Le français a-t-il succombe à l’auto-colonisation ?
Le 13 juillet 2019, nous avons fait état d’un article de Kevin Drum, intitule « “Why Are the French So Afraid of Other Languages?”, publié dans la revue américaine Mother Jones. L’article débutait ainsi : « En mars dernier, au Salon du Livre de Paris, les animations du secteur d’exposition dénommé "Young Adult" ont provoqué un tollé parmi les auteurs et les intellectuels français qui ont qualifié l’adoption de la terminologie anglaise « d’acte insupportable de délinquance culturelle. » »
L’auteur fait allusion à une tribune collective, publiée dans Le Monde du 26 janvier 2019 dans laquelle une centaine d’écrivains, d’essayistes, de journalistes et d’artistes se sont indignés de voir le « globish », un sous-anglais, supplanter la langue de Molière. (« Dans un salon consacré au livre, et à la littérature française, n’est-il plus possible de parler français ? »)
À l’époque nous avons invité deux fidèles contributeurs à commenter l’article qui a paru dans Mother Jones, et voici leurs analyses :
Grant Hamilton (Canadien) – Pourquoi les francophones ont-ils si peur des langues étrangères ?
Elsa Wack (Suisse) - Pourquoi les Français sont-ils si réfractaires aux autres langues ?
Il s’avère que FRANCE-AMÉRIQUE, la prestigieuse revue des francophiles aux États-Unis (et probablement la plus connue des publications bilingues français-anglais dans le monde), a consacré un article sous la plume d’Anthony Bulger, au thème du Salon du Livre et aux décisions très controversées de ses organisateurs, dès le mois de mai 2019.
Avec l’aimable autorisation de son auteur et celle de la Rédactrice en Chef de la revue, nous publions ci-après l’article de M. Bulger, intitule « Le globish », dont nous avons retranché l’entretien avec le poète et critique d’art Alain Borer [1] , à l’origine de l’article du Monde qui fait suite au billet d’Anthony Bulger. (Les photos qui accompagnent ce texte n'ont pas paru dans l'article de FRANCE-AMÉRIQUE.)
D’origine britannique, Anthony Bulger vit et travaille en France depuis plus de 40 ans. Avec une double formation d’enseignant et de journaliste, il a notamment dirigé un centre de formation professionnelle en région parisienne, animé un réseau d'enseignants pour une importante société de séjours linguistiques et dispensé des cours à l'ESIT (Paris-Dauphine) et à l'université Paris-Diderot. Il a dirigé un cabinet de traduction à Paris et se consacre désormais à l’écriture. À travers une douzaine de livres, la plupart édités chez Assimil, il cherche à partager son enthousiasme pour les langues et leurs origines, sans jamais oublier que l’apprentissage n’est pas seulement un travail intellectuel mais aussi – et surtout – une source de plaisir et d’enrichissement culturel.
On aurait dû y célébrer la langue et la littérature françaises. Au lieu de cela, le Salon Livre Paris, qui s’est déroulé en mars dernier, a suscité la controverse en raison de la décision des organisateurs de mettre en avant la littérature « Young Adult » (plutôt que « jeune adulte ») à travers une série d’événements tout aussi mal nommés. Passez à la Bookroom, au Photobooth, au Bookquizz et même au Brainsto (sans doute une « séance de brainstorming », mais pourquoi pas une marque de produit d’entretien). Cette initiative malheureuse a déclenché une levée de boucliers, suivie d’une pétition, largement relayée, condamnant l’usage du « globish » plutôt que du français lors d'un événement aussi prestigieux. Publié dans Le Monde et signé par une centaine d'écrivains, artistes et journalistes de renom, l'article dénonçait un acte de « délinquance culturelle ». Les signataires étaient choqués et attristés qu'un regrettable pseudo-anglais soit utilisé pour encourager les jeunes Français à lire des livres dans leur langue maternelle. Et par-dessus le marché, dans la capitale française ! Pour couronner le tout, les organisateurs du salon ont affirmé que des trouvailles comme Bookquizz étaient « plus vivantes » que tout autre équivalent français.
