Entretien exclusif
“La langue de l’Europe c’est la traduction” – Umberto Eco
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Gian-Paolo Accardo L'interviewé |
Nathalie Greff-Santamaria L'intervieweuse
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Ce mois-ci, notre invité est Gian-Paolo Accardo, un journaliste italo-néerlandais né à Bruxelles, et Rédacteur en chef de VoxEurop.eu .

Il a été, entre autres, rédacteur en chef adjoint de Presseurop.eu, Courrier international et correspondant pour Internazionale, autant de journaux réputés pour leur multilinguisme et leur vision s’étendant au-delà des frontières d’un seul pays. Il nous semblait donc intéressant ce mois-ci de nous pencher sur l’univers de la presse écrite en plusieurs langues, la raison d’être de journaux multilingues et le travail de traduction qui en découle.


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Nathalie Greff-Santamaria est interprète de conférence et traductrice littéraire. Sa langue maternelle est le français et ses langues de travail sont l’espagnol, l’anglais et l’italien.

Après un Master 2 en Littératures comparées et une Licence en français langues étrangères obtenus à l’Université de la Sorbonne (Paris-IV) en France, Nathalie s’est formée à l’interprétation de conférence à Buenos Aires en Argentine. Le cinéma et la littérature, matières qu’elle a également enseignées, continuent de faire partie de ses principaux centres d’intérêt que ce soit en tant qu’interprète ou traductrice.
N’hésitez pas à visiter son site internet AViceVersa pour en savoir plus.

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Nathalie a mené l’entretien qui suit en français par visioconférence entre Bruxelles et Buenos Aires.

