Voici une recension d'un livre qui vient de sortir. L'auteur, James Nolan, fut notre "traducteur/interprète du mois de mai 2013" et la critique, Magdalena Chrusciel fut notre "traducteur/interprète du mois de mars" de la même année. (Dans les premières années, nos invités et invitées étaient uniquement des traducteurs et/ou interprètes. Désormais, nous invitons des linguistes de tous ordre. Les contributions de Magdalena parues au fil des années se trouvent à :
https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/magdalena-chruschiel/}
James Nolan | Magdalena Chrusciel |
Essays on Conference Interpreting par James Nolan
Ed. Multiligual Matters, 2020
Les Essays on Conference Interpreting de James Nolan sont la quintessence de l’expérience d’une vie au service de l’interprétation, dont la lecture s’avère passionnante aussi bien pour l’interprète expérimenté – par les anecdotes rapportées, l’interprète en devenir – que pour une audience simplement curieuse des ficelles et coulisses du métier, très admiré des profanes. En outre, le texte a été enrichi de liens à des illustrations sonores, pouvant servir d’exercices pratiques pour l’interprète en herbe.
La traduction - aujourd’hui et par le passé
Selon Nolan, la mission de l’interprète n’est pas de l’ordre de la traduction en raison des aspects émotifs du message parlé, de sa subtilité, de sa nature éphémère ; interpréter est un ensemble de processus complexes et convergents, nécessitant attention, sensibilité et concentration mentale, rappelant par certains égards la formation à la musicalité et à la comédie. Avec la digitalisation actuelle, la communication est marquée tant par le support de communication que par le contenu. Si la traduction automatique peut être convaincante, on oublie qu’elle n’est que verbalisation synthétisée plutôt que pensée articulée, alors que le recours à l’outil « traducteur » constitue un frein à l’apprentissage de langues étrangères, (les avantages du multilinguisme bien connus - compétences cognitives non liées à la langue, cf. linguiste suisse François Grosjean). L’automatisation croissante a pour effet de limiter des activités humaines ainsi que les caractéristiques culturelles, alors que le cerveau est dépositaire de 300 000 ans d’expérience évolutive, d’idées et de sentiments échappant au robot. La langue est une chose que nous faisons, et sa composante qui est un jeu de données basé sur la mémoire à partir de l’expérience ne saurait être parfaitement reproduite par un ordinateur. Ainsi, suite à une erreur embarrassante dans la traduction d’un document officiel, le gouvernement indien a interdit à ses fonctionnaires de recourir à l’outil de traduction Google.
Premiers auteurs à s’être penchés sur le rôle de la traduction, Cicéron et Horace avaient déjà cherché à rendre le sens des textes grecs, plutôt que de traduire mot à mot. Selon Horace, dans son Ars poetica, la qualité esthétique devait primer sur la fidélité à l’original. De tout temps, les emprunts culturels, rendus possibles par la traduction, ont contribué à la croissance culturelle. Ainsi, au 13e s., le roi Alphonse le Sage de Castille, faisant traduire moult textes grecs, latins, hébreux et arabes, avait enrichi le savoir de son pays, rayonnant dans toute l’Europe. Là où la communication orale était la règle, les indigènes devenaient interprètes. Ainsi, Enrique, l’interprète au service de Magellan, négociait pour ce dernier, représentant ainsi le roi d’Espagne. En Chine, la fonction d’interprète était devenue héréditaire, bien que le statut fût peu considéré car les interprètes étaient en contact avec les « barbares » tant détestés. Par la christianisation (en 597), l’Angleterre s’enrichit de la civilisation latine, s’ensuivit l’apport scandinave et normand – l’anglais aura emprunté à 350 langues.
Métier d’interprète
Ce sont les procès de Nuremberg de 1945-46 qui ont donné un essor à l’interprétation simultanée ou de conférence, le volume du travail ayant rendu indispensable la traduction en temps réel.
La vitesse considérée normale de la parole est de 140-180 mots par minute, toutefois elle atteint facilement 300 mots, et reste compréhensible avec 500 mots. A de tels rythmes, l’interprète doit réduire le verbiage en éliminant mots et syllabes, abrégeant tout ce qui est redondant, superflu et évident, recourant pour ce faire aux techniques de la compression et de la reformulation, le résultat étant une langue plus courte et naturelle.
L’interprétation simultanée est indispensable pour la communication et les négociations internationales. La nature fondamentale différente entre traduction et interprétation simultanée peut-être entrevue sur l’exemple de l’opéra : un livret peut être traduit mais l’opéra n’est que rarement chanté en traduction ; le livret ne saurait rendre la portée émotionnelle. Pour être performant, l’interprète doit notamment : 1) distinguer le sens des mots (sans suivre aveuglément le message d’origine), important pour le discours diplomatique, lorsqu’il s’agit de rendre l’ironie, l’allusion ou l’humour ;
2) trouver rapidement les termes (seul Martin Luther, en traduisant la Bible, pouvait mettre jusqu’à 4 semaines pour rechercher un seul mot ; 3) posséder des connaissances étendues.
