Entretien exclusif avec notre invitée, Guénola Pellen, Directrice de la revue FRANCE-AMÉRIQUE
Le mot juste : Pourriez-vous nous parler de votre famille, y compris de votre enfance et de votre premier contact avec la langue anglaise ?
Guénola Pellen : Je suis née à Nantes, une ville étudiante et polyglotte, en 1985. Cette ancienne capitale de la Bretagne est aussi la ville de naissance de l'écrivain Jules Verne (l'auteur de langue française le plus traduit dans le monde). Mes arrières grands-parents parlaient breton. Mais la génération de mes grands-parents ne le parlait déjà plus. Ma mère était institutrice et mon père professeur d'anglais. Ils ont vécu à Dublin dans les années 1970.
Nantes | Dublin |
De retour en France, ils recevaient souvent des amis irlandais à la maison dont les rires et les chants se mêlaient jusque tard dans la nuit aux notes de musique irlandaise et celtique (The Dubliners, Seán Ó Riada en gaélique). J'ai toujours appelé mon père « daddy » et l'on s'amusait parfois à dialoguer en anglais à table. A 13 ans, je suis allée passer un été dans la banlieue de Dublin dans la famille de ma « penfriend » dont le père était professeur d'histoire à Trinity College. Il m'a emmenée voir le
manuscrit du Livre de Kells dans la bibliothèque de l'université, et sa femme qui était professeure de français m'a fait découvrir les villes de Limerick [1], Galway, Kilkenny et le site archéologique de la colline aux rois (the hill of Tara).
La ville de Limerick | la colline aux rois |
J'ai aussi découvert les rues de Dublin, l'accent dublinois et naturellement, la Guinness. De retour en France, je me suis plongée dans les romans de James Joyce [1], la poésie d'Oscar Wilde, mais aussi les livres autobiographiques de Frank McCourt et de la journaliste Nuala O'Faolain.
LMJ : Quel est votre parcours universitaire ?
GP : Après un baccalauréat littéraire mention européenne anglais – une option permettant aux lycéens français de suivre des cours d'histoire-géographie en anglais, en plus de ceux enseignés dans leur langue maternelle –, j'ai suivi des études de Lettres Modernes jusqu'en Master à la faculté de Nantes. J'ai découvert la littérature étrangère par le biais des écrivains de la Harlem Renaissance (Langston Hughes, Claude McKay, Léopold Sédar Senghor) et la littérature du sud des Etats-Unis (Carson McCullers, William Faulkner). En parallèle de mes études, j'ai commencé ma carrière de journaliste au journal Ouest-France en tant que « correspondante solidaire » pour la section « Nantes Métropole ». Je suis ensuite partie vivre à Londres, où je me suis essayée à l'écriture en anglais pour diverses publications culturelles, littéraires et musicales. De retour en France, j'ai suivi un Master professionnel en journalisme bilingue (français-anglais) à la Sorbonne, à Paris. Cette formation rattachée à l'Institut du Monde anglophone forge les journalistes à l'écriture de presse, d'agence et au radio-journalisme bilingue, tout en approfondissant leur connaissance de l'actualité socio-politique des principaux pays anglophones (Royaume-Uni, Etats-Unis et pays du Commonwealth). La plupart des cours étaient assurés en anglais par des anciens de la BBC, du service anglais de la radio RFI, de l'agence Associated Press et du Guardian. J'y ai appris à m'exprimer dans un anglais journalistique et j'y ai suivi quelques cours de traduction, notamment d'articles de presse (de l'anglais vers le français ou l'inverse), en apprenant à ne pas faire (trop) d'omission ni d'ajout. Ce bilinguisme professionnel nouvellement acquis, mon attachement personnel au monde anglophone et mon expérience positive d'expatriée à Londres m'ont poussée à faire mes valises et retraverser l'océan. Non plus la Manche, mais l'océan atlantique cette fois. Direction l'Amérique !
LMJ : Pourriez-vous nous décrire votre carrière en tant que journaliste ?
GP : Je suis arrivée à New York en 2009, pour un stage dans le cadre de la validation de mon Master de journalisme, à l'issue duquel j'ai été embauchée par la revue FRANCE-AMÉRIQUE. J'ai d'abord été journaliste polyvalente avant de devenir chef de rubrique Culture, assistante de la rédactrice en chef, rédactrice en chef, puis directrice de la publication. Tout cela en dix ans. Passer d'un quotidien régional en France à un magazine mensuel aux Etats-Unis, c'est un peu le grand écart. Mais à côté des rédactions parisiennes étouffantes et très hiérarchisées que j'ai pu fréquenter à Paris, c'était surtout vivifiant. A New York, j'ai découvert que le journalisme de terrain n'était pas différent qu'ailleurs. Mais d'un borough à l'autre, parfois même d'un block à l'autre, le vocabulaire et l'accent diffèrent. Il a fallu un petit temps d'adaptation pour déshabituer mon oreille au Queen's English enseigné à l'école et me faire à l'anglais américain et au broken English.
