tel qu'illustré par les séries Netflix « The Innocence Files » et « How to fix a drug scandal »
L'article qui suit fut rédigé par Joëlle Vuille, Ph. D., notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Madame Vuille a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie, et elle est actuellement chargée de recherche à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne. Toutes les contributions de Prof. Vuille sur ce blogue se trouvent ici.
Dans la présente contribution, je souhaite expliquer quelques mots et expressions desquels même les lecteurs anglophiles ne sont peut-être familiers, parce qu'ils sont spécifiques à la littérature juridique et scientifique relative aux erreurs judiciaires : « testilying », « to plant evidence », « dry-labbing », « beyond a reasonable scientific certainty », et « going cold turkey ». A ma connaissance, ces cinq mots et expressions n'ont pas d'équivalents en français dans le contexte qui nous occupe.
Plusieurs documentaires récemment publiés sur Netflix explorent les problèmes qui peuvent se poser dans une enquête pénale et mener à la mise en cause d'une personne innocente. The Innocence Files, tout d'abord, documentent plusieurs affaires américaines dans lesquelles des hommes ont passé de nombreuses années en prison pour des meurtres qu'ils n'avaient pas commis. Levon Brooks et Kennedy Brewer, tout d'abord, ont été accusés dans deux affaires séparées de meurtres d'enfants commis dans le Mississippi dans les années 1990, et mis en cause par le docteur Michael West, qui prétendait avoir identifié les deux hommes sur la base de traces de morsure trouvées sur les corps des deux victimes. Or, la comparaison de traces de morsure n'est pas une technique scientifique solide ; la réponse que l'on obtient varie souvent grandement d'un expert à l'autre [1]. West, pour sa part, mettait un point d'orgue à témoigner au tribunal que le suspect était « indeed and without a doubt » la source de la morsure. Comme la suite de l'histoire l'a démontré, il avait plus souvent tort que raison. L'expression qu'il utilisait, « indeed and without a doubt », s'inscrit dans une longue tradition, pour les experts criminalistes américains, de ponctuer leurs dépositions de conclusions dénuées de tout fondement scientifique mais censées emporter la conviction des jurés. La formulation la plus célèbre dans ce contexte est « beyond a reasonable scientific certainty » [2], qui n'a aucune signification scientifique précise, est un non-sens d'un point de vue linguistique, mais fait habilement référence au standard de preuve en matière pénale, le célèbre « beyond a reasonable doubt ». Avant d'être démantelée par l'administration Trump, la National Forensic Science Commission avait officiellement découragé les experts d'employer cette formulation trompeuse dans leurs rapports et dépositions [3].
Toujours dans les Innocence Files, les épisodes 4 et 5 reviennent sur une affaire dans laquelle un père de famille est abattu par balle par le passager d'une voiture un soir de 1991 alors qu'il se tient debout devant sa maison avec des amis, à Los Angeles. L'un des amis de la victime, qui a assisté au meurtre, est entendu par la police, et on lui présente des photos de membres de gang qui pourraient avoir tué son ami. Officiellement, le témoin identifie immédiatement Franky Carrillo comme le tireur. Dans le jargon, « he went cold turkey », c'est-à-dire qu'il n'a pas tergiversé ou hésité avant d'identifier le suspect (on notera que l'expression est utilisée dans un sens complètement différent de son sens usuel, qui renvoie à l'idée de renoncer à une - mauvaise - habitude de façon brutale et sans ménagement, comme arrêter de consommer des stupéfiants du jour au lendemain). Plus tard, il apparaîtra toutefois que l'identification faite par le témoin n'était pas « cold turkey » : en réalité, et comme dans de nombreuses autres affaires d'erreur judiciaire, le témoin a été influencé par l'officier de police qui lui montrait les photographies de suspects potentiels, et il a désigné comme le tireur la personne que le policier lui a suggérée (mais qui n'était pas coupable en réalité) [4]. Franky Carrillo a purgé 20 ans de prison avant d'être innocenté en 2011.
