E N T R E T I E N E X C L U S I F
Agathe Tupula Kabola est orthophoniste clinicienne à Montréal, au Québec en pratique privée depuis 2010. Elle accompagne les personnes qui sont aux prises avec un trouble du langage ou de la parole, ainsi que leur famille. S'étant d'abord fait connaître du public par ses nombreuses capsules vidéo sur le web, elle collabore régulièrement avec les médias comme chroniqueuse, tant à la télévision qu'à la radio ou dans les magazines.
Agathe offre des conférences dans les milieux de garde, les écoles, les organismes communautaires et les salons ou colloques regroupant des intervenants de la petite enfance ou de l'éducation. Les sujets qui lui tiennent à cœur : le bilinguisme, la stimulation du langage au quotidien, la lecture aux tout-petits, le bégaiement et l'entrepreneuriat au féminin. Agathe est aussi la fondatrice de la Clinique multithérapie Proaction, une clinique privée multidisciplinaire, qui fait désormais partie du réseau d’établissements de la Clinique MultiSens. Elle est l'auteure de trois livres traitant respectivement du bilinguisme chez les enfants, de la résilience en affaires et du bégaiement . Elle est aussi chargée de cours et chargée d'enseignement clinique à l'École d'orthophonie et d'audiologie de l'Université de Montréal. Sa profession, ses écrits, ses conférences et ses interventions dans les médias découlent de la même source de motivation : être près des gens et outiller les familles en leur donnant des stratégies pratiques et innovantes. Voilà sa passion et la vision du service qu'elle désire offrir à la population. La lecture du livre Le bilinguisme, un atout dans son jeu. Pour une éducation bilingue réussie, dont Agathe est l'auteure*, a guidé cet entretien.
Questions de Jean Leclercq et Isabelle Pouliot de la part de Le Mot juste. Propos recueillis par Isabelle Pouliot.
IP : Vous êtes une Québécoise francophone, vous habitez un pays officiellement bilingue, le Canada, et vous avez des racines africaines. Racontez-nous l'itinéraire qui vous a amenée à vous intéresser au bilinguisme et au plurilinguisme.
ATK : Je suis la troisième d'une famille de quatre enfants, née à Montréal et issue d'un mélange culturel. Ma mère est Québécoise de souche (ou « pure laine » comme on dit au Québec), et mon père est originaire de la République démocratique du Congo. Ma langue maternelle est le français et c'est la seule langue qui était parlée à la maison dans la famille. Puisque j'ai grandi à Montréal, j'ai été exposée à l'anglais très tôt dans mon enfance, à l'école, par les amis du voisinage et via la télévision. J'ai débuté l'apprentissage de ma troisième langue, l'espagnol, à l'école secondaire. C'est seulement une fois à l'université, lors d'un programme d'échange étudiant à Valladolid, en Espagne, où j'ai complété mon baccalauréat (licence) en orthophonie, que j'ai développé mon aisance en espagnol. C'est une langue que j'utilise couramment encore aujourd'hui dans le cadre de mon travail.
J'ai toujours été une passionnée des langues, et le fait de vivre dans une ville où la population allophone prédomine et fait partie de mon quotidien a certainement contribué à cet intérêt chez moi. Déjà lors de mes stages dans le cadre de mes études en orthophonie, j'étais régulièrement amenée à intervenir auprès de patients allophones, ce qui a guidé mon choix de sujet pour ma thèse de fin de maîtrise : l'identification d'un trouble de langage ou d'un retard d'acquisition du français langue seconde chez l'enfant allophone.
À l'âge de 22 ans, j'ai eu la chance de voyager en République Démocratique du Congo pour la première fois avec mon père et mon frère cadet. C'est lorsque nous sommes arrivés à Mérode, le village natal de mon père, dans la région de Mbuji Mayi (Province Kasai-Oriental) , où demeurent des membres de la famille du côté paternel, que j'ai pris pleinement conscience que j'étais coupée d'une partie de mes racines. Les habitants du village s'étaient regroupés autour de nous pour exprimer leur joie de nous rencontrer, à travers leurs pas de danse et leurs chants. Ils ont ensuite voulu amorcer un échange avec mon frère et moi en tshiluba, la langue maternelle de mon père (que nous n'avons jamais apprise, n'ayant jamais été exposés). J'étais à la fois heureuse de vivre ce moment magique, et déçue de ne pouvoir m'exprimer dans leur langue.
En 2016, année de la parution de mon livre sur le bilinguisme, j'ai suivi mon premier cours de tshiluba à Montréal dans une école de langues africaines. Aujourd'hui, je n'ai pas un niveau conversationnel, mais j'ai pu développer légèrement mon oreille et je suis en mesure de comprendre quelques bribes de texte à l'écrit. J'ai encore beaucoup de chemin à faire pour être autonome dans ma langue d'origine.
