À l’occasion de la retraite récente, à l’âge de 90 ans, de la traductrice Sharlee Bradley, après une longue et fructueuse carrière, nous reproduisons ici un entretien, dont la une version anglaise a été publiée dans TRANSLORIAL, la revue de la Northern California Translators Association (NCTA). Nous présentons cette version abrégée avec l'aimable autorisation de Sharlee et de la revue. L’entretien a été traduit à notre intention par notre fidèle collaboratrice, Isabelle Pouliot. Isabelle est elle aussi membre de la NCTA et ancienne résidente de la région de San Francisco. Elle est traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). http://traduction.desim.ca
Question : Où êtes-vous née, où avez-vous grandi?
Reponse : Je suis née à Toronto, mais j'avais 10 ans quand ma famille est déménagée dans la région de la baie de San Francisco en Californie, la première d'une longue série de traversées de l'Amérique du Nord en train.
Q. Comment avez-vous appris des langues étrangères?
R : Mes parents ont encouragé leurs enfants à apprendre le français parce que c'était la langue universelle, ce qui semble démodé aujourd'hui. Le français n'était enseigné qu'à partir de la deuxième année du secondaire en Californie. Le Latin n'était enseigné qu'à partir de la troisième année du secondaire. J'ai donc fait cinq ans de français et quatre ans de Latin avant l'université.
Durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque la Charte des Nations Unies a été signée à San Francisco, ma mère m'a dit que ce serait formidable d'être interprète pour les Nations Unies. Mais, ce n'était pas du tout mon objectif. Je suis plutôt tombée amoureuse de la langue écrite et très jeune, je me suis amusée à traduire n'importe quelle œuvre littéraire que j'étudiais à l'école, et d'autres.
Place des Nations Unies San Francisco |
À l'université, j'ai fait une autre année de Latin et toujours continué le français. J'ai suivi chaque année des cours de français jusqu'à ce que j'obtienne mon doctorat à l'âge de 34 ans. Durant mes études, j'ai dû apprendre l'allemand et une autre langue romane : j'ai choisi l'italien. Ma première expérience de traduction rémunérée, offerte par mon professeur, était de traduire en italien (!) un sondage sur l'assurance. Pour me récompenser, je suis allée acheter un bracelet en or tout de suite après avoir été payée.
J'ai enseigné le français à l'école secondaire quelques années, puis j'ai décroché une bourse Fulbright pour étudier en France, à la Sorbonne. Cet été-là, puis une résidence de deux ans à Lausanne, ont été mes seules expériences dans des pays francophones. Mais, un jour à Lausanne, j'ai reçu un appel des Nations Unies de Genève, disant qu'on avait eu mon nom du bureau des Nations Unies de New York (mon directeur de thèse m'y avait envoyé passer l'examen de français de l'ONU). C'était l'époque des négociations de l'administration Kennedy sur le commerce, ce qui s'est appelé General Agreement on Tariffs and Trade, GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) et Genève avait besoin de plus de traducteurs. Le « fascinant » sujet qu'on m'a attribué était la standardisation des palettes d'expédition et de manutention de marchandise.
L'espagnol est devenu ma langue parlée étrangère dominante. Je ne l'ai jamais étudiée de manière stricte et organisée, mais quand je me suis installée aux îles Canaries, je faisais des exercices par moi-même avec une grammaire espagnole. J'avais l'arrogance de croire que j'étais une experte des langues romanes, notamment parce que j'avais enseigné le français cinq ans à l'école secondaire et deux ans à l'université. Étant mère d'un jeune enfant, je passais des heures à mémoriser des verbes irréguliers et à me répéter des conversations que j'avais entendues durant mes sorties.
|
||
Les îles Canaries |
Comment nous avons abouti aux îles Canaries est une longue histoire. En bref, mon mari (qui est par la suite décédé quand nous vivions là-bas), souhaitait prendre une retraite anticipée. Puisque nous n'étions pas riches, nous sommes allés à la bibliothèque municipale pour chercher un endroit dans le monde où il y avait un climat agréable, une langue facile à apprendre et un faible coût de la vie. Croyez-le ou non, nous avons trouvé un livre intitulé You Can Live Cheaply in the Canaries de l'auteure Peggy True. Le livre nous a convaincus et nous sommes partis avec notre fille, qui était encore bébé, notre voiture, tous nos livres et meubles, sans même nous y rendre auparavant pour faire un essai, pour y passer le reste de notre vie; du moins, c'était notre plan.
Les treize années que j'ai passées en Espagne ont semblé un temps avoir des répercussions sur le français que j'avais étudié pendant 21 ans et même sur mon anglais; mais, à mon retour aux États-Unis, j'ai commencé à recevoir des demandes de traduction à partir du français. Maintenant, bien des années ont passé et je traduis aussi bien à partir de l'espagnol que du français.
Q. Quel a été votre parcours universitaire?
R : J'ai obtenu une bourse d'études de premier cycle à l'université Vassar. J'ai suivi des cours du soir à l'Université de la Californie à Berkeley en vue d'obtenir une maîtrise, tout en enseignant l'anglais et le français dans une école secondaire le jour; je travaillais aussi comme bibliothécaire. J'ai été admise dans plusieurs sociétés universitaires, dont Pi Delta Phi, une société honorifique faisant la promotion du français et de la culture francophone.
Je suis déménagée à Philadelphie avec mon mari et j'ai obtenu un doctorat en langues romanes de l'Université de la Pennsylvanie. Étant donné que mon directeur de thèse rédigeait un dictionnaire à cette époque (le dictionnaire Espagnol-Anglais de l'Université de Chicago, lequel était très réputé à l'époque), j'ai rédigé ma thèse sur des problèmes lexicographiques de dictionnaires unilingues français et fait une analyse détaillée du Littré, du Larousse et du Dauzat.
