Nous sommes heureux de retrouver notre précieuse collaboratrice, Silvia Kadiu, Ph.D., et nous l'accueillons chaleureusement. Silvia est traductrice et universitaire française. Née en Albanie, elle est arrivée en France à l’âge de sept ans. Après avoir effectué des masters de Littérature comparée et d’anglais à l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a vécu à Londres pendant plus de dix ans, travaillant dans l’édition, la traduction et l’enseignement supérieur.
Silvia est titulaire d’un master et d’un doctorat de traduction décernés par University College London. Sa thèse de doctorat sur la traduction des textes traductologiques a été publiée par UCL Press en 2019 sous le titre Reflexive Translation Studies : Translation as Critical Reflection. Elle est également l’auteure de plusieurs articles de traductologie, de traduction littéraire et de didactique de la traduction, et co-traductrice de plusieurs poèmes depuis l’albanais vers l’anglais (via le français) pour le recueil de poésie Balkan Poetry Today 2017, dirigée par Tom Phillips.
Silvia est actuellement Maîtresse de conférences invitée à University of Westminster London. Elle travaille en parallèle comme traductrice indépendante pour différentes agences de l’ONU, des ONG et de grandes marques internationales.
La Bible. Hamlet. Ismail Kadare.
Leur point commun ? Ils ont été traduits dans une autre langue via une troisième langue intermédiaire. Ce sont, autrement dit, des exemples de traduction indirecte.
Les termes pour décrire ce phénomène ne manquent pas et leur utilisation divise les linguistes. Également appelée second-hand (de seconde main), relay (pivot) ou mediated (médiée), la traduction indirecte est généralement définie, selon la formule du linguiste Yves Gambier, comme la « traduction d’une traduction ». Elle se distingue de la traduction dite « directe » en ce qu’elle s’appuie non pas sur l’original qu’elle est censée représenter, mais sur une traduction de celui-ci.
La traduction indirecte est une pratique très ancienne. La traduction de la Bible en est sans doute l’un des plus vieux exemples, puisque les premières traductions latines de la Bible furent rédigées non pas à partir du texte original hébreu, mais à partir d’une version grecque de la Bible juive, la Septante. Au tournant du Ve siècle, Saint Jérôme, le patron des traducteurs, entreprendra de réviser ces versions jugées imparfaites dans la perspective d’un retour à la « vérité hébraïque ». [1]
Traduire à partir d’un texte intermédiaire a mauvaise réputation. Du fait de sa distance accrue avec l’original, la traduction indirecte est généralement perçue comme mensongère et inexacte—non seulement par le grand public et les commentateurs mais aussi par la plupart des traducteurs, qui cherchent au mieux à l’éviter, au pire à la dissimuler. Rien de surprenant puisque dans l’imaginaire collectif la traduction est elle-même souvent considérée comme un produit dérivé et défectueux, inférieur à l’original. Or la traduction indirecte redouble l’acte traductif : elle est donc, pour ainsi dire, doublement fautive.
La traduction indirecte n’a pourtant pas toujours été une pratique répudiée. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, par exemple, le recours à la traduction indirecte était le principal mode de diffusion des œuvres de Shakespeare en Europe. En cette période d’hégémonie néoclassique, les pièces de Shakespeare furent importées sur le continent par l’intermédiaire du français. Les traductions de Jean-François Ducis et Pierre Le Tourneur, notamment, furent retraduites dans plusieurs langues européennes, telles que le néerlandais, l’italien, le polonais, le portugais, le russe et l’espagnol. Puis, à mesure que l’opposition à la domination néoclassique devint plus forte, la France perdit progressivement son emprise au profit de l’Allemagne. La position dominante de cette dernière en faveur de l’anticlassicisme poussa les traducteurs européens à utiliser davantage les traductions intermédiaires allemandes, considérées comme plus « fidèles ». [2]
Le choix de la langue pivot dans une traduction indirecte est souvent fonction de son prestige.
La raison généralement invoquée par les diverses entités ayant recours à la traduction indirecte (éditeurs, organismes internationaux, entreprises privées) est l’absence de traducteurs expérimentés dans la combinaison de langues souhaitée. En effet, lorsque les traducteurs manquent dans une combinaison de langues donnée, s’appuyer sur une langue intermédiaire devient une nécessité. Mais la pénurie de traducteurs dans la combinaison de langues en question est elle-même en partie révélatrice du statut « mineur » de la langue source—et, inversement, de la position dominante de la langue choisie comme langue intermédiaire. Qu’elle soit volontaire ou motivée par des considérations purement pratiques (qui peuvent aussi être d’ordre économique, puisque traduire des langues structurellement et géographiquement éloignées coûte plus cher), la traduction indirecte met en lumière des relations de pouvoir complexes entre les langues, les cultures et les parties concernées.
