E N T R E T I E N E X C L U S I F
En guise de préambule à l’entrevue qui suit avec la docteure G. Aileen Clark, directrice du Centre de ressources en français juridique de l’Université Saint-Boniface (USB), nous avons demandé à monsieur Brian Harris, professeur de traduction à l’Université d’Ottawa à la retraite (et notre Linguiste du Mois de septembre 2019 - https://bit.ly/3g4B7iR & https://bit.ly/3cQfuRh), un mot d’introduction. Monsieur Harris, aujourd’hui fier de ses 90 ans et tout récent détenteur d’un doctorat honorifique de l’Université de Malaga en Espagne, conserve d’excellents souvenirs de ses visites à l’École de traduction de l’USB. Sa dernière visite remonte à 1994, lors d’un événement exceptionnel, soit une conférence donnée par la professeure Danika Seleskovitch de la Sorbonne Nouvelle, réputée formatrice d’interprètes et pionnière en recherches sur l’interprétation. Comme madame Seleskovitch devait prendre la parole en français, on avait donc fait appel à monsieur Harris pour agir comme l’un de ses interprètes vers l’anglais. Le destin a voulu que cette conférence soit l’une des dernières interventions publiques de madame Seleskovitch et pour monsieur Harris, sa dernière intervention à titre d’interprète de conférences.
Monsieur Harris souligne, surtout à l’intention du lecteur étranger, que l’on a tort de croire que le fait français au Canada se limite à la seule province de Québec, car il existe plusieurs communautés francophones importantes tant à l’est qu’à l’ouest du Québec. En réalité, les Franco-Canadiens furent nombreux parmi les premiers pionniers à s’aventurer dans le nord-ouest américain. Aux Etats-Unis, leur empreinte durable ne dépasse guère certains noms géographiques ou noms personnels (p. ex. Baton Rouge, Boise, Des Moines, Juneau, Montpelier, Pierre, Saint Paul), tandis qu’au Canada, on y retrouve toujours plusieurs communautés dynamiques, dont Saint-Boniface fournit un bon exemple. Saint-Boniface fut constituée en municipalité en 1883 et élevée au rang de ville en 1908. Elle est aujourd’hui devenue le quartier francophone de Winnipeg, capitale provinciale du Manitoba et majoritairement anglophone.
Professeur Harris s’enthousiasme du fait que Saint-Boniface ait su préserver la langue et la culture françaises avec autant de vigueur, une réalité fortement soutenue par la présence du Collège de Saint-Boniface (nom original de l’USB). Le Collège fut fondé dès 1818, par un évêque catholique, car les premiers colons emmenaient avec eux non seulement leur langue mais aussi leur religion, et avec la religion les congrégations enseignantes telles les Jésuites et les Oblats. C’est ainsi que l’USB porte le nom d’un saint missionnaire qui a vécu de 675 à 754 de notre ère. Vers la fin du dix-neuvième et début du vingtième siècles, le Collège est devenu le phare de résistance francophone contre les efforts acharnés du gouvernement du Manitoba visant à supprimer l’usage du français dans les écoles et les services publics.
Ainsi l’Université de Saint-Boniface perpétue une longue tradition linguistique associée à la fondation du Collège il y a déjà plus de deux siècles.
Le Mot juste : Racontez à nos lecteurs et lectrices votre jeunesse scolaire et votre formation universitaire. Votre carrière professionnelle comment est-elle parvenu à ce couronnement de cheffe d’un Centre universitaire, que nous discuterons par la suite ?
GAC : Je suis détentrice d’un Ph.D. de l’Université d’Ottawa avec spécialisation en sociolinguistique littéraire, mais je ne suis ni juriste ni traductrice. Si je suis venue à diriger le Centre de ressources en français juridique de l’Université de Saint-Boniface en 2012, c’est que ces responsabilités faisaient partie du poste de direction à la Division de l’éducation permanente. Depuis 2012, je m’entoure de linguistes, de terminologues et de juristes qui me renseignent sur les enjeux en droit et en normalisation au Canada. Venant de l’extérieur du domaine, j’apporte une perspective novatrice sur le travail du Centre qui me permet de poser les bonnes questions pour pouvoir bien comprendre et vulgariser l’importance du travail que nous faisons en ce qui a trait à l’accès à la justice dans les deux langues officielles.
LMJ : Le Centre de ressources en français juridique (CRF] – de quoi il s’agit ?
GAC : Né en 2012, le Centre de ressources en français juridique (CRFJ) portait autrefois le nom de l’Institut Joseph-Dubuc (IJD). Fondé en 1984, l’IJD constituait le centre de ressources pour les juristes d’expression française dans l’Ouest canadien. Pendant près de deux décennies, l’Institut a offert des services divers, y compris des services de traduction et des services juridiques à la communauté. »
Hébergé à l’Université de Saint-Boniface (USB), à Winnipeg (Manitoba) au Canada, le CRFJ est l’un des quatre (4) centres du Réseau des Centres de jurilinguistique canadiens (avec l’Université de Moncton, l’Université d’Ottawa et l’Université de Montréal). « Ce regroupement permet à chacun de conserver sa spécificité tout en partageant son expertise avec les autres afin de développer des projets communs qui offriront à la communauté juridique canadienne oeuvrant dans les deux langues officielles et dans les deux systèmes juridiques du pays, des outils qui répondent à ses besoins. C’est dans ce contexte que les centres travaillent notamment à la normalisation du vocabulaire français du droit de la famille et préparent un portail sur les outils jurilinguistiques afin de les rendre facilement accessibles. » https://bit.ly/2ygE1Qu
LMJ : Vous êtes également la directrice de la Division de l’éducation permanente et du Service de perfectionnement linguistique à l’USB. Qui d’autre fait partie de votre équipe ?