La politique de l'université était que tous les cours de premier cycle devaient être enseignés en anglais. Lorsque nous avons eu la visite d'un professeur français dont l'accent rendait incompréhensible le contenu de ses cours de linguistique, nous avons soumis une pétition au département pour qu'il soit autorisé à enseigner en français, ce qui a été refusé!
Q. Avez-vous voyagé à l'étranger?
R: Oui, surtout en Europe. Mais aussi en Russie (croisière à partir de Saint-Pétersbourg, puis sur le lac Ladoga, la rivière Svir et le lac Onega; en Chine (séjour de 5 semaines) et dans le Pacifique Sud (séjour de 2 mois à Rarotonga, la plus grande des îles Cook). J'ai navigué une fois sur le fleuve Amazone et je me suis rendue souvent au Mexique pour jouer au tennis.
Une année, j'ai appris quelques mots de turc en visitant Istanbul, la Cappadoce, et en faisant de la voile et de la randonnée sur les côtes du sud de la Turquie. Durant un autre voyage, j'ai fait du tourisme littéraire dans le sud et le sud-est de l'Angleterre et j'ai fait un séjour chez une amie près de Toulon, en France.
Q. Quels ont été vos premiers pas dans la traduction? Depuis combien de temps êtes-vous traductrice?
R: J'ai obtenu mon premier contrat par l'entremise de mon professeur d'italien. Plus tard, alors que j'étais professeure à l'Université de La Laguna à Tenerife, je faisais beaucoup de traductions pour le département de chimie physique, non parce que je demandais du travail, mais simplement parce que j'étais là et que je parlais anglais. Les professeurs avaient une base d'anglais suffisante dans leur domaine pour comprendre des articles techniques, mais quand ils allaient à des symposiums et des conférences, ils étaient incapables de converser en anglais. Alors, j'animais des ateliers de conversation en anglais durant l'heure du lunch. Par la suite, ils m'ont donné des monographies à traduire en anglais pour des présentations ou des articles qui étaient ensuite publiés dans des revues étrangères.
Q. Êtes-vous aussi interprète? Si oui, pour qui interprétez-vous?
R: À mon retour aux États-Unis, puisque je parlais espagnol couramment, je me suis proposée pour devenir guide au Centre d'information touristique de Philadelphie. Après avoir appris l'histoire de la ville, j'ai été guide auprès de nombreux touristes espagnols, je leur faisais voir les monuments historiques les plus prisés des États-Unis.
Un jour, le Centre m'a appelé pour me dire qu'on recherchait un interprète pour aller en cour fédérale, puisque l'interprète habituel n'était pas disponible. Étais-je disponible? Même si je n'avais jamais interprété, j'ai bravement répondu que j'irais et j'ai fait du bon travail, même si j'aurais pu faire mieux.
Plus tard, après avoir étudié l'interprétation au sein d’un programme de l'Université de l'Arizona connu dans tout le pays, j'ai été capable d'interpréter en restant impassible presque tout ce qu'on me demandait. Durant plusieurs années, j'ai servi d'interprète à la Marin County Health Clinic, auprès d'immigrants hispanophones, régularisés ou non. Beaucoup étaient dans une situation d'une grande précarité, mais certains essayaient de tirer avantage d'un système qui leur offrait de l'aide, bien après qu'ils soient capables de se tirer d'affaire par eux-mêmes. Grâce à ma formation, j'interprétais de manière impartiale.
De plus, j'ai aussi interprété à la Commission des libérations conditionnelles de la prison de San Quentin, au Department of Motor Vehicles [autorité délivrant les permis de conduire] de San Francisco, au ministère de l'Éducation à Fresno, à la Commission d'État des relations de travail à Sacramento, pour des médecins, des avocats et des sociétés d'assurances, et bien d'autres.
Par la suite, après avoir arrêté l'interprétation durant deux ans pour m'occuper de mon second mari malade, qui était en phase terminale, j'ai abandonné l'interprétation et fait exclusivement de la traduction pendant 20 ans.
Q. À quels problèmes (et solutions possibles) vous êtes-vous heurtés durant votre carrière de traductrice?
R : L'accès à Internet a résolu de nombreux problèmes de recherche. Je ne me sens plus aussi isolée d'une grande bibliothèque universitaire comme je l'ai déjà été. Maintenant, j'essaie de donner mes dictionnaires, dont quelques-uns sur CD, des livres et d'autres.
Je travaille avec deux écrans, je peux consulter ma terminologie sur un tout en traduisant sur l'autre avec la langue source et la langue cible côte à côte, sauf si j'utilise un logiciel de traduction. Mon préféré est Wordfast.
La gestion de mes listes de terminologie était toujours une priorité. Après chaque contrat, je faisais la saisie des nouveaux termes; puis, la prochaine fois que j'avais besoin d'utiliser un terme, je laissais le glossaire ouvert sur l'autre écran pendant que je traduisais.
J'ai travaillé sur un certain nombre de projets liés à la traduction automatique. Les meilleurs projets étaient pour l'organisme Pan American Health Organization; il avait produit son propre système ayant de nombreux raccourcis pour effectuer des corrections très répandues, par exemple, substituer deux noms par un syntagme prépositionnel.
Q. Est-ce que la pandémie de la COVID-19 a perturbé votre activité professionnelle?
Une brillante carrière inspirée par le plaisir de traduire.
Je suis plein d'admiration pour vous.
Rédigé par : Brian Harris | 25/07/2020 à 06:50