ENTRETIEN EXCLUSIF
Christina Khoury |
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Jonathan G. |
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Traduction : |
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Ce mois-ci, notre invitée s'appelle Christina Khoury et elle habite la ville portuaire d'Haïfa (Israël).
L'entretien qui suit résulte d'un séjour de votre fidèle blogueur à l'hôtel Beit Hashalom (Maison de la Paix) où travaille Christina.
Un jour, il l'a surprise à converser successivement en trois langues : hébreu, arabe et anglais.
Avant de nous entretenir avec Christina, nous dirons quelques mots d'Haïfa et de son histoire.
La ville d’Haïfa
Construite sur les versants du Mont Carmel, Haïfa a une histoire vieille de plus de 3.000 ans. L'établissement humain le plus ancien qu'on connaisse dans le voisinage est un petit port installé à l'Âge du bronze (14e siècle av. J.C.).
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Haifa et Marseille sont les villes jumelles
Au fil des millénaires, la région d'Haïfa a été successivement conquise et dirigée par les Cananéens, les Hébreux, les Phéniciens, les Perses, les Hasmonéens, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Croisés, les Ottomans [1] et les Britanniques. Depuis 1948, Haïfa fait partie de l'État d'Israël dont elle est la troisième plus grande ville.
En 1100 ou 1101, Haïfa fut assiégée et bloquée par des chrétiens européens, peu après la fin de la Première Croisade, puis conquise après une farouche résistance de ses habitants et de la garnison fatimide. Sous les Croisés, Haïfa ne fut plus qu'un petit point d'appui côtier. L'armée de Saladin [*] s'empara d'Haïfa en 1187 et rasa la forteresse des Croisés. Sous Richard Cœur de Lion, les Croisés reprirent la ville en 1191.
En 1799, Napoléon Bonaparte prit Haïfa lors de sa conquête de la Palestine et de la Syrie, mais fut ensuite contraint de se retirer. Dans sa proclamation de fin de campagne, Napoléon déclara qu'il rasait les fortifications de « Kaïffa » [2], (comme on l'appelait alors) ainsi que de Gaza, Jaffa et Acre.
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Monument commémoratif dédié aux soldats napoléoniens massacrés
en face du Monastère de Stella Maris à Haifa [Photo: Shmuliko]
En septembre 1918, Haïfa fut enlevée aux Ottomans, à la lance et au sabre, par des cavaliers indiens de l'armée britannique. La ville fit ensuite partie de la Palestine [3], territoire placé sous mandat britannique, par décision de la Société des Nations. Cette situation dura jusqu'à la création de l'État d'Israël, en 1948.
La population d'Haïfa est hétérogène. Elle comprend 82% de Juifs israéliens, près de 14% de Chrétiens (en majorité des Arabes chrétiens), quelque 4% de musulmans et des communautés druzes.
[*] De son vrai nom, Salah ad-Din Yusuf (1138-1193), il est le fondateur d’une dynastie sunnite d’origine kurde, les Ayyoubides.
Jonathan Goldberg : Vous êtes issue d’une intéressante famille cosmopolite. Dites à nos lecteurs ce qu’il en est.
Christina Khoury : Mon grand-père paternel est né à Turin (Italie), puis s’en est allé vivre à Gênes où il s’est marié et où mon père est né et a grandi.
Mon grand-père maternel, né à Constantinople en 1897, était de mère italienne et de père monténégrin. Il rencontra ma grand-mère dans cette même ville où elle était née. L’italien était leur langue maternelle, car ils avaient tous deux une mère italienne, bien qu’ils vécussent hors d’Italie.
En 1910, à l’âge de 13 ans, mon grand-père maternel est venu de Constantinople à Haïfa, avec d’autres membres de sa famille, pour travailler au chemin de fer du Hedjaz [4], d’abord à Alep, puis à Damas et, plus tard, à Haïfa. Lorsque éclata la Première Guerre mondiale, la construction du chemin de fer du Hedjaz fut interrompue. Mon grand-père resta à Haïfa où il fonda une usine. En 1925, il épousa ma grand-mère à Constantinople. En 1934, la famille s’installa à Haïfa où ma mère et ses sœurs firent leurs études dans les écoles chrétiennes de la ville. Elles grandirent à Haïfa et parlaient l’italien.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille, étant italienne, se trouva du mauvais côté. Elle fut internée dans des camps dans ce qui était alors la Palestine sous mandat britannique, situation qui dura jusqu’à la création de l’État d’Israël, en 1948.
Cette année-là, mes parents se rencontrèrent à Haïfa où mon père, natif de Gênes, se trouvait en mission de courte durée pour le consulat italien. Ils se marièrent en 1949 et ma mère s’en fut pour la première fois en Italie en tant que jeune épousée.
