Au fil des années, le problème des anglicismes qui ont pénétré la langue française a fait l’objet de plusieurs articles dans ce blogue, par exemple « Le suffixe -ing est « in » en français », rédigé par René Meertens, (notre linguiste du mois de janvier 2019) et l’article rédigé par Anthony Bulger, dans lequel il se demande : « Le français a-t-il succombé à l’auto-colonisation ? », pour ne citer que deux exemples. [1]
L’hébreu fait partie des multiples langues qui affrontent la domination de l’anglais. Or, c’est la seule langue au monde entièrement reconstruite après une pause de deux mille ans, quand elle a été adoptée comme langue nationale par les Juifs qui habitaient la Palestine à l’époque du Mandat britannique (1923-1948). En plus, l’hébreu moderne est unique en ce sens qu’il a été ressuscité comme langue vernaculaire sous l’impulsion d’un seul homme, Eliézer Ben Yehoudah (1858-1922), journaliste et philologue juif, originaire de Lituanie biélorusse, qui s’est installé à Jérusalem en 1881. [2] Eliézer refusait de parler à ses enfants une autre langue que l’hébreu, alors même que personne ne le parlait encore dans la vie courante. En 1948, après la création de l’État d’Israël, l’hébreu est devenu (avec l’arabe) une des langues officielles de l’État juif. Il est désormais la langue maternelle de millions d’Israéliens, et Ben Yehoudah est connu comme « le rénovateur de la langue hébraïque. »
Ni le dictionnaire de Ben Yehoudah, Dictionnaire de la langue hébraïque ancienne et moderne, ni les néologismes de Ben Yehoudah et de son Comité pour la langue hébraïque, fondée en 1889, ne suffisaient pour décrire les réalités de son époque. L’Académie de la langue hébraïque, qui a remplacé le Comité en 1953, a dû s’atteler à la tâche ardue de créer des néologismes pour des milliers de concepts qui n’existaient pas dans les temps bibliques - micro, chemin de fer, ordinateur, etc., afin de compléter la langue antique, celle des origines hébraïques. [3]
Mais l’influence de l’anglais n’a jamais cessé. Bon nombre de ces nouveaux mots proposés par l’Académie ont été adoptés par le public israélien, mais d’autres ne sont jamais entrés dans la langue courante puisque les Israéliens préféraient des mots anglais. Prenons, par exemple, le mot anglais « puzzle », [4] qui est apparu tel quel et transcrit en lettres hébraïques. (Il est apparu également dans le français, sauf au Canada francophone où on emploie « casse-tête », ainsi que dans l'espagnol, qui offre un choix entre rompecabezas et puzzle.) L’Académie a inventé un mot (תצרף) qui devrait très bien sonner aux oreilles des Israéliens, et donner un sens pittoresque à des pièces qui s’emboîtent les unes dans les autres. Mais le grand public a eu du mal à accueillir ce mot ingénieux et a généralement continué d’employer puzzle.
Il fallut l’intervention des Chinois pour tenter de sauvegarder la pureté de l’hébreu. Pour bien comprendre cette intervention insolite, il faut savoir qu’en 2014 une entreprise publique chinoise a racheté le plus grand producteur israélien de produits laitiers, la société coopérative Tnuva, fondée pendant le Mandat britannique, en 1928.
Quel rapport peut-il y avoir entre ce rachat d’une coopérative laitière et des mots comme puzzle ? Voici l’explication : afin d’inciter ses clients à utiliser des mots corrects au lieu d'anglicismes, le nouveau propriétaire a imprimé sur ses briques de lait des mots en hébreu - sur chacun l’anglicisme en petites lettres, et son équivalent proposé par l’Académie en lettres plus grandes. Dans le cas de puzzle : תצרף (grand), פָּזֶל (petit) .
en haut - le mot "puzzle" en hébreu correct - תצרף ci-dessous (au-dessus de l'image) - l'anglicisme - פָּזֶל
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Le l'auteur ignore si, en Chine, les producteurs utilisent des boîtes, des cartouches ou des briques pour améliorer la maîtrise linguistique du grand public, mais cette pédagogie nous paraît tout à fait louable. [5] Il reste à savoir si les Israéliens qui n'ont pas acquis une bonne maîtrise de leur langue maternelle en s’abreuvant du lait prodigue par le sein maternel pourront y parvenir grâce aux briques de lait « chinoises » à visée éducative.
Aux États-Unis, il existe des briques de lait qui portent des photos d'enfants disparus. Peut-on utiliser de tels récipients pour retrouver des langues perdues ?
Pour revenir à nos moutons, une dernière question se pose : peut-on envisager une collaboration entre l’Académie française et la Coop de France Métiers du Lait pour convaincre les Français que la langue française est assez riche pour offrir des mots autres que casting, timing et showering, (analysés dans l’article de René Meertens en introduction) ? [6]
À bas le coolitude de l’anglais, cité par Anthony Bulger.
