E N T R E T I E N E X C L U S I F
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Peter Hicks, Ph.D., linguiste, historien, musicien - l'interviewé |
Silvia Kadiu, Ph.D., traductologue, traductrice, universitaire - l'intervieweuse |
L'entretien qui suit a été mené en anglais et traduit en français par notre nouvelle contributrice, Silvia Kadiu, que nous accueillons chaleureusement. Silvia Kadiu est une traductrice et universitaire française. Née en Albanie, elle est arrivée en France à l’âge de sept ans. Après avoir effectué des Masters de Littérature Comparée et d’Anglais à l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a vécu à Londres pendant plus de dix ans, travaillant dans l’édition, la traduction et l’enseignement supérieur.
Elle est titulaire d’un Master et d’un Doctorat de Traduction de la University College London. Sa thèse de doctorat sur la traduction des textes traductologiques a été publiée par UCL Press en 2019 sous le titre Reflexive Translation Studies : Translation as Critical Reflection. Elle est également l’auteure de plusieurs articles de traductologie, de traduction littéraire et de didactique de la traduction, et co-traductrice de plusieurs poèmes depuis l’albanais vers l’anglais (via le français) pour le recueil de poésie Balkan Poetry Today 2017, dirigée par Tom Phillips.
Silvia est actuellement Maîtresse de conférences invitée à University of Westminster London. Elle travaille en parallèle comme traductrice indépendante pour différentes agences de l’ONU, des ONG et de grandes marques internationales.
The original English version is accessible here.
SK : Vous avez suivi un cursus de lettres classiques à University College London, puis vous avez effectué un doctorat à l’université de Cambridge. Depuis 1997, vous êtes historien à la Fondation Napoléon. D’où vous vient votre intérêt pour l’histoire ?
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University College London | Cambridge University |
PH : Après avoir effectué des études d’Histoire à l’université, le père de mon père a travaillé comme missionnaire en Birmanie (l’actuel Myanmar) un peu avant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque j’étais petit, nous lui rendions visite régulièrement : sa maison était remplie d’antiquités et de vestiges de l’Empire britannique. Le frère de mon père, qui vivait avec mes grands-parents et que j’adorais, était restaurateur de meubles, amateur de boîtes musicales et collectionneur de disques 78 tours. Pendant les vacances, mes parents avaient bien plus l’habitude de nous faire visiter des maisons historiques et des musées que de nous emmener à la plage (bien qu’ils le fissent également). J’ai grandi dans le Northumberland, à proximité du mur d’Hadrien [1] , que j’ai visité à de nombreuses reprises. J’ai baigné dans cet univers… L’Antiquité classique me passionne depuis l’enfance.
SK : Qu’est-ce que la Fondation Napoléon ? Quelles activités y exercez-vous ?
PH : La Fondation Napoléon est une organisation à but non lucratif, qui encourage la recherche en Histoire des périodes napoléoniennes (Napoléon I et Napoléon III) et favorise l’accès aux connaissances dans ce domaine. Je supervise les relations internationales de l’organisation, ainsi que la ligne éditoriale de ses productions multimédias en anglais (telles que le site web napoleon.org, les comptes Facebook et Twitter, etc.). J’écris par ailleurs des livres et des articles sur l’Histoire du 19ème siècle et le rôle qu’y ont joué les Bonaparte. Je donne également des conférences en France et à l’étranger.
SK : En 2005, vous avez découvert le Mémorial d’Emmanuel de Las Cases, un des manuscrits les plus célèbres de l’Histoire de France, qui rapporte les conversations de Las Cases avec Napoléon lors de son exil à Sainte-Hélène. [2] Cette découverte a fait l’objet de plusieurs articles dans des journaux nationaux et internationaux. Comment avez-vous fait cette découverte ?
PH : À vrai dire, le manuscrit de Las Cases était « caché à la vue de tous ». Je faisais des recherches pour un article sur le gouverneur de Sainte-Hélène pendant la période de captivité de Napoléon. C’était en 2004. J’étais simplement en train de consulter le catalogue de la British Library lorsque je suis tombé sur le manuscrit de Las Cases. Plusieurs choses expliquent que personne ne l’ait trouvé plus tôt, la principale étant que ce manuscrit rédigé en français se trouvait dans une bibliothèque britannique. Sans oublier que l’archivage du texte dans cette collection publique est relativement récent (le texte a été prêté à la British Library dans les années 1960). C’est une découverte importante car elle montre que le manuscrit de Las Cases, qui décrit en détail l’idée que Napoléon se faisait de son propre règne, était prêt à être publié dès fin 1816. Le texte, qui contenait même des titres de chapitres, était sans doute sur le point d’être envoyé pour publication en Europe et avait très certainement été élaboré en étroite collaboration avec Napoléon. La publication finale, huit ans plus tard, avait quasiment triplé de volume par rapport au manuscrit initial et comprenait des documents qui n’avaient pas nécessairement été vus (et approuvés) par Napoléon. Ainsi, la première version témoigne de la forme que Napoléon voulait donner au Mémorial et révèle rétrospectivement le travail éditorial de Las Cases après la mort de Napoléon.
Napoléon dicte à Las Cases |
SK : Vous parlez couramment l’anglais, le français et l’italien. Vous avez des connaissances en allemand et vous apprenez actuellement le russe. Comment avez-vous été amené à apprendre toutes ces langues et quel rôle ont-elles joué dans votre carrière ?
