Lorsque Jonathan Goldberg m’a très gentiment proposé d’écrire quelques lignes pour Le mot juste, il y a de cela quelques mois, j’étais loin de me douter que, le moment venu de prendre la plume, le monde serait plongé dans une pandémie globale d’une part et, d’autre part, secoué par des mouvements sociaux comme on n’en avait pas vus depuis bien longtemps. Comme il serait impensable de ne pas mentionner ces événements sous une forme ou une autre, j’aimerais donc en profiter pour parler ici, du point de vue nécessairement limité qui est le mien, du rôle de la traduction littéraire dans les efforts qui sont actuellement menés un peu partout, et continueront je l’espère de l’être, en vue d’obtenir un monde plus sûr, plus équitable et, si vous me passez le jeu de mot, plus juste.
J’écris ces quelques lignes chez moi ; je suis assise à mon bureau, dans une maison confortable à Durham, qui est elle-même située dans un pays prospère de l’hémisphère nord, la Grande-Bretagne. J’ai grandi au sein d’une famille de cadres moyens, dans une grande ville américaine, avec le soutien et l’amour inconditionnel de mes parents. J’ai travaillé dur pour en arriver où j’en suis mais, somme toute, les obstacles ne furent jamais insurmontables.
À chaque étape, on m’a félicitée pour mes résultats et on m’a encouragée à viser toujours plus haut. Jamais je n’ai été regardée de haut, ou rabaissée du fait de ma naissance et des circonstances arbitraires qui l’entourent. Et en tant qu’immigrante, mon expérience a été plutôt facile et aussi peu bureaucratique que possible, surtout comparée à celle de tant d’autres. Parce que je suis blanche, éduquée, et que j’ai émigré d’un pays riche (les Etats-Unis) à un autre (le Royaume Uni), je n’ai jamais eu à subir la honte ni le ridicule du fait de mon accent ou de la couleur de ma peau ; on ne m’a jamais désignée comme une « étrangère » qui « vole le travail » d’un(e) Britannique de souche et on ne m’a jamais dit de « revenir d’où je viens ».
Quelle chance.
Alors il va sans dire que je suis très, très mal placée pour parler de race ou de relations interraciales. Mais malgré tout, j’ai une plateforme, aussi petite soit-elle. En tant que traductrice littéraire, je me vois comme fantassin dans cette guerre contre l’homogénéisation culturelle et sociale et contre les forces du mal qui semblent plus déterminées que jamais à nous mettre dans de petites cases séparées et dûment étiquetées selon notre race, sexe, langue ou religion. De nos différences naissent nos cultures ainsi que la riche et magnifique variété qui fait de nous des individus et, au lieu de chercher à les effacer ou les rejeter, chacun d’entre nous se doit de les célébrer. L’une des meilleures façons de le faire, à mon avis, c’est de traduire des textes littéraires. Je dirais que l’écriture est la forme la plus pure à travers laquelle les êtres humains arrivent à exprimer des vérités universelles. Nous écrivons à partir de ce que nous avons au plus profond de nous-mêmes ; nous distillons ainsi à l’encre noire sur la page blanche, nos expériences et nos philosophies, notre éducation, et tout ce dont nous avons hérité des générations précédentes. Chaque mot est porteur d’un souvenir, d’une émotion, d’un legs.
Ne pas comprendre la langue d’un écrit donné instaure un mur entre l’auteur(e) et nous. L’auteur(e) est ainsi tenu(e) à distance, différent(e) de nous, difficile à comprendre, « autre ». Traduire, c’est illuminer la chambre noire d’un texte illisible. Cela nous permet non seulement de voir toutes les façons que nous avons d’être semblables, qu’il s’agisse d’aimer, de rire, de pleurer et de souffrir de manière identique et pour les mêmes raisons, mais aussi d’apprécier les nuances infinies et la beauté subtile de ces cultures qui nous façonnent, chacune à leur manière. Lire un texte en traduction permet d’élargir les vues que nous avons les uns sur les autres, sur le monde et sur nous-mêmes, et cela sans que nous en soyons tout à fait conscients.
C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de livres écrits par les membres de communautés qui ont depuis toujours été marginalisées et rejetées : les femmes, les gens de couleur, les membres de la communauté LGBTQ+. Depuis des siècles, nos sociétés occidentales essayent de faire rentrer à tout prix ceux qui sont différents dans le moule commun, de faire taire leur voix. Or, leurs écrits y gagnent en force, comme un champagne qui a attendu trop longtemps avant d’être débouché. Des trésors incommensurables nous attendent : les textes d’écrivains africains et caribéens, de femmes qui vivent dans des sociétés traditionnellement patriarcales, d’écrivains gays, de lesbiennes, de bisexuels ou d’écrivains trans issus de cultures qui les ont condamnés au silence pendant des siècles. Il est plus que jamais temps de les écouter, de les voir et de les lire. Il est grand temps de nous plonger dans leurs écrits, de combler ces lacunes béantes que les couteaux aiguisés des diverses formes de censures gouvernementales et médiatiques nous ont infligé.
