INTERVIEW IMAGINAIRE EXCLUSIVE
L'intervieweuse : Jean Findlay |
L'interviewé : Charles Kenneth Scott Moncrieff (1889-1930) |
Jean Findlay est née à Édimbourg. Elle a étudié le droit et le français à l'Université d'Edimbourg et le théâtre à Cracovie, en Pologne sous la direction de Tadeusz Kantor. Elle a cofondé une compagnie de théâtre primée, écrit et produit des pièces de théâtre qui ont été jouées à Londres, Berlin, Bonn, Rotterdam, Dublin, Glasgow et au Centre Pompidou à Paris. Durant ses années de vie à Londres, elle a rédigé des critiques littéraires et de théâtre pour The Scotsman et été journaliste pour The Independent, Time Out et The Guardian. Jean vit aujourd'hui à Édimbourg avec son mari et leurs trois enfants. Elle a fondé et dirigé la maison d'édition Scotland Street Press (scotlandstreetpress.com). Elle est l'arrière-petite-nièce de C. K. Scott Moncrieff.
Charles Kenneth Scott Moncrieff (1889-1930) est connu pour être « le traducteur de Proust ». Le prix britannique de traduction à partir du français s'appelle, à juste titre, le Prix Scott Moncrieff [1]. Jean Findlay, a rédigé sa biographie, Chasing Lost Time, dans laquelle elle fait apparaître l'émergence progressive du traducteur en remontant à sa petite enfance, mais brosse aussi un chaleureux portrait de l'homme dans sa totalité : le soldat qui continue de croire à la noblesse de la guerre malgré le spectacle et la souffrance des effets d'un séjour prolongé dans les tranchées, l'homosexuel actif, à une époque où les « actes contraires aux bonnes mœurs » étaient poursuivis pénalement, le fervent converti au catholicisme, l'homme qui était au cœur de la vie littéraire du Londres des années 1920 et l'espion envoyé dans l'Italie de Mussolini. Jean Findlay a bien voulu rédiger à notre intention l'interview imaginaire qui suit.
Nadine Gassie, qui a bien voulu traduire l'entretien ci-dessous, et sa fille Océane Bies, étaient nos linguistes du mois d'avril 2017. Ces deux traductrices littéraires très douées ont traduit, entre autres, un grand nombre des livres de Stephen King, le mythe vivant de la littérature américaine. Elles passent pour être « sa nouvelle voix française ». Nous remercions infiniment Nadine d'avoir accepté de traduire cet entretien.
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J. F. : Bonjour... ou bonsoir... selon que tu te trouves dans le même fuseau horaire ou pas...
C. K. S. M. : Je peux me trouver dans n'importe quel fuseau horaire, à ta guise. Bonjour à toi aussi.
J. F.: J'espère que cette intrusion dans ton repos céleste ne te dérange pas, mais nous autres ici-bas avons besoin de quelques renseignements, et d'un peu de bonne vieille sagesse d'antan.
C. K. S. M. : Sache que j'ai appris la sagesse d'antan aussi facilement que tu le peux. J'ai mémorisé l'Ode au matin de la Nativité de Milton à l'âge de cinq ans, étudié le grec et le latin à sept ans, décroché une bourse d'études pour la Winchester School à 13 ans pour ma traduction d'Ovide. Tout cela grâce à mon travail acharné et au dévouement de ma mère.
J. F. : Ta mère était une femme très attentionnée. Elle t'a lu les classiques tout au long de ton enfance.
C. K. S. M. : Oui, j'ai très tôt été familier de Ruskin et de ses idées, ce qui m'a aidé à comprendre Proust plus tard.
J. F. : Nous allons y venir, mais parlons d'abord de ta mère. Elle-même était écrivaine, n'est-ce pas ?
C. K. S. M. : Oui, elle rédigeait régulièrement des chroniques pour les journaux du dimanche et publiait des nouvelles dans le Blackwood's Magazine. Elle a ainsi gagné assez d'argent pour payer les études universitaires de sa sœur cadette.
J. F. : Et ton père était avocat.
C. K. S. M. : Juge aux affaires criminelles. Ou sheriff comme on les appelle toujours en Écosse.
J. F. : Et l'on attendait de toi que tu suives les traces de ton père ?
C. K. S. M. : J'ai en effet étudié le droit à l'Université d'Édimbourg, mais ensuite, ayant remporté une bourse d'études pour un diplôme d'anglais, je me suis spécialisé en langue anglo-saxonne. Tout cela m'a aidé à traduire Beowulf, Wisdsith, Finnsburgh, Waldere, Deor [2], publié en 1921.