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[1] Mais voir ma propre défense des Français en ce qui concerne leur connaissance de l’anglais : « L’anglais « hollandais » est-il tel qu’on le parle en France » ? (13.3.2013)
[2] Selon Wikipedia : C'est dans un café du Quartier latin qu'Eliézer fait la connaissance d’un journaliste russe dénommé Tchashnikov correspondant à Paris du Rouski Mir. De famille noble et ami de la princesse Tchashnikov, le journaliste, dans la quarantaine, prend le jeune homme sous son aile et, grâce à cette rencontre, Éliézer s’initie à tous les secrets du journalisme et du monde politique parisien. Pour subvenir à ses besoins et payer les études de Éliézer, Tchashnikov lui procure des travaux de traduction du français au russe. Il commence des études à l'Université de Paris (la Sorbonne) et passera quatre ans en tout à Paris. Lorsque Éliézer confie à son ami journaliste le secret de sa venue à Paris, son idée de résurrection de l'hébreu. Tchashnikov l'appuie et l'incite à faire connaître son projet, par les biais des journaux.
[3] Quelques termes hébraïques de la Bible sont apparus en français, par exemple tohu-bohu, et Capharnaüm ou Capernaüm. Voir notre article : https://bit.ly/3aUeGt5 Voir aussi : (Alain Houziaux, Le Tohu-bohu, le Serpent et le bon Dieu, Presses de la Renaissance, 1997, p26)
L'organisme à laquelle est confiée la tâche d'accroître l’influence de la langue français dans la ville de Ben Yehoudah, s’appelle l’Institut français de Jérusalem - Romain Gary. Mais paradoxalement, ce berceau de la culture française fait une partie de sa publicité en anglais.
[4] Plus précisément, ce jeu s'appelle jigsaw puzzle, mais dans l'anglais parlé, il est souvent abrégé en puzzle, que le français, l'espagnol et l'hébreu ont emprunté. Puzzle tout seul s'emploie en anglais aussi dans le sens plus abstrait d'énigme. Brain teaser n’est pas la même chose que jigsaw puzzle. Crossword puzzle veut dire mots croisés.
[5] Il n’empêche que le chinois n'a pas non plus été épargné par le pandémique du Globish – voir « Common Chinese Anglicisms ». (Voir aussi : « L'Influence de la Chine sur la culture française »).
Il convient de noter deux faits historiques : (i) Dans les années 1930-1940, un grand nombre de Juifs se fuyant de l'Europe se sont réfugiés à Shanghai où ils ont été sauvés. Un musée à Shanghai témoigne de cet événement. (2) En 2000, le Président de la république de Chine (1,3 milliard d'habitants à l'époque), et leader du Parti communiste, Jiang Zemin, dans le cadre d'une visite en Israël, s'est rendu au Kibboutz Ein Gedi (commune agricole, avec une population de 400-500 membres) pour apprendre sur place certains secrets du socialisme.
[6] En revanche, l'anglais n'a pas (encore) un mot équivalent à « déconfinement ».
Jonathan Goldberg
Votre blogueur fidèle est traducteur et interprète assermenté auprès du Judicial Council of California (hébreu/anglais, français/anglais). Il a vécu sur quatre continents et a passé un an à Paris, où il a obtenu un diplôme en Civilisation française de la Sorbonne - un cas de opsimathie, vu le fait qu'il n'a jamais appris le français à l'école ni pendant ces années d'études précédentes en droit. Il a été membre du Barreau d'Afrique du Sud et du Barreau d'Israël. Il a traduit en anglais RÉVOLUTION d'Emmanuel Macron. Il ne faut pas le confondre avec un autre Jonathan encore plus ancien - la tortue (âgée de 188 ans) en confinement sur l'île de Sainte Hélène (comme Napoléon autrefois). [*] Les deux (Jonathan & Jonathan, non Jonathan & Napoléon) se sont rencontrés lors d'une visite de l'île effectuée par votre blogueur. Voir le reportage : https://bit.ly/2KS6Wxe
Jonathan le traducteur |
Jonathan la tortue |
[*] | |
Soldat anglais à Napoléon:
"Quel est, au juste, le "motif valable" de votre sortie ?"
Des entretiens supplémentaires avec des traducteurs/trices hébreu-français :
Francine Kaufman - linguiste du mois d'avril 2013
Fabienne Bergmann - linguiste du mois de juillet 2018
L'influence coloniale sur les différents acteurs d'un procès californien
Hi Jonathan,
Thank you for this amazing and enriching article and for teaching me a new word: .תצרף
I like the idea of using milk packs to inform the public and promote Hebrew words.
By the way, the other Jonathan is also very handsome. :)
Be well and keep safe!
Sarah AICH
Rédigé par : Sarah AICH | 10/05/2020 à 18:38