La traduction anglaise du roman d’Ismail Kadare, Dosja H, par David Bellos offre un parfait exemple de cette complexité. Publiée en 1997 sous le titre The File on H, la traduction de Bellos s’appuie non pas sur l’original albanais paru entre 1980 et 1981 dans la revue littéraire Nëntori, mais sur la traduction française de Jusuf Vrioni, Le Dossier H, publiée chez Fayard en 1989. Les raisons de ce détour par le français sont multiples. [3] Notons d’abord l’absence de traducteurs littéraires anglophones aptes à traduire directement l’œuvre de Kadare depuis l’albanais. Après quarante années de dictature isolationniste durant lesquelles l’Albanie d’Enver Hoxha interdisait tout contact avec l’Ouest, peu de traducteurs anglophones possédaient une connaissance suffisamment approfondie de la langue albanaise pour pouvoir se lancer dans une entreprise de telle envergure.[4]
Par ailleurs, Ismael Kadare était tout à fait favorable à l’idée que son œuvre soit traduite en anglais à partir des versions
françaises : c’était même sa préférence, selon Bellos. [5] L’Albanie n’ayant signé la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques qu’en 1994, la majeure partie des écrits de Kadare en albanais n’était pas protégée par le droit d’auteur international, contrairement à ses traductions françaises. Engager des négociations à partir des versions françaises parues chez Fayard ou Albin Michel semblait donc plus simple que de passer par les originaux albanais libres de droit. Sans oublier que Kadare relisait et révisait lui-même chacune des traductions françaises de ses textes, et qu’il lui arrivait même de changer l’original albanais à la lumière de la version française de Vrioni, [6] conférant ainsi aux traductions françaises une légitimité égale, si ce n’est supérieure, aux originaux albanais.
The File on H le montre bien. La traduction indirecte bouleverse les frontières entre original et traduction, et remet en cause la hiérarchie qui les sous-tend. Par son biais, l’œuvre traduite devient à son tour un texte à traduire, l’original d’une nouvelle traduction. La traduction indirecte nous rappelle ainsi que traduire est d’abord et surtout « un art du possible », [7] comme le précise Bellos. Elle souligne également la multiplicité des sources dont peut s’inspirer un traducteur lorsqu’il traduit—le fait qu’il peut avoir recours à tous types de documents afin de mener à bien sa tâche, y compris à des parties ou à un ensemble de traductions intermédiaires.
Aujourd’hui, la traduction indirecte est partout. Elle a lieu sur les bancs de l’ONU, de même que dans les domaines technique et commercial. C’est une pratique courante dans l’interprétariat [8] et une méthode fréquente en traduction théâtrale [9]. Elle concerne des langues très variées et souvent géographiquement éloignées, des langues répandues et des dialectes rares, des langues mortes et des langues indigènes. C’est une pratique, certes décriée, mais dont nous pouvons difficilement nous passer—une pratique qui intéresse de plus en plus les chercheurs et dont nous risquons d’entendre davantage parler dans les prochaines années.
[1] Voir G. BADY, « La vérité hébraïque » ou la « vérité des Hexaples » chez Saint Jérôme, d’après un passage de la « Lettre 106 » dans É. AYROULET et A. CANELLIS (éds), L’exégèse de saint Jérôme, PUSE, Saint-Étienne, 2018, p. 91-99.
[2] Voir Mona Baker & Kirsten Malmkjær, The Routledge Encyclopedia of Translation Studies, Routledge: London, 1998, p. 224.
[3] Dans « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator » (2005), David Bellos raconte en détail dans quelles circonstances cette traduction indirecte a vu le jour, décrivant tour à tour les raisons pratiques de son implication dans le projet, le contexte politique de la dictature d’Enver Hoxha et la question épineuse des droits d’auteur qui entoure l’œuvre de Kadare.
[4] En revanche, Jusuf Vrioni, qui avait passé la majeure partie de sa jeunesse en France avant la Seconde Guerre mondiale et maîtrisait parfaitement le français, se vit confier diverses traductions à sa sortie de prison en 1959, dont celle du Général de l’armée morte, le premier roman d’Ismail Kadare, qui parvint à quitter les frontières albanaises et fut acquise par Albin Michel.
[5] David Bellos, (2005). « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator », The Complete Review, 6(2). Disponible sur : http://www.completereview.com/quarterly/vol6/issue2/bellos.htm
[6] David Bellos, « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator ».
[7] David Bellos, « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator ».
[8] Voir Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, Pédagogie raisonnée de l’interprétation, Bruxelles et Luxembourg : Office des Publications de Communautés européennes, et Paris : Didier Érudition, 1989.
[9] La traduction indirecte dans le théâtre contemporain a ceci de particulier qu'elle n'implique le plus souvent que deux langues. Dans ce contexte, la traduction est considérée comme « indirecte » dans la mesure où la traduction finale s’appuie sur une première traduction littérale du texte. Voir Geraldine Brodie, The Translator on Stage, London : Bloomsbury, 2017.
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