IP : Dans le prologue de l'ouvrage que vous consacrez au bilinguisme, vous écrivez : « J'ai donc voulu rédiger le livre que j'aurais aimé que mon père lise lorsque j'étais plus jeune, afin qu'il puisse avoir les outils nécessaires pour transmettre une langue minoritaire à ses enfants. » Pourquoi l'enseignement de la langue d'origine est-il si important?
ATK : Je suis convaincue qu'avec la transmission de chaque langue viennent un bagage culturel, une nouvelle vision du monde qui nous entoure et l'accès à une richesse insoupçonnée. Le fait pour les enfants de connaître leur langue d'origine leur permet, dans certains contextes, de communiquer avec davantage de membres de leur famille et de mieux communiquer avec leur noyau familial. Toutefois, la transmission d'une langue d'origine est avant toute chose une question de valeur et d'importance qui lui est accordée. Je ne crois pas que les parents devraient s'imposer de parler leur langue d'origine à leurs enfants si ce n'est pas naturel ou important pour eux de le faire. De plus, les parents doivent eux-mêmes avoir une bonne maîtrise de leur langue d'origine afin de fournir à leurs enfants des modèles langagiers adéquats.
En ce qui me concerne, mon père a toujours conservé des liens étroits avec les membres de sa famille qui parlent le tshiluba, et plusieurs d'entre eux ne maîtrisent pas le français. Mon père s'est toujours donné le devoir de nous transmettre ses valeurs familiales et sa culture. La transmission de sa langue d'origine à ses enfants aurait ainsi été en accord avec ses valeurs et aurait pu nous permettre de communiquer davantage avec sa famille. J'ai compris tellement de choses sur la culture de mon père lorsque j'ai suivi mon premier cours de tshiluba. J'en ai d'ailleurs fait un article sur mon blogue.
IP : Certains immigrants ou résidents d'origine étrangère sont réticents à transmettre leur langue d'origine à leurs enfants, surtout si celle-ci est très minoritaire. Quelques questions se posent : L'enfant allophone a-t-il envie d'apprendre une langue qu'il n'aura guère l'occasion d'utiliser ? Que faire si l'enfant répond dans la langue majoritaire lorsqu'on lui parle dans la langue minoritaire? Doit-on s'en inquiéter?
ATK : Pas forcément. L'utilité de la langue dans le quotidien est l'un des ingrédients pour une éducation bilingue réussie dont je parle dans mon livre. Pour parvenir à une bonne maîtrise d'une langue, l'enfant doit avoir des opportunités de l'utiliser, de participer à des interactions sociales riches et diversifiées avec des locuteurs compétents. De mon expérience, ce qui décourage souvent les parents à ne pas transmettre leur langue d'origine à leurs enfants est la fausse croyance que l'exposition à deux langues en même temps engendrera de la confusion chez l'enfant, ou bien qu'il faille parler la langue de scolarisation à la maison, une fois que l'enfant fait son entrée à l'école, afin de ne pas nuire aux apprentissages scolaires et développer davantage le vocabulaire dans la langue majoritaire. Ces mythes sont coriaces et persistent dans le temps, bien que de nombreuses études aient démontré que les langues n'entrent pas en concurrence dans le cerveau de l'enfant. Bien au contraire, la bonne maîtrise de sa langue maternelle facilite l'acquisition d'une langue seconde en agissant comme un « terreau fertile », une base sur laquelle l'enfant pourra s'appuyer pour apprendre d'autres langues.
IP: Vous écrivez qu'il est nécessaire qu'un enfant soit exposé à une autre langue au moins 30 % du temps pour qu'il devienne bilingue. Quelles stratégies sont les plus appropriées pour valoriser la langue?
ATK : Si nous avons une bonne maîtrise de la langue en question, il est possible de la valoriser en la parlant le plus régulièrement possible à l'enfant, toujours dans des contextes naturels. Si les parents ne maîtrisent pas la deuxième langue, ils peuvent tout de même la valoriser en s'y intéressant et en créant des contextes où l'enfant aura l'opportunité d'utiliser cette langue (ex : inscription à des activités de loisirs dans la langue, heures du conte à la bibliothèque, fréquentation des amis du quartier parlant cette langue, fréquentation d'une association organisant des activités dans la langue, trouver des professionnels de la santé locuteurs de cette langue, etc. Bref, l'enfant doit sentir que la langue qu'il apprend peut lui être utile pour communiquer avec son entourage et socialiser.
IP : Le bilinguisme et le plurilinguisme sont maintenant la norme dans le monde. Cependant, bon nombre de systèmes scolaires enseignent encore les langues secondes sans apprentissage très soutenu. Selon vous, comment l'école devrait-elle enseigner les langues?
ATK : L'enseignement d'une langue devrait se faire par des locuteurs ayant une compétence élevée dans ladite langue, à travers des périodes d'apprentissage favorisant des périodes prolongées (au détriment des périodes courtes, comme le veut la formule traditionnelle). Par exemple, il existe des modèles scolaires où l'anglais est parlé en classe pratiquement la moitié de l'année scolaire (classes d'anglais intensif). Ou encore, il est possible de réaliser des journées complètes en anglais au lieu d'une heure par-ci par-là.