PH : Les langues ont joué un rôle primordial dans ma carrière. J’ai toujours aimé les langues et j’étais un lecteur précoce à l’école primaire. J’adorais le latin ; j’ai appris le grec ancien par moi-même pour pouvoir étudier les lettres classiques à l’université et j’ai appris l’hébreu biblique pour le plaisir. Lorsque je dois faire des recherches pour un article, je commence souvent par consulter l’article Wikipedia sur le sujet, mais dans différentes langues. Cela donne une bonne vue d’ensemble des préoccupations nationales et des enjeux plus larges sur la question. J’ai travaillé en Europe continentale pendant la majeure partie de ma vie professionnelle. Parler plusieurs langues était une nécessité pour moi. Je remarque d’ailleurs qu’il me faudrait en maîtriser bien d’autres encore. J’aimerais beaucoup améliorer mon allemand, mais je n’ai jamais réussi à m’y atteler. Et le russe se révèle particulièrement difficile…
SK : Vous avez traduit plusieurs textes historiques (depuis l’italien vers l’anglais, mais aussi depuis le français et le latin). Quelles difficultés avez-vous rencontrées pendant la traduction de ces textes ?
PH : Le défi majeur de la traduction est d’atteindre l’adéquation parfaite, mais souvent impossible, entre la langue de départ et la langue d’arrivée. Sans oublier les exigences de style, de lisibilité, de rythme et de naturel. Les textes du 15ème et 16ème siècles que j’ai traduits présentaient une difficulté supplémentaire en ce qu’ils étaient remplis de coquilles et d’approximations, ce qui est habituel pour l’époque. En ce temps-là, il n’existait pas de texte officiel à proprement parler et les dictionnaires n’étaient pas d’une grande utilité puisque les premiers d’entre eux venaient à peine de voir le jour. L’usage de la langue n’était pas encore standardisé. Chaque écrivain avait le sien propre. [4] Il me fallait donc être non seulement traducteur mais aussi lexicographe. Google se révèle un merveilleux outil à cet égard. Vous pouvez rechercher des segments entiers de mots latins ou italiens provenant de textes du 16ème siècle et ainsi créer votre propre glossaire, votre propre dictionnaire pour un auteur donné. C’est fascinant.
SK : Pour terminer cet entretien par un autre secteur de vos multiples activités, vous êtes également musicien semi-professionnel, chanteur et chef d’orchestre. Vous êtes actuellement le chef de chœur de la chorale de Paris Musicanti. Comment cela s’articule-t-il avec votre travail d’historien et votre passion pour les langues ?
PH : Récemment, j’ai commencé à jouer de la musique de l’époque napoléonienne. Cette musique est très peu jouée car elle n’est pas aussi prisée que les autres. Elle est souvent perçue comme médiocre et peu originale. C’est pourtant le son de l’époque. La meilleure manière d’apprécier la grandeur de Napoléon en 1804 est d’écouter la musique jouée pendant sa cérémonie de couronnement. L’idée de reconstituer un environnement musical me plaît beaucoup. La musique est un art puissant. Elle fonctionne comme une machine à remonter le temps ! Et étant donné que l’Empire français interagissait avec la majeure partie de l’Europe occidentale et centrale, les possibilités musicales et linguistiques sont quasiment infinies.
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[1] En l'an 120 apr. J.-C., l'empereur Hadrien vint en Bretagne et, renonçant à conquérir le Nord, fit édifier une ligne fortifiée allant de la Tyne au golfe de Solway et constituée de quatorze forts et d'une muraille de pierre, le fameux mur d'Hadrien.
[2] Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte Hélène: Le manuscript retrouvé, Texte établi, présenté et commenté Thierry Lentz, François Houdecek and Chantal Prevot, Perrin 2017, p. 827. Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.
[3] Voir notre article sur ce blogue faisant allusion aussi aux articles précédents sur Sainte Hélène : 15 août 2019 - le 250e anniversaire de Napoléon Bonaparte
[4] Par exemple, Shakespere, Shackspeare, Shakespear, Shakspere, Shakspere, Shaxspere, Shackespeare, Shakspeare, Shaxper.
Quelle passionnante découverte que ce manuscrit !
L'interview, excellemment traduite par Silvia Kadiu, donne envie de se précipiter en librairie pour acheter cet ouvrage !
Rédigé par : jean-paul | 18/11/2019 à 07:39
Cet entretien de Silvia Kadiu avec Peter Hicks est une super-production ! Il est remarquable à tous égards et digne de figurer parmi les morceaux choisis du Mot juste. En effet, c'est une rencontre entre l'histoire et les langues, deux domaines si chers aux lecteurs du blogue.
L'empereur Napoléon compte certainement plus d'admirateurs hors de France que dans l'Hexagone où on l'accuse souvent d'avoir laissé la France plus petite qu'il ne l'avait trouvée et d'avoir fait périr tant d'hommes que la démographie en pâtit ensuite durablement. Mais, hors de France, il suscite une fascination, même dans les pays qu'il a violemment combattus, comme la Grande-Bretagne et la Russie. Après qu'il se soit rendu et placé sous la protection du Régent d'Angleterre, le 15 juillet 1815, la population de Plymouth, où mouillait HMS Bellerophon, l'accueillit chaleureusement. Pas étonnant donc qu'un grand historien britannique collabore activement à la Fondation Napoléon ! En revanche, Napoléon est toujours cordialement détesté en Espagne, pays qu'il eut la sotte idée de vouloir conquérir pour le donner à son frère Joseph. C'est aussi en Espagne qu'il essuya son premier revers militaire sérieux, à Bailén, en juillet 1808. The end of the beginning, aurait dit Winston Churchill.
Rédigé par : Jean Leclercq | 19/11/2019 à 12:23