J'ai eu la chance de pouvoir écrire sur des sujets extrêmement variés, passant d'un reportage sur le Harlem francophone à un entretien avec une star de cinéma ou un portrait d'écrivain. Avec le temps, j'ai appris à retranscrire mes interviews anglaises en français. Mais aussi à me faire relire par un traducteur professionnel ! Ce qui évite bien des bévues. Les journalistes ont cette fâcheuse tendance à interpréter les faits et paroles en les dramatisant ou en ayant recours aux métaphores afin d'accrocher le lecteur. Tandis que le traducteur est tenu de garder une certaine neutralité. Le fait de travailler sur un titre bilingue, avec des traducteurs professionnels, a fait évoluer ma pratique du journalisme en retour. On apprend à être plus juste, à ne pas « en faire trop ». Quitte à se lâcher davantage sur la titraille ou un bon jeu de mot pour s'amuser. Un autre avantage à faire ce métier, au sein d'un magazine conçu comme un trait d'union entre la France et l'Amérique, est le fait de pouvoir voyager très régulièrement entre Paris et New York. C'est un privilège.
4. Quelle est la nature de votre travail et vos responsabilités en tant que rédactrice en chef de FRANCE-AMÉRIQUE ?
GP : Diriger une publication comme France-Amérique est un honneur. Ce titre de presse a été fondé en 1943 par des Français exilés à New York dans le but de sensibiliser le public américain à la cause française et de soutenir le mouvement de résistance organisé par Charles de Gaulle. Le journal était autrefois édité dans les locaux de la Délégation de la France Libre à New York, au numéro 626 de la Cinquième Avenue. Sur la une du premier numéro, daté du 23 mai 1943, un télégramme du général de Gaulle : « Je souhaite bonne chance à France-Amérique. STOP. Je suis certain que votre journal contribuera à faire connaître à l'Amérique notre amie ce que peut et ce que veut la France. STOP. Il aidera ainsi à renforcer entre nos deux pays l'amitié qui est indispensable à la victoire et à la reconstruction du monde. ».
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, France-Amérique a couvert la reconstruction, la naissance des Nations Unies et la solidification de l'amitié franco-américaine pendant la Guerre froide. Le journal a accueilli dans ses colonnes les plus brillants intellectuels français ayant séjourné aux Etats-Unis : Albert Camus, Paul Claudel, Joseph Kessel, Jean-Paul Sartre ou encore Simone de Beauvoir, qui a notamment écrit pour France-Amérique un reportage inédit sur « la poésie du Far West » en 1947.
Les pages du journal ont ensuite accueilli les articles de grands reporters, notamment ceux du Figaro (le journal a un temps appartenu au groupe Hersant). Le titre a fusionné avec le Journal français d'Amérique, un bihebdomadaire créé en 1850 sur la côte ouest dont le lectorat était essentiellement composé d'universitaires et de professeurs de français d'écoles secondaires. Puis refondu en format magazine, avec une ligne éditoriale généraliste davantage tournée vers la communauté française des Etats-Unis.
En prenant la rédaction en chef (en 2012), je rêvais d'élargir la diffusion du magazine à l'audience américaine. Ce souhait s'est naturellement concrétisé en 2015, quand France-Amérique a absorbé France magazine, une publication trimestrielle publiée en anglais, soutenue par l'ambassade de France aux Etats-Unis. Cette vitrine de la France s'adressait explicitement aux Américains. France-Amérique est devenue bilingue cette année-là. Cette ouverture au bilinguisme a marqué un tournant dans l'histoire du journal : aujourd'hui, plus de 70 % des lecteurs de France-Amérique sont des Américains qui s'intéressent à la France.
En tant que directrice de publication, je souhaite poursuivre cette orientation et rendre au titre son aura historique. Nous avons relancé les reportages, un temps abandonnés faute de budget ; et exhumé les archives historiques du journal qui seront bientôt accessibles au grand public.
J'entends aussi moderniser le titre. La maquette a été dépoussiérée, l'équipe de rédaction rajeunie, diversifiée et féminisée : le site web va être entièrement refait et la plus ancienne revue française des Etats-Unis a enfin un compte Instagram !