La tribune du Monde et le tumulte qui en a résulté reflètent plus qu'une simple réaction moqueuse à l’égard de la dernière épidémie de franglais, ce micmac de mots français et anglais que les linguistes qualifient de « macaronique » (rien à voir avec l'actuel président français, en dépit de ses discours truffés de mots anglais). Ce qui a vraiment mis le feu aux poudres, c’est l'idée sous-jacente que tout ce qui est affublé d’un nom anglais est fondamentalement plus branché ou juste mieux que son équivalent exact en français. Un crowdfunding va-t-il générer plus de pognon qu'un financement participatif, qui est exactement la même chose ? Un community manager est-il plus efficace qu'un animateur de communauté, ou une business school l’est-elle plus qu’une école de commerce ? La réponse semble définitivement être non !L’univers des nouvelles technologies est le plus gros pourvoyeur de nouveaux mots qui débarquent en France depuis les États-Unis, et restent obstinément en anglais. La raison principale, en dehors de l’incapacité à inventer des équivalents français satisfaisants, tient probablement au fait que connaître le terme anglais donne l’impression qu’on maîtrise le concept qui le sous-tend. Clairement, les choses sont plus cool en anglais, une attitude qui porte même un nom : la coolitude. Cela a débouché sur des importations parfois douteuses, allant du bashing (bien plus violent que le dénigrement) et du burn-out (plus invalidant que l’épuisement professionnel), à l’adjectif bankable (plus rentable que bancable, terme que le français connaît depuis plus d’un siècle) et le happy-hour (beaucoup plus enivrant que l'heure heureuse, et difficile à prononcer après quelques apéros bien tassés). La dernière nouveauté, sans surprise, ce sont les fake news, également utilisées au singulier – une fake news – même si « news » en anglais est un substantif indénombrable. L’Académie française, cette gardienne de la langue française, a mis au point une alternative intelligente : une infox, mot-valise composé d’information et d’intoxication, mais les mauvaises habitudes ont la vie dure.Pourtant, la campagne anti-globish ne se focalise pas seulement sur l’emprunt lexical, cet échange séculaire qui a transformé les importations anglaises telles que « flannel » en flanelle, et les exportations françaises comme conter fleurette en flirt. Le problème, c’est que cette autoroute à double sens est devenue une voie à sens unique. Le poète et critique Alain Borer, à l’origine de l’article du Monde, a déclaré que la langue française était désormais à l’image de l’industrie française : elle importe tout sans rien exporter. En adoptant le globish, elle a succombé à l’auto-colonisation. Borer connaît bien ce phénomène des deux côtés de la barrière linguistique, étant professeur invité de littérature française à l'Université de Californie du Sud depuis 2005. « Bien sûr, les langues évoluent, dit-il, mais le français évolue à l'envers. » Alors, comment cette « dé-évolution » s'est-elle produite? (Voir le Questions et réponses) Le désir de faire tomber la tour de Babel en trouvant un langage universel n’est pas nouveau. Vous vous souvenez des cours de latin à l'école ? Et qui se souvient de l'espéranto ? Fatalement, c’est l’anglais - ou une sorte d’anglais - qui est devenu la lingua franca au cours des cinquante dernières années, et cela pour diverses raisons. Parfois, elles sont nobles. Par exemple, le linguiste et philosophe britannique Charles K. Ogden a créé le Basic English, une forme d'anglais basique, destiné à servir de langue auxiliaire internationale et à promouvoir la paix dans le monde. Pour cela, la simplicité était essentielle. Selon Ogden, les 25 000 mots du Shorter Oxford Dictionary pouvaient être ramenés à 850 en supprimant les synonymes, tout en conservant la possibilité d’exprimer les mêmes idées. Le Basic English a connu un succès limité et il est désormais considéré comme un point de départ pour les étrangers qui se lancent dans l’apprentissage de cette langue. (Le « Special English » de Voice of America est une déclinaison de l’idée originale d’Ogden.) Le Globish – avec un « G » majuscule – représente une nouvelle tentative de créer un langage compréhensible dans le monde entier. Ironiquement, c’est un homme d’affaires français qui a imaginé ce concept en 1995. Jean-Paul Nerrière, ancien dirigeant d’IBM, avait remarqué que les non-anglophones trouvaient plus facile de faire des affaires entre eux qu'avec des anglophones. Il comprit que ce qu’ils parlaient n’était pas l’anglais, mais une version allégée – ou « décaféinée » – qui pouvait être comprise plus ou moins n'importe où parce qu’elle n’était pas encombrée de références culturelles. Nerrière mit au point un ensemble de règles fondamentales et un vocabulaire de 1 500 mots (deux fois plus que pour le Basic English), qu'il a publiés dans un ouvrage [2]. Mais dès le départ, Nerrière a insisté sur le fait que le globish n’était pas une langue, pas un vecteur de culture, mais simplement un moyen efficace pour communiquer. Selon lui, cette invention allait limiter l'influence de l'anglais car il s'agissait juste d'une construction à des fins économiques, un moyen de faire des affaires. Surtout, cela aiderait à sauver le français et toutes les autres langues menacées par l'anglais.Cependant, à un moment, le Globish a cessé d'être un langage contrôlé, comme l'avait imaginé son inventeur, et a été submergé par un sabir universel, surnommé globish avec un « g » miniscule. Contrairement à des phénomènes portant le même nom, comme le Spanglish ou le Chinglish, formes hybrides d'anglais et d'une autre langue (en l’occurrence l’espagnol et le chinois), le globish est un hybride de l'anglais – un parasite qui infeste le corps de son hôte. En 1998, Braj Kachru, linguiste à l’Université de l’Illinois, a identifié trois cercles concentriques d’anglais : le cercle intérieur, dont font partie les pays où l’anglais est la langue maternelle ; un cercle extérieur, avec des pays comme l’Inde, où l’anglais est langue officielle associée, un legs de l’expansion impériale du Royaume-Uni et aussi en raison du poids économique des États-Unis ; et enfin un cercle « en expansion » de pays où l'anglais n'a pas de racines historiques mais où il est enseigné comme langue étrangère.
En bref, le reste du monde. Lorsque Kachru a conçu son modèle il y a vingt ans, le nombre de locuteurs du troisième cercle comptait entre 500 millions et un milliard d’individus. Aujourd'hui, ce chiffre se situe entre 1,5 milliard et 1,7 milliard, et grossit inexorablement. Par conséquent, l'anglais n'appartient plus aux locuteurs dont c’est la langue maternelle. Le pays qui compte le plus grand nombre d'anglophones et de locuteurs en herbe de la langue de Shakespeare n'est pas les États-Unis, c’est la Chine. Et ces « non natifs » ont fondamentalement changé la langue. Elle a mué en globish, conquérant le monde, mais en énervant sur son passage des millions de personnes.Il n’y a pas que les Français à se sentir pris au piège. Les parlementaires allemands, par exemple, ont déposé un projet de loi visant à supprimer les expressions et termes anglais qui entrent dans la langue tels quels. Un porte-parole de la German Language Association a récemment déclaré qu'il était parfois impossible de parler allemand en Allemagne, par exemple dans le domaine du marketing, dont le vocabulaire est en anglais. (Incidemment, le mot allemand pour « marketing » est le même qu'en français : das Marketing / le marketing.) Néanmoins, on peut affirmer que c'est en France que les sentiments anti-globistes sont les plus forts. Il ne s’agit pas de nostalgie, ni même de résistance à la mondialisation qui, comme le souligne Alain Borer, est « un processus primitif ». L’hostilité vient d’un rejet de la « colonisation via la substitution », où une langue est remplacée par une autre. Cependant, chaque langue comporte sa réalité et son identité propres, ce qui résiste à toute simplification. Ainsi, bien que le Globish permette par exemple à un Coréen de commander un gadget à une société bulgare ou à un Péruvien de négocier des accords avec un Suédois, il ne leur permettra pas – ni à aucun autre utilisateur du Globish – d’enrichir leur discours d’idiomes, de trouver des points communs culturels, ou, tout aussi important, de plaisanter. Le Globish est peut-être le jargon international du troisième millénaire, mais comme le souligne Alain Borer, il ne peut en aucun cas exprimer la complexité de la pensée ou refléter la beauté d’expression qu’autorise le français. Comme le disait le grand historien Jules Michelet, l'histoire de la France a commencé par sa langue : « La langue est le signe principal d’une nationalité. » C'est pourquoi le pouvoir discret du français doit toujours l'emporter sur le soft power du globish.
[1]
De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française
Alain Borer
Editions Gallimard
2 octobre 2014
[2]
et Do Not Speak English, Parlez Globish.
Lecture supplementaire :
Face a l'anglais, le français n'a pas encore dit son dernier mot
SLATE France - 2 novembre 2019
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