C’est en cela, je pense, que réside ma mission de traductrice. Aider à ce que les voix étouffées dans le monde puissent résonner. Faire tomber ces murs linguistiques qui nous séparent. La communication est, et a toujours été, la base de la compréhension entre êtres humains et, en tant que traductrice, j’ai l’immense honneur et privilège – et le devoir – de servir de porte-parole. Et, si je puis me permettre de parler au nom de mes collègues traducteurs, je crois que les défis auxquels nos sociétés font face aujourd’hui ne font que renforcer la détermination qui nous animent, nous, professionnels du langage, à prouver qu’au-delà des mots que nous utilisons, nous parlons vraiment tous la même langue.
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When Jonathan Goldberg very kindly gave me the opportunity to write a few words for Le mot juste a few months ago, little did I know that, when the moment came to pen my piece, the world would be in the midst of both a global pandemic and a time of social upheaval, the likes of which has not been seen in a very long time. But it feels almost inconceivable not to address current events in some way, and so I would like to use this moment to speak about what I, in my limited experience and understanding, see as the role of literary translation in what I hope will be the ongoing and unswerving worldwide effort to make society safer, fairer, more equitable, and, if you’ll pardon the play on words, more juste.
As I write these words I am sitting in my comfortable home in Durham, in a prosperous Western nation, Great Britain. I grew up in a white-collar household in a flourishing American city with two parents who supported and loved me unconditionally. I have worked hard for everything I possess, but then I faced very few obstacles. At every turn I was praised for what I had already achieved and encouraged to aim ever higher. I have never known what it feels like to be looked down upon or hindered by the purely arbitrary circumstances of my birth. Even as an immigrant, my experience, unlike so many others’, has been smooth and simple by almost any standard. As an educated white person emigrating from one wealthy country (the United States) to another (the United Kingdom), I have never been shamed or ridiculed for my accent, targeted on sight as an “outsider” due to the color of my skin, blamed for “taking jobs away” from British-born workers, or told to “go back where I came from”.
I have been so lucky.
So really, I am wholly unqualified to speak about race, or race relations. But one thing I do have is a platform, small as it may be. As a literary translator, I am a very, very minor foot-soldier in the war against social and cultural homogenization, and against the dark forces that seem more determined than ever to keep us in separate boxes categorized by race and gender and language and religion. Our differences are what give our cultures, and each of us as individuals, our splendid, beautiful variety, and rather than denying them, or trying to erase them, we should celebrate them. One of the most effective ways to do that, I believe, is through literary translation. I would argue that writing is the purest way in which humans express universal truths. We write from the deepest places within ourselves, distilling our experiences and philosophies, our upbringings and everything we have inherited from the generations that came before us, starkly into black ink on a white page. Every word is memory, emotion, legacy.
But being unable to understand the language of a piece of writing effectively puts a wall between us and its author. It keeps them separate, different from us, unrelatable, “other”. Translation effectively floods the dark room of an unreadable text with light. It enables us not only to see how much alike we all are, that we love and laugh and weep and bleed in the same way and for the same reasons, but to appreciate the nuance and subtle beauty of how our cultures shape what drives us, and how we react to those driving forces. Reading a translated text broadens our understanding of each other, and the world, and ourselves, in ways of which we might not even be fully aware.
This is especially true when it comes to books written by members of communities that have traditionally been marginalized and discounted: women, people of color, LGBTQ+ people. We in the West have been conditioned over decades and centuries to make assumptions about anyone who is different, to tune out their voices. Their work is made even more powerful, perhaps, by its explosive force, like champagne uncorked after too long in the bottle. And there is such an incredible wealth of it out there, the work of African and Caribbean writers, of women in traditionally patriarchal societies, of gay and lesbian and bisexual and trans writers from cultures that have silenced them for centuries. Now is precisely the time that we need to hear them and see them and read them most; now is the time that we need to examine their work most carefully, to fill the gaps left in our understanding by the slashing censorious knives of governments and the media.
That, I believe, is my job as a literary translator. To help ensure that the world’s unheard voices can ring out. To pull down the linguistic walls that divide us. Communication is, as it has always been, the key to understanding, and so it is my honor and my privilege—and my duty—to act as a mouthpiece. And, if I may presume to speak for my fellow translators, I believe that the challenges we’re facing as a society will only make us more determined, as language professionals, to prove that, despite the words we use, we really all do speak the same language.
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