Mes parents s’installèrent à Gênes, la ville natale de mon père, et vécurent ensuite dans différentes villes d’Italie du nord. Je suis née à Gênes, mais j’ai aussi vécu dans d’autres régions d’Italie, avant d’arriver en Israël en 1984, à l’âge de 15 ans.
J.G. : Parlez-nous des différentes langues que vous possédez.
C.K. : Une fois installée à Haïfa, j’ai dû apprendre l’hébreu et, ensuite, continuer ma scolarité en hébreu, à Haïfa. J’avais commencé à apprendre l’anglais dans le secondaire en Italie, mais j’ai élargi ma connaissance de cette langue, ici en Israël, où j’ai pu la pratiquer de plus en plus. Le français est une langue à laquelle j’ai été exposée dès l’enfance car certains membres de ma famille élargie étaient francophones et, qu’en outre, je l’ai apprise à l’école. J’ai acquis l’arabe, ici à Haïfa, au contact de mes amis arabes chrétiens. J’ai appris l’allemand dans le cadre de mon travail, car l’hôtel qui m’emploie appartient à une organisation suisse et que nous y accueillons beaucoup de clients germanophones. J’ai suivi un cours d’allemand à l’université d’Haïfa et j’ai ensuite pratiqué au travail. Ma mère parlait cinq langues, et je dois avoir hérité de ce goût pour les langues étrangères.
J.G : À quelle confession vous-même et votre époux appartenez-vous ?
C.K. : J’ai grandi dans une famille catholique pieuse mais, très tôt, j’ai choisi le Christianisme messianique qui est analogue à l’Église évangélique. Mon mari est issu d’une famille chrétienne maronite libanaise. Il est né à Londres d’une mère britannique et d’un père arabe chrétien, mais il est arrivé à Haïfa encore bébé. Il a grandi à Haïfa et a rejoint la communauté chrétienne messianique.
J.G. : Quelles langues parlez-vous en famille ?
C.K. : Je parle surtout hébreu avec mon mari parce que c’est la langue dans laquelle nous avons été scolarisés ici et qu’elle est la principale langue parlée en Israël. Je parlais italien à feue ma mère et j’ai perpétué la tradition en parlant italien à ma fille (qui est née et a grandi à Haïfa), et nous parlons toutes deux italien à mes petits-enfants. De la sorte, cinq générations de femmes de ma famille ont conservé leur maîtrise de l’italien (ma grand-mère à Constantinople, ma mère en Italie, moi-même, ma fille et mes petits-enfants en Israël). À la maison, avec mon mari, notre fille et deux fils plus jeunes et notre gendre, nous alternons l’italien et l’hébreu.
J.G. : Qu’est-ce que Beit Shalom ? Comment lui êtes-vous liée ?
C.K. : L’hôtel Beit Shalom d’Haïfa appartient à une organisation évangélique (protestante) suisse. Il a été construit dans les années 1970. Faisant partie de la communauté évangélique d’Haïfa, j’ai entendu parler d’un poste vacant à l’hôtel, et j’y suis encore 30 ans après !
J.G. : Quelle clientèle accueillez-vous à l’hôtel ?
C.K. : L’organisation suisse propose des visites guidées de la Terre Sainte. Ceux-ci comprennent plusieurs jours à l’hôtel d’Haïfa. En outre, des adeptes de la religion Bahaï, dont le centre mondial se trouve à Haïfa, jugent commode de loger dans un hôtel qui se situe près des magnifique terrasses bahaï qui occupent de vastes espaces de la ville. [5] [6] Des clients et des touristes, tant d’Israël que de l’étranger, apprécient également notre hospitalité.
Les jardins bahaï d'Haifa
la vue, face au Mont Carmel | la vue, du haut du Mont Carmel |
J.G. : Haïfa compte plusieurs communautés chrétiennes. Pouvez-vous nous en parler ?
C.K. : Outre notre communauté messianique, il y a des catholiques romains, des catholiques grecs (melkites) et des orthodoxes grecs. Les catholiques, en particulier, ont des liens étroits entre eux et, dans une moindre mesure, avec les autres chrétiens.
J.G. : Quel est le degré d’harmonie ethnique et religieuse entre juifs, chrétiens et musulmans à Haïfa ?
C.K. : C’est un magnifique exemple de coexistence pacifique. Celle-ci se manifeste dans la vie quotidienne : dans le commerce, les loisirs et la mixité des voisinages. Certaines institutions culturelles s’emploient à renforcer cette coexistence, grâce à des réunions et des activités interculturelles.
