Francisco, Adriel, Merav
INTERVIEW EXCLUSIVE
Francisco et Merav, nos linguistes invités du mois, habitent à San Francisco. Je les connais depuis longtemps et je les ai vus exercer leurs talents de traducteurs professionnels (espagnol-hébreu-- anglais) de même que j’ai pu juger des aptitudes trilingues de leur fils Adriel. J’ai pu voir Francisco à l’œuvre à l’occasion d’un colloque d’interprétation auquel nous deux assistions, à Los Angeles. Dans le métro, en cours de route, nous avons commenté les annonces faites en espagnol anglicisé, diffusées par le haut-parleur. (Ex.: emploi de plataforma au lieu d’andén).
Comme nous le verrons dans cet entretien, l’espagnol a fortement influencé ce couple. Et cela, bien que Francisco soit né aux États-Unis, et Merav, en Israël. S’étant engagés dans des professions linguistiques, ils ont eu à cœur de faire en sorte que leur fils soit trilingue. Son père lui a toujours parlé espagnol et, sa mère, hébreu. À 13 ans, Adriel est maintenant scolarisé en anglais et en espagnol.
Jonathan G., Traduction Jean LECLERCQ
Questions posées à Merav:
Q: Quels facteurs familiaux ont pu influer sur votre intérêt pour les langues ?
R: Bien qu’aucun de mes parents ne soit linguiste, ils grandirent dans la communauté juive de Buenos Aires et, dès l’enfance, parlèrent couramment l’yiddish, en plus de l’espagnol et, plus tard, de l’hébreu également. Une des cousines de ma mère et son mari, tous deux aujourd’hui décédés, se retrouvèrent à Los Angeles dans les années soixante-dix, et s’employèrent en qualité d’interprètes judiciaires (d’espagnol et d’allemand, en anglais).
Q: Comment êtes-vous parvenue à maîtriser l’espagnol et l’anglais parlés tout en ayant grandi en Israël ?
R: J’ai grandi en Israël, dans une petite communauté, rigide (un kibboutz [1] ) d’immigrants originaires d’Argentine. Les adultes ne nous parlaient jamais espagnol, à nous les enfants – c’était contraire aux normes et à l’idéologie de l’époque – mais ils le parlaient entre eux. À l’âge de quatre ans, ma grand-mère bien-aimée vint nous voir d’Argentine et passa quelques mois avec nous. Elle ne pouvait me parler qu’espagnol et, à la surprise générale, je lui répondais et, très vite, je suis devenue très bonne. Comme tous les écoliers israéliens, j’ai commencé à étudier l’anglais en troisième année. J’ai toujours aimé, et j’étais bonne en anglais.
Q: Comment avez-vous utilisé vos connaissances de base en espagnol et en anglais dans vos études supérieures ?
R: J’ai obtenu un BA en littérature espagnole et anglaise de l’Université hébraïque de Jérusalem, perfectionnant encore ma maîtrise des deux langues. En fait, c’était la première fois que j’étudiais l’espagnol dans un cadre scolaire. J’ai étudié à l’Université Complutense de Madrid (Espagne) pendant un an et, à mon retour en Israël, j’ai décidé de devenir traductrice. Cette année-là, l’école de traduction et d’interprétation de l’Université Bar Ilan a décidé de ne pas offrir de programme espagnol-hébreu, si bien qu’une occasion exceptionnelle de suivre un programme anglais-hébreu s’offrit à moi. Trois ans plus tard, je décrochais un certificat de traduction/interprétation summa cum laude pour les deux programmes, ainsi qu’un Master en littérature anglaise.
Q: Comment avez-vous pu conserver votre maîtrise de l’hébreu à des fins professionnelles ?
R: J’ai suivi une formation d’enseignante d’hébreu seconde langue, en me disant que cela pourrait être un bon emploi d’été. Près de trente ans plus tard, je l’enseigne toujours. Je considère toujours l’hébreu comme ma première langue. Je lis surtout en hébreu, je ne traduis qu’en hébreu et j’essaie de m’immerger dans tous les médias hébreux.
Q.: Comme traductrice et interprète contractuelle du Département d’État, vous avez traduit et/ou interprété pour plus d’une haute personnalité gouvernementale.
R. J’ai moi-même interprété le président Obama à trois reprises, je crois : le discours qu’il a prononcé à Jérusalem devant des étudiants, lors de sa visite de 2013; à la Maison blanche lorsqu’il a reçu à dîner le Président Abbas, le Président Moubarak, le Roi Abdullah et le Premier Ministre Netanyahou en 2010; et au Département d’État, en 2011.
J’ai fait partie de l’équipe de traduction du discours d’Obama, au Caire en 2009, et des discours de Trump à Riyad et Jérusalem, en 2017. J’ai aussi interprété à la Conférence de paix d’Annapolis, en 2007, et à certaines auditions notoires, dans des tribunaux fédéraux, pendant l’année qui a suivi l’adoption du Patriot Act.
Q: Est-ce un problème pour vous de traduire le Président Trump, vu l’opinion personnelle que vous avez de lui ?