J. F. : À cette époque, tu avais traversé l'épreuve de la Première Guerre mondiale.
C. K. S. M. : Oui, la traduction de Beowulf [3] fut une sorte de catharsis du guerrier. Tout comme mes poèmes dans The New Witness, mes articles et mon feuilleton de guerre humoristique par lesquels je tentais de voir le côté plus léger des choses. Cette guerre fut un enfer, bien sûr, mais j'ai toujours essayé de plutôt voir la poésie, la camaraderie, l'humour. Mes lettres à ma mère ne décrivaient pas l'horreur, c'était impossible, elles racontaient plutôt les animaux trouvés, les Français rencontrés, les bons moments passés avec mes compagnons d'armes.
J. F. : Tu as lié de solides amitiés pendant la guerre et tu es tombé amoureux.
C. K. S. M.: Ah, oui, c'est vrai que je suis célèbre pour ça ! C'est beau d'être célèbre pour ça : tomber amoureux. J'en suis fier. Le 11 novembre 2019, BBC World a consacré toute une émission à mon amour mémorable, quoique tendre et subtil, pour Wilfred Owen [4], et qui cent ans plus tard recèle encore une part de mystère. J'avais rencontré Wilfred à l'occasion du mariage de Robert Graves [5] en janvier 1918. C'était un poète inconnu, timide et taciturne, dont les cheveux blanchissaient déjà au début de la vingtaine. On ne devrait pas envoyer de poètes à la guerre... Deux ans plus tôt, j'avais aidé Robert Graves à obtenir une affectation en Angleterre. J'ai essayé de faire la même chose pour Owen, mais on manquait d'hommes au cours de ce dernier été de la guerre. Nos rangs avaient été décimés. Lui et moi nous rencontrions souvent pour discuter de poésie. Je traduisais La Chanson de Roland à l'époque et vantais la façon dont la poésie française joue de l'assonance et de la consonance, ce que Wilfred expérimentait en anglais. C'était un été chaud et pénible, Londres était remplie de soldats et je me souviens l'avoir retrouvé pour une courte permission à sa descente du train et avoir essayé de lui trouver une chambre où dormir à Londres puis, m'apercevant qu'il avait oublié son portefeuille sur mon bureau, avoir fait l'aller-retour cinq fois ce soir-là d'Eaton Square à Cadogan Square avec ma jambe (dont j'avais perdu un bon morceau) dans une attelle-étrier. J'en ai tiré un sonnet :
Last night into the night I saw thee go,
And turned away; and heavy of heart I clambered
Up the steep causeway: weary, late and slow
By my lone bed arrived. But, I enchambered,
Out cried the sullen alert artillery:
Shrilled watchmen: woke the slumbering streets in riot.
And, was I sad for my night’s swallowing thee,
Then I was glad because thy night was quiet.
J. F.: Quelle cruelle ironie. Tu l'as aidé à publier ses premiers poèmes, mais tu n'as pas pu retirer son nom de la liste du War Office et on l'a envoyé au front se faire tuer. Anéanti par sa mort, tu as écrit un autre sonnet pour Owen que tu as inclus dans ta dédicace de La Chanson de Roland:
When in the centuries of time to come,
Men shall be happy and rehearse thy fame,
Shall I be spoken of then, or they grow dumb,
Recall these numbers and forget this name?
Part of thy praise, shall my dull verses live
In thee, themselves–as life without thee–vain?
So should I halt, oblivion’s fugitive,
Turn, stand, smile know myself a man again.
I care not: not the glorious boasts of men
Could wake my pride, were I in Heaven with thee;
Nor any breath of envy touch me, when,
Swept from the embrace of mortal memory
Beyond the stars’ light, in the eternal day,
Our contented ghosts stay together.
Mais soyons justes, ce n'est pas seulement cela qui t'a valu ta notoriété. Tu t'es ensuite consacré à la traduction de Proust.