Dans les épisodes 7, 8 et 9 de The Innocence Files, plusieurs affaires illustrent le fait que les crimes graves mettent parfois tellement de pression sur les autorités que celles-ci sont prêtes à fabriquer des coupables. Dans ce contexte est apparu un mot-valise (ou mot portemanteau, en anglais): testilying, contraction de testifying et lying, qui désigne l'activité d'un policier corrompu qui ment sous serment pour protéger un collègue ayant commis une infraction et/ou pour mettre en cause un accusé qu'il sait innocent [5]. L'une des affaires les plus connues dans ce contexte (dont les Innocence Files ne traitent pas) est l'affaire O.J. Simpson, dans laquelle le policier Mark Fuhrman, qui avait rapporté avoir trouvé un gant ensanglanté chez le suspect le soir du double meurtre, a témoigné sous serment qu'il n'avait pas utilisé une certaine insulte raciste dans les dix ans auparavant (le point étant crucial pour asseoir ou miner sa crédibilité, puisque O.J. Simpson est afro-américain). Quelque temps plus tard, la défense produisit des enregistrements audio sur lesquels on entendait clairement Fuhrman dire ce mot à une dizaine de reprises. Fuhrman fut ainsi pris en plein « testilying », ce qui mina notablement l'accusation. Cela fit également naître le soupçon que Furhman avait éventuellement lui-même placé le gant ensanglanté chez Simpson pour le mettre en cause, puisqu'il était d'abord intervenu sur la scène de crime, où il aurait pu ramasser le gant, puis se rendit chez Simpson pour l'informer du décès de son ex-femme, où il aurait pu laisser le gant, qui fut plus tard retrouvé dans le jardin derrière la maison. Ce faisant, Furhman fut soupçonné d'avoir « planted evidence », une expression à la fois plus imagée et plus nuancée que le français « falsifier une preuve ».
Dans la mini-série How to fix a drug scandal (toujours sur Netflix), il est question d'une jeune femme travaillant dans un laboratoire du Massachusetts et responsable de l'analyse de stupéfiants saisis par la police, Annie Dookhan, à qui il fut reproché d'avoir fait du « dry-labbing ». Le « dry-labbing » consiste dans le fait de ne pas procéder aux analyses que l'on est censé faire, et de rédiger un rapport en inventant des résultats incriminants. Dans le cas de Dookhan, elle recevait ainsi de la poudre blanche saisie sur un suspect, et, sans l'analyser, rédigeait un rapport qui attestait du fait que la poudre était bien un stupéfiant. Ce rapport était ensuite utilisé au tribunal pour condamner la personne sur laquelle la poudre avait été saisie. À cause d'elle, l'État du Massachusetts a dû annuler des dizaines de milliers de condamnations, et payer des compensations aux personnes qui ont été emprisonnées sur la base d'une preuve qui s'est révélée être falsifiée [6].
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[1] Pour une critique acerbe de la technique de comparaisons de traces de morsure et des « exploits » de Michael West, voir l'excellent ouvrage de Radley Balko et Tucker Carrington, « The Cadaver King and the Country Dentist: A True Story of Injustice in the American South », PublicAffairs Books, New York, 2018.
[2] Un expert en empreintes digitales dira par exemple qu'il a identifié le suspect comme étant la source de la trace trouvée sur la scène de crime « beyond a reasonable scientific certainty ».
[3] Testimony using the term “Reasonable Scientific Certainty”
[4] Sur la suggestibilité des témoins dans ce genre de cas, voir les travaux de Gary Wells, professeur à la Iowa Statue University (qui intervient d'ailleurs dans le documentaire). Un article de synthèse est disponible ici.
[5] Voir par exemple :‘Testilying’ by Police: A Stubborn Problem'
[6] State could pay ‘north of $10 million’ to reimburse defendants in drug lab scandals
Boston Globe
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