J.G. : D’une manière générale, les chrétiens, minoritaires en Israël, se sentent-ils en danger, comme c’est parfois le cas ailleurs au Moyen-Orient ?
C.K. : Pour autant que j’en sache et que je puisse le constater, les chrétiens sont entièrement libres et vivent en paix en Israël, surtout si l’on songe à ce que l’on sait des chrétiens vivant dans les pays arabes environnants.
J.G. : Il existe différentes thèses quant à l’origine du nom Haïfa. Qu’en savez-vous ?
C.K. : Nul ne connaît les origines exactes du toponyme Haïfa, mais il pourrait dériver du substantif kepha (pierre – le nom de l’apôtre Pierre, en araméen), ou de l’association des mots Hof et Yafe qui signifient « jolie plage », ou encore de Chipa qui veut dire « couvert », allusion au Mont-Carmel qui domine l’endroit.
J.G. : Comment êtes-vous parvenue à reconstituer l’histoire de votre famille ?
C.K. : Ma mère a relaté sa vie en une centaine de pages, en italien. Je prévois de traduire ce document en anglais.
J.G. : Vous travaillez à l’hôtel tous les matins et certains soirs. Que faites-vous de votre temps libre ?
C.K. : Je m’occupe de mes petits-enfants et j’aide de jeunes étudiants dans leurs études d’anglais.
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[1] Désigne les successeurs d’Osman, fondateur d'une dynastie qui régna sur l’empire turc jusqu’à son démembrement, après la Première Guerre mondiale, et l’avènement de la République turque, en 1923.
[2] En français, avant l'adoption de la graphie actuelle (Haïfa), la ville était connue sous le nom de Caïffe, Kaïffa, Caïfa, voire même Caïffa. C'est cette graphie qu'on relève dans la première version du Tintin au pays de l'or noir d’Hergé, parue en feuilleton dans le Journal de Tintin. En revanche, dans l'album, sorti en 1950, il est alors question d'Haïfa (p.14). Mieux encore, à l'occasion de la refonte de l'album, en 1971, Haïfa cède la place à la localité imaginaire de Khemkhâh, histoire de mettre tout le monde d'accord !
[3] Pour le Centre national de ressources textuelles et lexicales le mot "Palestine" nous est parvenu au travers du latin Palaestina et du grec παλαιστινη, de l'hébreu pĕlesheth, qui désignait le pays des Philistins . Selon l'exégète Guy Couturier la forme actuelle du nom résulte de transformations, à travers les siècles, du mot hébreu Pelishtîm, que nous transcrivons Philistins. Il ajoute qu'il fait directement référence aux Philistins, mais sous la forme assyrienne Palastu répandue par les Grecs. (Source: https://www.wikiwand.com/fr/Palestine)
[4] Ligne de chemin de fer à voie étroite, construite entre 1900 et 1908, pour relier Damas à Médine (1.800 km). Voulu par le sultan Abdul Hamid II et réalisé avec l’appui technique allemand, le projet devait faciliter le pèlerinage à la Mecque, favoriser les échanges commerciaux et affirmer la présence ottomane dans la péninsule arabique. La guerre de 1914-1918 sonna le glas du chemin de fer du Hedjaz. De nos jours, il n’en subsiste que quelques tronçons, en Syrie et en Jordanie.
Voir: Railway lines once connected the Middle East, The Economist, January 2021.
Lecture supplémentaire:
Railway lines once connected the Middle East _ The Economist
[5] Le baha’isme, aussi connu sous le nom de foi bahá’íe, est une religion abrahamique et monothéiste qui proclame l’unité spirituelle de l’humanité. Les membres de cette communauté religieuse internationale se décrivent comme les adhérents d’une « religion mondiale indépendante ». Les baha’is, disciples de Bahāʾ-Allāh, s’organisent autour de plus de 100 000 centres, répertoriés par le centre mondial de Haïfa, à travers le monde.
[6] L'hôtel est près du métro souterrain, nommé le « Carmelit ». Construit par des entreprises françaises, il est inauguré en 1959 par David Ben-Gurion le premier Premier Ministre d'Israël. Avec seulement quatre voitures, six stations et une seule ligne–tunnel de 1 800 mètres de long, le Carmelit est l’une des plus petites infrastructures de métro au monde.
Haifa sera sur ma liste see-it lorsqu'un jour j'irai enfin en Israël. D'autre part, je trouve remarquable cette fidélité à l'italien tout au long de cinq générations dans la famille Khoury. Le terme de langue "maternelle" prend ici tout sons sens. D'après mes observations, très souvent, la langue s'éteint à la troisième, voire même à la deuxième génération vivant à l'étranger.
Rédigé par : Magdalena | 15/01/2020 à 02:49