R : Vu mes principes, je préférerais traduire un président qui n’offensât point la moitié environ du peuple américain. Mais, quand je travaille, cela ne doit pas entrer en ligne de compte.
Q: Pouvez-vous conter à nos lecteurs une anecdote qui vous a marquée dans votre carrière d’interprète ?
A: Chaque fois que j’ai eu l’occasion d’interpréter le président Obama, j’ai toujours été assise dans une cabine, très loin de lui; souvent même, dans une autre pièce, d’où je le suivais sur un écran. Cette distanciation m’aidait certes à me concentrer sur mon travail. Toutefois, lorsque j’arrivai à la Maison Blanche pour interpréter les discours, après le dîner organisé pour les quatre dirigeants, j’entrai dans l’aile Ouest, conformément aux consignes, et j’attendis mon contact. Mais alors, qui décida de faire quelques pas dans le hall, sinon le Président lui-même ? J’entendis un des agents de sécurité dire : “Bonjour, Monsieur le Président”, et que vois-je ? Le Président Obama saluant deux dames qui se trouvaient dans la zone d’attente avec moi. Je me levai, car je compris qu’il était sur le point de me serrer la main. Je parvins à me présenter sans bégayer. Je ne me souviens plus de sa réponse. Mais, ce contact eut un effet bénéfique : toute la nervosité qui accompagne généralement les interprétations à ce niveau s’évapora immédiatement. Le reste de la soirée dans le salon Est de la Maison Blanche se déroula ensuite comme sur des roulettes !
Questions posées à Francisco:
Q: Né aux États-Unis, comment avez-vous acquis ces grandes compétences en traduction et interprétation espagnol-anglais ?
R: Mon père, Lloyd Kermit Hulse, est né dans l’Orégon rural pendant la grande crise économique, de parents anglophones. À douze ans, il commença à apprendre l’espagnol par lui-même, avec des livres. Il était attiré par l’histoire des conquistadors. Il étudia l’espagnol à l’école secondaire, puis à l’Université de Mexico. Après un premier mariage avec une Américano-Mexicaine, son niveau d’espagnol lui valut un emploi de représentant de commerce d’une société californienne en Amérique latine. Au cours de ses déplacements, il rencontra ma mère, originaire d’El Salvador.
Malgré des ascendants propriétaires terriens et donc (en principe) aristocrates, le décès prématuré de son père obligea sa mère à travailler hors de chez elle (comme couturière), situation convenant mal à une femme de son (ancien) rang. Aussi, pour aider sa famille, ma mère ne finit-elle pas son cycle secondaire et s’engagea, vers l’âge de seize ans, comme secrétaire et adjointe personnelle dans un journal local. Lorsqu’elle rencontra mon père, à 23 ans, son implication dans le journalisme local avait aiguisé son appétit du monde des lettres, et cela sans avoir beaucoup étudié l’anglais.
Mes parents s’installèrent bientôt à La Grande (Orégon) où ma mère apprit vite l’anglais alors que mon père enseignait l’espagnol à l’école secondaire locale. Il devint ensuite professeur associé au Lewis & Clark College. Suivirent une maîtrise et un doctorat de l’Université de Cincinnati. Le frais émoulu docteur ès lettres installa sa famille à Portland, tout en continuant à enseigner à Lewis & Clark, en tant que professeur titulaire, jusqu’à sa retraite.
Il dirigea plusieurs programmes d’échanges avec l’Amérique du Sud. Pendant l’année universitaire 1977-1978, il enseigna l’espagnol à l’Université d’Heidelberg (Allemagne). Cette année-là, j’appris l’allemand rapidement, mais l’oubliai tout aussi vite à mon retour au pays.
Hormis ces quelques années à l’étranger, j’ai été élevé presque exclusivement aux États-Unis. Sans camarades hispanophones à l’école primaire et avec une poignée d’entre eux dans le secondaire, l’immersion dans l’espagnol se réduisit presque exclusivement au milieu familial. Nos parents nous ont toujours parlé espagnol dès lors que la politesse ne les obligeait pas à passer à l’anglais pour faire participer des anglophones à la conversation.
Q: Vers quelles études vous êtes-vous orienté ?
R: J’ai étudié les mathématiques à Lewis & Clark. J’ai passé le test de langues étrangères et me suis classé en troisième année de français (grâce aux trois ans de français à l’école secondaire, où j’étais généralement le plus brillant élève, plus un mois de séjour dans une famille en France, juste avant le test). J’utilisai le reliquat d’heures de crédits pour prendre des cours d’arts et de musique.
Une année de “p’tits boulots” mal payés qui n’étouffa pas mon désir grandissant d’étudier la musique. Aussi m’en suis-je allé au Mills College d’Oakland pour un deuxième cycle. Ayant achevé mon cycle d’études et donné mon concert, tout ce qui me restait à faire pour obtenir mon diplôme était de rédiger ma thèse (sur les compositions de mon concert), mais une méningite me mit hors-jeu avant même que j’aie pu l’entreprendre.