Nathalie Greff-Santamaria : Avant d’en venir à VoxEurop, média viscéralement européen dont vous êtes l’un des cofondateurs, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le chemin qui vous a conduit à vous exprimer aisément en italien, néerlandais, français, anglais et espagnol ?
Gian-Paolo Accardo : Eh bien, commençons par dire que je suis né de père italien, de mère néerlandaise et que je suis allé à l’école européenne de Bruxelles où l’apprentissage était toujours bilingue et où j’ai également appris l’anglais et l’espagnol. Autrement dit, la traduction a toujours fait viscéralement partie de mon entité, car nous autres, bilingues ou polyglottes, sommes un peu des « bêtes de foire » qui traduisent en permanence. Dans mon cas, il s’agit d’une sorte de multilinguisme naturel. À la maison, nous passions constamment d’une langue à l’autre et à l’école également où, selon les moments de la journée, nous suivions les cours dans des langues différentes.
Et puis, je suis né et vis à Bruxelles, la capitale d’un pays trilingue même si l’on a un peu trop tendance à oublier l’allemand et où tout est traduit en 2 langues. En ce sens, il s’agit d’une ville polyglotte très spéciale, semblable en cela à Genève où la langue vernaculaire a toujours été l’anglais pour des raisons évidentes dues à la présence de l’Office des Nations Unies.
Toutefois, et bien que l’on y parle couramment plusieurs langues, le choix de l’anglais comme lingua franca à Bruxelles, détrônant ainsi le français, est survenu pour d’autres raisons. En effet, parmi les dix pays d’Europe centrale et orientale qui ont rejoint l’Union européenne entre 2004 et 2007, seuls deux faisaient partie de la francophonie. La génération post-89 est donc résolument anglophone.
Par ailleurs, fait anecdotique, à la suite d’une querelle linguistique, les publicités à Bruxelles sont toutes en anglais.
N. G-S : Pourrions-nous dire que « vous êtes tombé dans la marmite du journalisme quand vous étiez petit » ? À moins que ce ne soit dans celle de la traduction, du multilinguisme, voire du droit comme l’indique votre premier choix d’études…
G-P. A : Ce choix est celui d’un jeune ne sachant pas vers quoi s’orienter et optant pour un cursus qui ouvrait ses portes aux indécis. Au moment de ma soutenance de maîtrise, l’un des jurés m’a dit « vous écrivez bien, pourquoi ne vous y consacreriez-vous pas ? » Comme je n’avais pas dans l’idée d’être juriste, j’ai commencé par un stage qui a débouché sur des études de journalisme.
À l’Internazionale, où j’ai travaillé pendant cinq ans puis au Courrier international pendant quinze, je baignais dans le milieu de la traduction. Même si les journalistes n’y sont que rarement traducteurs — parfois lorsque les délais étaient trop courts, on se chargeait de la traduction — ils s’assurent que la traduction ne tombe dans aucun piège, faux-ami ou contresens vis-à-vis de l’actualité qu’elle retranscrit.
N. G-S : Quelles sont les spécificités de la traduction journalistique et comment les traducteurs de presse articulent-ils l’instantanéité souvent requise par le journalisme avec le temps requis par le processus de traduction ?
G-P. A : Tout n’est pas aussi instantané que l’on peut croire et il y a souvent quelques jours de décalage, éventuellement un délai plus restreint d’une demi-journée pour l’actualité chaude. Et puis les traducteurs sont à l’affût, prêts à traduire 1 000 mots en l’espace de deux heures, voire moins, ce à quoi il faut bien sûr ajouter le temps de l’édition.
En outre, il me semble que le langage journalistique offre plus de latitude, de liberté, dans le sens où la fidélité à l’original y occupe une place moins importante que dans d’autres types de traduction. L’objectif est de reproduire une lecture de presse écrite, qui doit être claire et immédiatement assimilable. Un lecteur d’article de presse n’est pas censé relire deux fois une phrase ou un paragraphe, il s’agit d’un exercice où la clarté prévaut sur le style en vue de favoriser un mode de consommation du texte plus rapide.
N. G-S : Cela fait maintenant de nombreuses années que les outils de traduction assistée par ordinateur (TAO) existent, y avez-vous recours ?
G-P. A : Nous savons que les traducteurs les utilisent et ils savent que nous savons qu’ils les utilisent. Ces outils fournissent une base de travail très utile et permettent un gain de temps important. DeepL par exemple est une intelligence artificielle qui fonctionne très bien pour les langues européennes, bien que certaines combinaisons linguistiques s’avèrent moins précises que d’autres, comme c’est le cas vers le néerlandais.
Cela étant dit, je pense que l’intelligence artificielle va continuer de nous aider sans jamais nous remplacer, ou éventuellement pour les textes les plus barbants ou répétitifs, mais il faudra toujours au minimum, les relire pour savoir ce que l’on publie.
Il est d’ailleurs fascinant de voir comment et avec quelle facilité les gens se sont approprié cet outil pour communiquer entre eux dans le monde entier, ce qui vient renforcer encore une fois l’idée que la langue est un acquis naturel des êtres humains.