C. K. S. M. : Et de Stendhal, Pirandello, Héloïse et Abélard, et bien d'autres. Mais Proust, vois-tu, m'aurait compris. À bien des égards, nous avions beaucoup en commun : même prédilection secrète pour les hommes, même obsession de la généalogie, notre lien par Ruskin, mon temps passé en France à apprendre à aimer ses cathédrales et ses villages, sa langue et sa religion. Je me suis converti au catholicisme et Proust regorge de références catholiques. Je regrette de ne l'avoir pas rencontré, encore que la lecture de l'œuvre d'un auteur nous permette parfois d'en savoir bien plus qu'une simple rencontre.
Stendhal (Marie-Henri Beyle) |
Héloise | Pierre Abélard (ou Abailard ou Abeilard) |
Note du blog : Stendhal [1783-1842] : écrivain français, considéré comme l'un des maîtres du réalisme psychologique. |
J. F. : On dit qu'un biographe est celui qui en sait le plus, et qu'un biographe littéraire sait pratiquement tout. Mais la traduction de Proust reste ta grande œuvre.
C. K. S. M.: Je ne l'ai jamais achevée : c'est elle qui m'a achevé. Bien que tout ait commencé plutôt aimablement. Proust était l'esprit parfait à fréquenter. Sa Recherche réunit prose, poésie et métaphysique en un tout harmonieux, traversé de strates de sous-texte, satire et allusions. Sa lecture ralentissait le temps, et sa traduction le ralentissait plus encore, et comme j'avais besoin de me guérir après la guerre, il me fallait des esprits et des cœurs bienveillants. Noël Coward m'a présenté à Eva Cooper [6] et elle est la première à qui j'ai lu mon Proust à voix haute, chez elle à la campagne à Hambleton Hall. Plus tard, j'ai rencontré d'autres esprits bienveillants sur qui le tester.
J. F. : Tu l'as testé sur à peu près toutes tes connaissances.
C. K. S. M. : Oui, et mon déménagement en Italie fut fort bienvenu, il y avait là tant d'écrivains anglais et américains en exil. La vie y était moins chère, le climat plus ensoleillé et les églises, les peintures et l'architecture une vraie nourriture pour l'âme. J'adorais aussi les bains de mer, depuis mon enfance en Écosse, mais après ma blessure de guerre et avec ma fièvre des tranchées chronique, il me fallait des eaux plus tièdes. J'ai séjourné à Florence, Pise et enfin Rome, dans de belles chambres de location où je pouvais me concentrer sur ma traduction.
J. F. : Mais tu as exercé une autre activité en Italie. Tu as continué à travailler pour le gouvernement britannique, auprès du British Passport Office à Rome, mais c'était une couverture pour des activités d'espionnage.
C. K. S. M. : Nous surveillions la montée du fascisme. Je me souviens avoir observé dès mon premier jour en Italie que le pays était dirigé par des « adolescents sous cocaïne ». C'était dangereux, pas comme la guerre, bien entendu, mais il fallait faire attention. Louis Christie, qui était alors Messager du Roi George V, a été roué de coups en pleine rue par les fascistes, sans avertissement, et il a dû quitter Rome définitivement. Pour moi, être journaliste-traducteur était la couverture parfaite. Je descendais jusqu'à la jetée de Livourne et bavardais avec les marins, et c'est ainsi que j'ai découvert que la cargaison qu'ils embarquaient sur des bateaux à destination du Yémen était des munitions destinées à un soulèvement contre le protectorat britannique là-bas, et que parmi l'équipage se trouvaient des ingénieurs en communication et des experts en explosifs. J'ai aussi découvert des mobilisations de l'armée et des exercices militaires en cours près de Gênes.
J. F. : Donc Proust n'a pas entièrement accaparé ta vie.
C. K. S. M. : Non, mais j'ai développé une façon de voir par ses yeux, une façon de voir non seulement la beauté en toute chose, mais aussi l'humour et la satire. C'est aussi Proust qui m'a financé. J'ai signé des contrats simultanément à Londres et à New York. Les Américains payaient mieux et ne se formalisaient pas du contenu. À Londres, Chatto & Windus n'ont pu imprimer Sodome et Gomorrhe − bien que je l'eusse traduit par Cities of the Plain − en raison des lois sur l'obscénité. Albert Boni [7] à New York n'a pas hésité et c'est pourquoi le texte a d'abord été publié aux États-Unis.J'ai également traduit et tenté de promouvoir Pirandello dans le monde anglophone. J'ai vu ses pièces et je l'ai rencontré à plusieurs reprises. C'était un distrait, une fois il est arrivé pour dîner avec vingt-sept heures de retard. J'avais sa bénédiction concernant mes traductions. J'ai rappelé à Chatto & Windus que mon instinct était bon (je leur avais précédemment conseillé d'acheter les droits des pièces de Noël Coward et ils m'avaient ignoré). Le prix Nobel de littérature qui a couronné plus tard Pirandello m'a donné raison.
