford Dictionary of National Biography. Retrieved from https://www.oxforddnb.com/view/10.1093/ref:odnb/9780198614128.001.0001/odnb-9780198614128-e-2759.
Wright, S. (2008, January 03). Bodley, Laurence (1547/8–1615), Church of England clergyman [Bodley, Laurence (1547/8 – 1615), ecclésiastique de l’Église anglicane]. Oxford Dictionary of National Biography. Retrieved from https://www.oxforddnb.com/view/10.1093/ref:odnb/9780198614128.001.0001/odnb-9780198614128-e-2758.
Tyack, Geoffrey. Bodleian Library : Souvenir Guide [La bibliothèque bodléienne: visite guidée]. Revised ed. Oxford, 2014. Print.
Lectures supplémentaires :
A History of the Bodleian Libraries
Bibliothèques et bibliothécaires dans le miroir des articles du monde - Bulletin des Bibliothèques de France
Voilà un entretien par-delà les siècles bien agréable à lire car / et fort bien traduit en français !
Il est réconfortant de savoir que nous n'en sommes pas encore ( et n'en serons jamais, je l'espère) à l'ère ou le livre sera balayé par le numérique (God forbid!) Superbes photos également.
Rédigé par : Jean-Paul | 27/10/2019 à 09:28