Maintenant, il était temps de trouver un emploi. Je passai une année comme enseignant remplaçant, puis une autre comme prof. de maths et de sciences dans un centre de rescolarisation, et encore une année, toujours comme prof. de maths, dans une école intermédiaire. Cette dernière expérience fut décisive, et cela pour trois raisons : 1) je me suis dit que rester dans l’enseignement ferait de moi un ronchonneur bien avant l’âge ; 2) cette année-là, j’ai fait la moitié de mes cours en espagnol; et 3) je m’improvisais interprète lorsque mes collègues recevaient des parents d’élèves hispanophones.
À l’automne de cette année 1995, envisageant alors de me réorienter, les expériences acquises au cours de ma dernière année d’enseignement me donnèrent assez de confiance en moi pour offrir mes services d’interprète bénévole à l’Hôpital général de San Francisco.
Inscrivant immédiatement ce bénévolat dans mon curriculum vitae, j’envoyai ce bien mince C.V. à toutes les agences de traduction/interprétation des Pages jaunes. Les vautours de la profession m’agrippèrent au passage. Toujours autodidacte, je m’améliorais et grimpais progressivement les échelons, jusqu’à m’attacher de meilleurs clients et figurer sur les tablettes des agences réputées. Finalement, à la fin de 2010, en grande partie grâce à l’insistance de mon épouse, je retroussai mes manches et préparai sérieusement l’examen d’interprète judiciaire que je réussis au début de 2011.
L’histoire serait incomplète si j’omettais de mentionner mon grand ami Omar, qui est le petit-cousin de ma femme et qui nous a fait nous rencontrer. J’ai fait la connaissance de cet Argentin convivial en 1993. Son amitié indéfectible, au fil de jours, de semaines, de mois et d’années de dialogues, de discussions, de désaccords et de débats didactiques, joints à la générosité avec laquelle il a corrigé mon orthographe espagnole calamiteuse lorsque je rédigeais des exercices pour le CBEST (un examen d’admission d’enseignants) ont arrondi les angles de mon illettrisme virtuel en espagnol.
Q: Dès la naissance d’Adriel, Meray lui a parlé hébreu, et vous lui avez parlé espagnol,. L’essentiel de son anglais lui est venu du monde extérieur. Quels autres efforts ont été faits pour le rendre authentiquement trilingue ?
R: Être le témoin de l’aisance à passer d’une langue à une autre est une des nombreuses joies que j’ai eues en qualité de père. Adriel a 13 ans et il lui faut encore surmonter la réaction rebelle, courante à cet âge, de vouloir répondre en anglais. Il est fier d’être trilingue. Jusqu’ici, tout va bien. Il a eu des camarades de classe hispanophones dès la maternelle, et il fréquente une école K-8 d’immersion bilingue.
Lors de ses débuts au jardin d’enfants, l’aptitude d’Adriel à lire et à écrire en espagnol progressa rapidement, suivie de près par l’anglais. Sa connaissance de l’hébreu (utilisant un alphabet différent et donc présumément d’accès plus difficile) est à la traîne jusqu’à présent. Toutefois, s’il est une activité extra-scolaire sur laquelle j’insiste beaucoup, c’est la lecture et l’écriture quotidiennes en hébreu.
Pendant ce temps-là, mon français a rouillé et mon hébreu avance aussi lentement que le processus de paix avec les Palestiniens. Ceci étant, j’ai réussi é faire mieux que mon père, en ce sens que mon fils parle et écrit trois langues.
Question posée à Adriel
Q: Ayant vécu dans une famille trilingue et ayant eu à parler à tes parents dans deux langues étrangères, tout en parlant anglais avec tes camarades d’école et tes amis, est-ce quelque chose que tu recommanderais à des parents plurilingues, dans l’intérêt de leurs enfants ?
R : Je crois que je recommanderais à des parents plurilingues d’apprendre plusieurs langues à leurs enfants. Même s’il peut être difficile à des gosses de rester bons dans les différentes langues qu’ils sont censés savoir, cela les aidera, à long terme, à acquérir des aptitudes linguistiques et à apprendre plus vite. Ou, par exemple, si les parents se rendent dans leur pays natal avec leurs enfants, non seulement ceux-ci pourront communiquer couramment avec les gens du cru, mais ils pourront aussi exercer leurs compétences linguistiques dans la langue parlée sur place (en supposant qu’on leur ait apprise). Lorsque je suis allé en vacances en Israël, on m’a pris pour un Israélien parce que je peux parler hébreu comme un locuteur natif. Et cela, je le dois à ma mère qui m’a enseigné cette langue dès le plus jeune âge.
[1] Un kibboutz (de l'hébreu : קיבוץ, au pluriel : קיבוצים : kibboutzim ; « assemblée » ou « ensemble ») est un type de village collectiviste sioniste créé au début du xxe siècle par des juifs russes adhérant au mouvement sioniste d'influence socialiste.
Lectures supplementaires :
Quels parcours de vie passionnants. Ayant eu à interpréter les présidents polonais et suisse - expérience stressante, je suis émerveillée de cette rencontre en direct avec le président Obama, et comprends si bien que cela puisse faciliter le travail d'interprète. Un témoignage de plus - s'il en fallût - sur l'humanité de ce grand homme d'Etat américain.
Rédigé par : Magdalena | 16/03/2020 à 04:37