Ce qui est traduisible
On estime que les interprètes parlementaires sont à même de transmettre 60% environ du sens de la langue source à la langue cible. L’interprète doit par conséquent trancher entre ce qui est impératif et ce qui peut être omis, en veillant à transmettre les idées principales, en raccourci et sans trop de détails si besoin.
Différentes stratégies permettent de traiter ce qui reste intraduisible :
- Exprimer l’émotion : ex. plutôt de que traduire saudade par « envie, désir ardent, nostalgie », exprimer l’émotion dans la voix
- Termes abstraits traduits rendus par des termes concrets
- Utiliser un terme générique si le délai est trop court
- Adapter si nécessaire, p.ex. Ombudsman devient « médiateur communautaire »
- De nouveaux termes apparaissent d’abord dans la langue parlée avant la langue écrite
- Connaître le sens des métaphores
Les compétences de l’interprète
- L’écoute active : analyser et résumer mentalement ce qu’on entend, utilité de prendre note des points clés
- Cartographier ce qu’on entend, car cela facilite une traduction plus naturelle, plus claire et concise
- Importance de l’apprentissage de prise de parole en public voire d’une expérience de théâtre, afin de pouvoir refléter les compétences des conférenciers qui, lors de débats internationaux, se produisent en quelque sorte en scène.
En réunion, on parle d’erreur s’il est dit quelque chose de substantiellement différent voire contraire, qu’un point significatif est omis, ou qu’on n’est pas dans le bon registre ou ton. Dans le cas d’une erreur essentielle, il convient de la corriger le plus vite possible. Il ne faut pas omettre un passage, en cas de panne de terme utiliser des termes généraux.
Protocole, étiquette et éthique de l’interprétation
L’interprétation consécutive est pratiquée notamment dans les tribunaux, lors de négociations diplomatiques car elle donne un peu de répit aux protagonistes.
Il est important pour l’interprète de savoir s’affirmer car il faut parfois interrompre le conférencier si un point important doit être répété. On utilise les pauses du conférencier pour interpréter, et il convient d’en prévenir le conférencier. Tout comme de rassurer le client sur le secret professionnel, de vérifier les outils techniques et l’emplacement de l’interprète, tout cela afin d’éviter une situation de désaccord sur le fond de l’interprétation.
Dans les sociétés multilingues, la valeur donnée à l’interprétation est plus grande, ainsi, en Afrique du sud, seuls les fonctionnaires du magistère étaient plus importants que l’interprète. La barrière linguistique peut également être utilisée en tant que frein à des négociations, afin de gagner du temps de consultation voire de changer de cap. Dans le cadre de négociations diplomatiques, l’interprète doit veiller à garder sa neutralité. Le recours à l’interprétation donne aux négociations une meilleure chance de succès, aucune partie ne se sentant désavantagée par le fait de forcer l’autre à utiliser un langage peu connu. Il est arrivé cependant que la « barrière linguistique » ait été utilisée comme arme (ex. au moment du démantèlement de la fédération yougoslave et autres conflits).
Enfin, un professionnel doit refuser une mission qui exigerait de lui d’endoctriner les auditeurs ou de censurer les conversations. L’interprète doit-il toujours entièrement s’effacer en adoptant un ton monotone ? Pas forcément en interprétation consécutive, où il peut être judicieux de reproduire le style de l’orateur.
L’absence d’interprète a pu avoir de graves conséquences, exemple en soit l’attaque surprise de Pearl Harbor en l’absence de transcriptions à l’ambassade américaine de Tokyo.
Enfin, n’oublions pas que des interprètes ont pu payer leur fonction de leurs vies, notamment lors de la guerre en Bosnie, ou celle d’Irak. L’interprétation peut être un métier dangereux – telle fut la tristement célèbre position de Paul Schmidt, linguiste maîtrisant 20 langues et admiré de Hitler, qui fut de 1933 à 1945 l’interprète attitré du leader nazi. Ayant témoigné contre Ribbentrop à Nuremberg, Schmidt fut acquitté – la question reste ouverte à savoir s’il a ainsi pu se racheter une conduite.
Considéré comme la première représentation connue d'un interprète au travail |
Photo courtesy of Leiden National Museum of Antiquities – Believed to be the earliest known depiction of an interpreter at work, this Egyptian bas-relief showing a detail of a very large frieze from the tomb of Haremhab (or Horemhab) at Saqqara, ancient Memphis, just outside Cairo, dates from about 1330 BCE. Today the frieze is in the National Antiquities Museum at Leiden, Netherlands.
Lecture supplementaire :
Ce qui se passe dans le cerveau de l'interprète - Isabelle Pouliot
L'étonnant cerveau des interprètes simultanés - Isabelle Poulliot
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