Cette curiosité linguistique s'avère d’autant plus riche qu’une certaine paresse intellectuelle s’impose nous invitant à nous exprimer toujours plus en anglais. Pour les non-anglophones, cela signifie une barrière à l’heure d’élaborer des concepts complexes qui les empêchent d’exprimer correctement le fond de leur pensée. Sans compter la supériorité linguistique et l’avantage compétitif non négligeable ainsi octroyés aux anglophones qui assument que tout tourne autour de leur système linguistique, politique, social et culturel.
N. G-S : Comment en êtes-vous venu à cofonder VoxEurop, un journal accessible en dix langues ? [1]
G-P. A : Il s’agit d’un média en ligne qui, d’une certaine manière, s’inscrit dans la lignée d’Internazionale et du Courrier international, mais donc le public est différent.
VoxEurop s’adresse avant tout au citoyen européen curieux de ses voisins, mais qui ne connaît pas suffisamment de langues ou préfère lire dans la sienne ce qui se passe dans les pays voisins et qui a des conséquences chez lui. Au-delà de l’élite cosmopolite qui, elle, a accès à une information de qualité, il s’avérait urgent de répondre à une demande forte émise par les citoyens européens lambda et généralistes. Pour des questions de moyens, les articles ne sont pas toujours traduits en dix langues, mais au moins dans cinq.
N. G-S Quel est votre fonctionnement ?
G-P. A : Tout d’abord, nous disposons de « vigies » ou journalistes locaux qui repèrent des articles et les signalent à la rédaction. Cette dernière en soupèse ensuite l’intérêt et pose éventuellement aux vigies des questions permettant d’en mieux cibler la pertinence. De plus en plus, nous commandons également des articles originaux aux auteurs issus des quatre coins de l’Europe. Une fois validé, l’article est partagé avec les traducteurs qui ont généralement quarante-huit heures pour renvoyer leur copie. Puis c’est au tour de l’éditeur d’entrer en scène. Il relit le texte traduit, attentif aux coquilles, aux contresens, à l’information originale ou encore à l’adéquation au cahier de style de chaque langue (la typographie et notamment les guillemets, les virgules ou les abréviations pouvant en effet varier fortement d’une langue à l’autre). Enfin, VoxEurop étant un journal entièrement numérique, l’article est posté sur le site ou programmé à une date de publication ultérieure.
L’un dans l’autre, il s’agit d’un processus d’édition assez classique.
N. G-S Quel est selon vous l’état du journalisme en Europe ?
G-P. A : Il me semble que la demande n’a jamais été aussi grande, les gens n’ont jamais autant lu, mais qu’en même temps, la consommation est extrêmement éclatée, démultipliée. Les supports sont si nombreux (podcasts, webdocumentaires, réseaux sociaux, télé et j’en passe) que les médias ont du mal à suivre ce qui ne leur laisse que deux possibilités : soit ils se spécialisent à l’extrême, soit ils tentent d’être sur tous les créneaux. Or le coût et la complexité de cette dernière option sont tels que seuls de rares journaux, à l’instar du New York Times, y parviennent.
Il s’agit là du contrecoup du passage au numérique dont la transition s’est réalisée avec des degrés de réussite divers selon les journaux. Les plus grosses machines sont aussi les plus lentes à se réformer tandis que les nouveaux titres se montrent plus agiles, plus adaptables aux nouveaux formats.
Quoi qu’il en soit, je constate surtout une disproportion entre l’intérêt du public pour les questions européennes et la production ou l’offre correspondante. Les médias traditionnels couvrent peu ces thématiques, car il existe un préjugé tenace au sein des rédactions, tous médias confondus, selon lequel l’Europe c’est ennuyeux et personne n’y comprend rien. Conclusion, alors même que les compétences européennes s’élargissent d’année en année, le nombre de titres, lui, diminue, les institutions européennes demeurent pas ou peu enseignées, les journalistes spécialistes de ces questions restent minoritaires et la couverture médiatique indigente.
N. G-S Dernière petite question pour la route : souhaiteriez-vous revenir sur un point pour le développer ou rajouter quelque chose qui vous tient à cœur ?
G-P. A : J’ajouterais qu’il ne faut pas négliger l’importance des différences linguistiques. On entend souvent dire que « tous les Européens lisent l’anglais », or à mon avis ce n’est pas vrai. On ne peut pas penser un texte puis tenir une conversation ou encore exprimer clairement ce que l’on pense dans une langue qui ne nous est pas absolument familière. Il en allait de même pour le français d’ailleurs lorsqu’il dominait la scène internationale. C’est pourquoi l’information doit être accessible pour chacun dans sa langue.
[1] En l'occurrence et par ordre alphabétique l'allemand, l'anglais, l'espagnol, le français, l'italien, le néerlandais, le polonais, le portugais, le roumain et le tchèque.
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Ros Schwartz,
traductrice du mois de Septembre 2012