Préface :
Le passage qui suit a été écrit par Franz Kafka dans le cadre de ses lettres à Felice Bauer, avec qui Kafka a été fiancé. Ce recueil de lettres a été publié en 1967 en allemand sous le titre Briefe an Felice et en français, sous le titre Lettres à Felice aux éditions Gallimard en 1972 dans la traduction de Marthe Robert.
|
Le passage est traduit également ci-dessous en français par le logiciel Google Translate. Voici une analyse réalisée par notre fidèle contributrice, Elsa Wack (linguiste du mois de janvier 2014), de ces deux traductions - l'une faite par une traductrice humaine et l'autre par l'intelligence artificielle.
Les contributions précédentes d'Elsa sont accessibles ici.
Franz Kafka (texte original) : Oft dachte ich schon daran, dass es die beste Lebensweise für mich wäre, mit Schreibzeug und einer Lampe im innersten Raume eines ausgedehnten, abgesperrten Kellers zu sein. Das Essen brächte man mir, stellte es immer weit von meinem Raum entfernt hinter der äußersten Tür des Kellers nieder. Der Weg um das Essen, im Schlafrock, durch alle Kellergewölbe hindurch wäre mein einziger Spaziergang. Dann kehrte ich zu meinem Tisch zurück, würde langsam und mit Bedacht essen und wieder gleich zu schreiben anfangen. Was ich dann schreiben würde! Aus welchen Tiefen ich es hervorreissen würde!
Marthe Robert: J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au cœur d’une vaste cave isolée. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je mangerais avec ferveur et je me remettrais aussitôt à travailler
Google Translate : J'ai souvent pensé que ce serait le meilleur mode de vie pour moi d'être dans la pièce la plus intérieure d'une vaste cave fermée avec des ustensiles d'écriture et une lampe. La nourriture m'était apportée, toujours placée loin de ma chambre derrière la porte du sous-sol. Le chemin autour de la nourriture, dans la robe de chambre, à travers toutes les chambres fortes de la cave serait ma seule promenade. Puis je suis retourné à ma table, je mangeais lentement et soigneusement, et je recommençais à écrire.
Analyse Elsa Wack :
La comparaison permet de mettre en évidence, dans la traduction automatique :
Des qualités :
Google Translate est simple. Il utilise le verbe être, comme Kafka, plutôt que le verbe « s’installer ». Google Translate est parfois précis, mais évidemment moins littéraire : « la pièce la plus intérieure d’une vaste cave fermée » ressemble plus à l’allemand, où il est bien question de l’intérieur plutôt que du cœur (mais c’est bien des tréfonds de l’âme de l’écrivain qu’il s’agit !), et où la cave est « verrouillée » plutôt que simplement « isolée » dans le texte cité par Le Monde.
Des défauts :
Google Translate ne maîtrise pas les temps, notamment le subjonctif, temps de l’irréalité. Il le traduit par l’imparfait ou même le passé composé. Ah si ! Un conditionnel, tout de même : « serait », parachuté dans ces variantes de temps comme si Google avait voulu essayer plusieurs moyens d’échapper au subjonctif.
Google Translate ne maîtrise pas non plus les articles, et la traductrice que je suis compatis à sa peine, car rien n’est plus divers et sibyllin que les notions d’universalité et d’individualité que peuvent rendre, dans les différentes langues, les articles définis, démonstratifs, indéfinis ou l’absence totale d’article. Ici, quand Google donne pour traduction « le chemin … dans la robe de chambre », ce n’est pas du bon français. On pourrait croire que Kafka s’est transformé en un insecte, comme dans sa nouvelle « La Métamorphose », et qu’il se promène dans les replis d’une robe de chambre. La tournure exacte est évidemment « en robe de chambre », même si l’allemand emploie ici un article défini dans im (contraction de in dem). On peut être content toutefois que Google procède par mots et traduise bien Schlafrock par « robe de chambre », et pas, par exemple, par « robe de sommeil » (le mot composé allemand contient Rock, « robe », et Schlaf, « sommeil »).
« Chambres fortes » : l’allemand Gewölbe signifie plutôt « voûte », comme dans la traduction du Monde, mais la proposition de Google Translate n’est pas inintéressante.
Prépositions : la préposition um, qui peut signifier « autour » (traduction Google), a ici le sens de « pour », « vers » : le « chemin vers la nourriture ». Dans la traduction de Marthe Robert, qui ici est simple au sens noble du terme, c’est « Aller chercher mon repas ».
La traduction de Google pèche aussi dans les mots « je mangeais (…) soigneusement ». On imagine le narrateur mettant sa serviette et s’appliquant à ne pas faire de miettes. Ce n’est pas du tout le sens de mit Bedacht, qui signifie « avec concentration », mais avec une connotation mystique ; la vraie traductrice s’en est emparée en employant « ferveur ».
Le passage cité se termine par le mot « travailler » là où Kafka et Google ont employé « écrire ». Peut-être Marthe Robert a-t-elle voulu éviter d’avoir à faire ensuite une répétition : « Que n’écrirais-je pas alors ! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer ! » continue-t-elle (extrait non cité dans le Monde) là où, Kafka, lui, n’a pas hésité à réutiliser le mot « écrire »: « Was ich dann schreiben würde! Aus welchen Tiefen ich es hervorreissen würde! » Dans cette irréalité difficile pour tout traducteur, Google Translate emploie de nouveau un conditionnel, dépourvu de toute figure de style : « Ce que j'écrirais alors! De quelles profondeurs je le retirerais! ». Si je devais traduire moi-même cette phrase, je rendrais plus fidèlement le verbe hervorreissen : « Que n’écrirais-je pas alors, que n’arracherais-je pas à quelles profondeurs insondables ! »
Merci, Elsa, démonstration est faite de la faiblesse de Goggle en traduction littéraire. Encore que, avec un policier tout simple, ces défauts pourraient être bien moindres.
Rédigé par : Magdalena | 15/07/2020 à 01:59
Merci pour cette analyse intéressante!
Rédigé par : Mathilde Fontanet | 27/03/2023 à 11:16