GAC : Mona Dupré-Ollinik est coordonnatrice des ateliers juridiques et Marina Jones est l’adjointe administrative du Centre. Les deux partagent également leur temps avec la Division de l’éducation permanente de l’USB. Nous travaillons avec des experts externes qui appuient la création des mini-lexiques et des capsules juridiques ainsi que des formateurs qui se chargent d’animer les ateliers en français juridique du CRFJ destinés au personnel d’appui aux tribunaux. Mentionnons que le CRFJ reçoit un appui financier de Justice Canada dans le cadre du Fonds d’appui à l’accès à la justice dans les deux langues officielles. Cette contribution financière est d’importance clé pour la réalisation des activités et l’offre des services.
LMJ : Dans le cadre de vos services, quels outils avez-vous créés ?
GAC : Le CRFJ crée des outils (mini-lexiques et capsules linguistiques) pour les terminologues et traducteurs juridiques, mais qui servent également à tous les professionnels dans le domaine de la justice. Cette année, par exemple, nous avons réalisé deux mini-lexiques (Légalisation du cannabis, Protection du consommateur) et quatre capsules jurilinguistiques, dont le premier sur le terme « nonobstenant ». J’ajouterais aussi que plusieurs étudiantes et étudiants en droit et en traduction utilisent nos mini-lexiques.
LMJ : En ce qui concerne des mini-lexiques et capsules jurilinguistiques, de quel volume s’agit-il au fil des années ?
GAC : Au fil des années, nous avons publié une soixantaine de mini-lexiques ainsi que plus de 140 capsules (qui comprennent les résumés d’arrêts de l’ancien Institut Joseph Dubuc et les capsules jurilinguistiques). Ces outils, que nous diffusons sous forme de « juricourriels », atteignent plus de 800 abonnés sur la liste de diffusion et plus de 1 900 fiches tirées de nos mini-lexiques se retrouvent sur le site TERMIUM Plus.
Tous les outils du CRFJ se trouvent sur le Portail national Jurisource.ca
LMJ : Quelles sont vos autres activités ?
GAC : Nous participions au comité de normalisation et à la planification de l’Institut d’été. Le CRFJ continue de participer au comité de normalisation de la langue juridique. La normalisation (le fait de standardiser la terminologie juridique), c’est ce qui fait que la common law en français évolue au même titre que la common law en anglais. Si on ne normalise pas le vocabulaire, il n’y a pas de common law en français et il n’y a donc pas d’accès égal à la justice. En ce qui a trait à l’Institut d’été, il s’agit d’une conférence annuelle visant les terminologues, juristes, traducteurs juridiques et toute autre personne qui s’intéresse à la jurilinguistique. Les ateliers et les plénières nourrissent des échanges fructueux entre spécialistes et exposent les tendances et défis reliés au bijuridisme et au bilinguisme juridique canadien.
Les CRFJ offre des ateliers de français juridique au personnel d’appui aux tribunaux (un minimum de 6 ateliers par année à une soixantaine de professionnels);
LMJ : Quel est votre message pour vos lecteurs, lectrices et le public en général ?
GAC : Le français juridique dans un contexte de bilinguisme juridique présente des défis importants pour le Canada. Grâce au financement important de Justice Canada, le CRFJ peut poursuivre ses activités de création d’outils, de normalisation et de formation en français juridique, lui permettant ainsi de contribuer de manière importante à l’accès égal à la justice dans les deux langues officielles. Pour s’abonner à notre liste de diffusion, veuillez communiquer avec nous par courriel [email protected]. Pour consulter les ressources du CRFJ, veuillez visiter notre site web - https://bit.ly/2LLvI2w
Lectures supplémentaires :
Marc Pomerleau – linguiste du mois de mai 2019
Susan Vo – linguiste du mois d’août 2018
Sherry Simon – linguiste du mois de juin 2015
Il y a très longtemps, Madame Séleskovitch était l'invitée d'une émission de la R.T.F. qui s'appelait "Le téléphone sonne". Des auditeurs pouvaient appeler pour poser des questions à l'invitée du jour. Une auditrice demanda combien de langues il fallait savoir pour se lancer dans l'interprétation. Mme Séleskovitch répondit qu'à son avis, il fallait, outre bien connaître sa langue maternelle, posséder deux langues étrangères. Mais, que ce qui fait un grand interprète, c'est son niveau de culture générale. Et, comme l'a bien dit Edouard Herriot, la culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié !
Rédigé par : Jean Leclercq | 22/05/2020 à 09:47