IP : Quel est le lien entre réussite scolaire et bilinguisme?
ATK : Les enfants bilingues tendent à avoir de meilleurs résultats et des aspirations scolaires plus élevées en comparaison aux enfants unilingues. Les résultats de plusieurs études nous montrent que les enfants bilingues, entre autres, apprennent plus aisément à lire et à écrire et comprennent plus vite les règles de grammaire. Or, la grande majorité des apprentissages scolaires passe par la lecture.
IP : Dans votre livre, vous nous dites que le bilinguisme exerce sur le cerveau un effet protecteur qui dure pendant toute la vie et qu'il protège du vieillissement et de certaines pathologies liées à l'âge. Les bilingues se rétabliraient mieux après un AVC. Expliquez-nous.
ATK : Le fait de parler régulièrement plus d'une langue, que ce soit dès la prime enfance ou plus tard à l'âge adulte, est en quelque sorte une gymnastique cérébrale qui permet de garder notre cerveau en forme! Après avoir subi un AVC, une personne peut voir ses habiletés langagières diminuer au niveau réceptif et expressif (compréhension du langage, parole, formulation des phrases, expression des idées, lecture, écriture). C'est ce qu'on appelle l'aphasie. Or, les personnes aphasiques bilingues tendent à mieux récupérer leurs facultés que les aphasiques unilingues, car elles voient leurs fonctions cognitives plus préservées. Leur cerveau vieillit moins rapidement et a plus de facilité à compenser.
IP : Le fait d’être vous-même plurilingue vous aide-t-il à mieux dépister des troubles du langage chez des enfants bilingues?
ATK : Je dirais que oui, dans la mesure où le fait de parler plusieurs langues me rend plus sensible aux particularités linguistiques de chaque langue (morphologie, phonologie, particularités pragmatiques en lien avec la culture rattachée à la langue, etc.). Étant plus sensible et à l'affût de ces nuances, je me sens davantage en mesure de ne pas être biaisée et de ne pas sur-identifier ou sous-identifier des troubles de langage chez ma clientèle. Toutefois, je ne dirais pas qu'il faut à tout prix être plurilingue ou parler la langue maternelle du patient pour être à même de déterminer un problème de communication chez ce dernier. Néanmoins, le plurilinguisme nous ouvre des portes et permet de passer les barrières beaucoup plus facilement, en plus d'éviter les biais culturels.
IP : Les troubles du langage sont-ils universels ou certains problèmes se retrouvent-ils plus souvent chez les locuteurs d’une famille de langues?
ATK : Les troubles du langage sont universels. Néanmoins, les troubles du langage écrit peuvent prendre plus d'ampleur dans une langue donnée dépendamment de la nature de la langue (par ex.: une langue opaque comme le français (un phonème correspondant à plusieurs graphèmes, comme o: eau, ault, eault, aux, eaux, au, etc.) cause plus de difficultés à une personne dyslexique qu'une langue transparente comme l'espagnol, où on écrit les sons comme ils se prononcent). À l'oral, les marqueurs d'un trouble de langage varient d'une langue à l'autre en fonction de la morphologie et de la syntaxe de la langue. Par exemple, les erreurs d'accord en genre peuvent être des marqueurs d'un trouble de langage dans une langue (comme en français), mais pas dans une autre où les articles ne sont tout simplement pas accordés en genre (comme en anglais).
IP : En terminant, avez-vous des suggestions ou des conseils pour des parents unilingues qui souhaitent favoriser chez leurs enfants l'apprentissage de langues étrangères qu'ils ne maîtrisent pas? Quels moyens sont à favoriser ou à proscrire?
ATK : Il faut à tout prix éviter qu'ils ne s'improvisent eux-mêmes locuteurs d'une langue qu'ils ne maîtrisent pas et se mettent à la parler à leurs enfants, car ceux-ci ont besoin de modèles langagiers adéquats pour bien apprendre la langue. Les parents peuvent plutôt trouver d'autres ressources dans le quartier ou dans leur entourage : amis, parenté, nounou ou gardienne, activités de loisirs, jumelage linguistique, camp de jour, cours de langue, etc. Ils doivent garder en tête que l'apprentissage d'une langue prend du temps : c'est un projet de plusieurs années et non de quelques semaines !
*Agathe Tupula Kabola. Le bilinguisme, un atout dans son jeu. Pour une éducation bilingue réussie. Montréal, Éditions du CHU Sainte-Justine, 2016. 189 p.
Lectures supplémentaires :
LANGFEST Montreal, Canada. 2018 08 21-26
Linguiste du mois de novembre 2013 - Claudette Roche, monitrice d'accent
Linguiste du mois de mai 2019 - Rachel Harting, enseignante de français au seins des sourds
Entretiens avec des montréalais et montréalaise :
Sherry Simon - linguiste du mois de juin 2015
Marc Pomerleau - linguiste du mois de mai 2019
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