En tant que responsable de la rédaction, je veille à ce que chaque numéro donne la parole aux écrivains comme aux essayistes, aux artistes, aux historiens, aux sociologues et aux chercheurs de tous bords. Et à donner équitablement la parole aux Américains et aux Français. Le magazine, qui sert de support pédagogique pour de nombreux étudiants, professeurs et Américains souhaitant approfondir leur connaissance de la culture et de la langue française, comprend des rubriques adaptées. Ces articles à l'approche biculturelle font le sel de France-Amérique, à côté des éditoriaux, des reportages et autres rubriques consacrées à l'histoire franco-américaine, la mode, la gastronomie et l'art de vivre.
LMJ : Quelles personnalités marquantes avez-vous rencontrées au cours de votre carrière ?
GP : Stéphane Hessel, rencontré à New York en 2011 (un an et demi avant sa mort) à l'occasion de la publication de Time for Outrage!, la traduction américaine de son pamphlet à succès Indignez-vous !, m'a fait une forte impression.
Cet ancien résistant de la France libre, déporté dans le camp de Buchenwald (d'où il est parvenu à s'enfuir dans des conditions rocambolesques !), a été diplomate des Nations unies où il a participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, mais aussi écrivain et poète. Toute sa vie, il a défendu la cause des opprimés, soutenu le développement de l'Afrique, la cause des sans-papiers, défendu la paix et la justice au Proche-Orient. C'était un grand homme à la vie incroyablement romanesque, comme il n'en existe plus beaucoup. C'est une chance de l'avoir rencontré. Il avait alors 92 ans, était encore très séduisant, d'une extrême amabilité, à la fois pudique sur son passé et très généreux de son temps et de sa parole. Il m'a consacré plus d'une heure et demie d'interview, et s'est plié avec grâce à la volonté du photographe, acceptant même de poser debout dans un escalier, sans sa canne, pour France-Amérique, un journal qu'il connaissait bien et semblait apprécier. Entre deux poses, il récitait, sourire aux lèvres, des vers en français, en anglais et en allemand. J'ai rencontré un certain nombre d'hommes politiques, de diplomates et d'artistes brillants dans le cadre de mon travail. Mais le sens de la dignité humaine de Stéphane Hessel, sa lucidité, sa détermination, sa délicatesse et son humour m'ont le plus marquée. Son « petit livre rouge » comme il aimait à le décrire pour plaisanter, qui appelle à la jeunesse à lutter contre l'injustice généralisée du monde, est devenu l'un de mes livres de chevet.
LMJ : Pour terminer, quels autres aspects de votre vie et de votre travail voudriez-vous partager avec nos lecteurs ?
Je n'ai que 35 ans, je ne suis ni universitaire, ni diplomate, ni auteure d'essais flamboyants. Je ne parle que quatre langues, dont deux correctement (ma langue maternelle et l'anglais), en plus de l'espagnol et de l'allemand que je baragouine. Ma vie personnelle ne me semble pas exemplaire. Je ne suis qu'une cheville ouvrière dans un titre de presse dont la notoriété me dépasse. Du reste, je n'accepte les interviews que si je peux parler de France-Amérique !
---------------------
Note du blogue :
[1] D'où le mot "limerick", petite pièce en vers d'un comique absurde (en vogue en Angleterre après 1900). Voir : https://bit.ly/3e5yqfq
Amoureuse d'Irlande et de mon mari irlandais, je ne peux qu'aimer votre parcours. Les liens Bretagne-Irlande sont aussi un peu linguistiques. il ne me reste qu'à (re)
découvrir France-Amérique...
Rédigé par : Magdalena | 18/06/2020 à 01:34
Très intéressant entretien avec une linguiste qui se double d’une journaliste, et dont j’ai fort apprécié la réponse à la troisième question. Oui, journaliste et traducteur sont deux professions qui ont tout intérêt à collaborer, tant elles sont complémentaires. On peut donc souhaiter qu’une collaboration active s’instaure entre France-Amérique et Le mot juste.
À propos du regretté Stéphane Hessel, je voudrais ajouter qu’à la fin de sa carrière diplomatique, il a occupé les fonctions de Représentant permanent de la France auprès de l’ONU et des organisations internationales ayant leur siège à Genève, avec rang et prérogatives d’ambassadeur de France. D’une courtoisie qui n’avait d’égales que sa conviction et sa modestie, il s’était alors particulièrement soucié des problèmes du personnel français de la famille onusienne. Comme il est dit dans l’entretien, il était d’une extrême discrétion sur son passé de résistant et de déporté, admettant cependant que son bilinguisme franco-allemand lui avait beaucoup servi pendant cette période douloureuse de sa vie.
Rédigé par : Jean Leclercq | 19/06/2020 à 07:01
Un article particulièrement intéressant, un parcours très riche et une belle réussite professionnelle ! Bravo !
Rédigé par : jean-paul | 19/06/2020 à 23:05