J. F. : Il existe une nouvelle traduction de Proust : elle a pris sept ans à sept traducteurs. Que penses-tu de cela ?
C. K. S. M. : Cela fait quarante-neuf ans pour un seul homme, plus que la durée de ma propre vie : extraordinaire! Proust mérite une retraduction pour chaque époque et pour que les traducteurs aient du travail. Néanmoins, je pense que l'on doit conserver mon interprétation comme une clé pour l'époque où vivait Proust.
J. F.: Aujourd'hui, près de cent ans après, le titre que tu as donné à l'ensemble de l'œuvre, traduisant À la Recherche du Temps Perdu par Remembrance of Things Past [± Souvenir des choses passées], suscite encore la controverse.
K. S. M. : Tant mieux, la controverse est toujours saine. Laisse-moi m'expliquer. Ce titre provient du Sonnet 30 de Shakespeare », « When to the sessions of sweet silent thought/I summon up remembrance of things past,/I sigh the lack of many a thing I sought,/And with old woes new wail my dear time’s waste» [« Quand aux sessions de doux penser silencieux/Je convoque le souvenir des choses passées,/Je soupire l'absence de mainte chose cherchée,/Et versant des pleurs neufs sur de vieux malheurs, je gâche mon temps précieux. »] À l'époque où j'ai traduit Proust, il ne faisait aucun doute que tout mon lectorat connaissait ce sonnet et ces vers. « Temps perdu » en français signifie à la fois temps gâché, enfui et passé, et le sonnet 30 renferme tout cela. La traduction moderne, «In Search of Lost Time » [littéralement « À la recherche du temps perdu »] réduit la polysémie. J'ai emprunté à la poésie toutes mes traductions des titres des volumes de Proust. Je ne suis jamais venu à bout du dernier. Le temps m'a rattrapé. Je corrigeais encore les épreuves sur mon lit d'hôpital dans mes derniers jours.
J. F. : Tu correspondais aussi avec T. S. Eliot.[8]
C. K. S. M. : Et je lisais Balzac qui a dit : « Le temps est le seul capital des gens qui n'ont que leur intelligence pour fortune ».
J. F. : Tu adorais Rome et c'est là que tu es mort à quarante ans et que tu es enterré. J'ai trouvé ta tombe au cimetière de Campo Verano, avec l'Alpha et l'Oméga gravés dans la pierre.
C. K. S. M. : Oui, Rome est la ville éternelle, Urbs Aeterna.
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[1] Le prix Scott Moncrieff est un prix littéraire britannique annuel doté d'une somme de 2 000 £ couronnant des traductions du français vers l'anglais, décerné chaque année à un ou plusieurs traducteurs pour un travail de longue durée estimé avoir des « qualités littéraires » par la Translators Association. Seules les traductions d'abord parues au Royaume-Uni sont éligibles au prix.
[2] Titre du recueil rassemblant ces cinq poèmes épiques en vieil anglais que Moncrieff traduisit en anglais de son temps.
[3] Poème épique majeur de la littérature anglo-saxonne, probablement composé entre la première moitié du VIIe siècle et la fin du premier millénaire. L'auteur, anonyme, est désigné sous le nom de « poète du Beowulf » par les érudits.
[4] Poète anglais très connu en Angleterre et en Europe et parfois considéré comme le plus grand poète de la Première Guerre mondiale. Mort à l'âge de 25 ans.
[5] Poète et romancier britannique. Aujourd'hui, Robert Graves est surtout connu pour son roman historique, Moi, Claude, adapté pour la télévision sous le titre Moi, Claude empereur, (I, Claudius).
[6] Eva Cooper était une hôtesse cultivée qui tenait maison ouverte dans sa grande maison des East Midlands en Angleterre. Elle y recevait des écrivains, tel Noël Coward, à qui elle prodiguait ses encouragements.
[7] Cofondateur américain de la maison d'édition Boni & Liveright et éditeur pionnier de livres de poche.
[8] Dramaturge et critique littéraire américain naturalisé britannique, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1948.
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