Notre linguiste du mois, Anthony Bulger, né en Angleterre mais résidant en France depuis 40 ans, est auteur, journaliste et enseignant. Il a aussi travaillé comme directeur pédagogique en Californie. Nous faisons le point sur son parcours, ainsi que ses perspectives pour l’avenir de l’enseignement et la traduction, fondées sur une carrière fructueuse et variée dans ces différents champs linguistiques.
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Pourriez-vous nous parler de votre famille, y compris de votre enfance et de votre premier contact avec la langue française ?
Fils d’un officier de la Royal Navy, j’ai changé de port d’attache au moins dix fois pendant mes 15 premières années. À chaque occasion, pour « fondre dans la masse », je me suis efforcé à adopter l’accent et le parler locaux. Par conséquent, mes premiers mots – d’après mes parents – furent I wanna perkin (« I want a biscuit »), dans le dialecte écossais de la région de Glasgow, où j’ai passé les trois premières années de ma vie. Arrivé à l’âge canonique de douze ans, après de nombreux déménagements, je savais commander à manger et à boire en utilisant au moins six accents différents. Lorsque j’ai commencé à apprendre le français au collège, c’était comme si j’assimilais un nouveau dialecte – du moins, pendant les trois premiers mois ! Grâce à mes professeurs, j’ai découvert le plaisir de communiquer dans une autre langue que la mienne. Après le lycée, plutôt que d’aller à la fac, je voulais me servir de mes connaissances linguistiques : j’ai donc fait une école de journalisme dans le but de devenir tout de suite le correspondant international d’un grand journal, sans penser pour un instant qu’il faille d’abord faire ses armes sur le terrain domestique… Ah ! La jeunesse ! Du coup, je suis parti à Paris pour parfaire mon français, découvrir d’autres horizons et écrire un roman profond et novateur. Mais, comme souvent, la vie prend un autre tournant : je suis devenu professeur de langues (anglais, français), et c’est dans ce cadre qu’un éditeur parisien, Assimil [1], m’a demandé de mettre à jour sa méthode d’apprentissage, L’Anglais sans peine. Ce que je ne savais pas, c’est que ce livre était célèbre – sans doute la première méthode autodidacte en France destinée au grand public –, dont la première phrase, My tailor is rich, appartenait depuis des décennies à la culture populaire française. Ainsi a commencé une collaboration continue avec cette maison d’édition, pour laquelle j’ai écrit une douzaine de livres d’apprentissage de l’anglais et du français. [2] En parallèle, j’ai poursuivi une carrière de traducteur et d’enseignant universitaire. Aujourd’hui à la retraite, je continue à écrire et suis revenu à ma formation initiale de journaliste, en rédigeant deux chroniques mensuelles pour le magazine France-Amérique. [3] Quant à mon fameux roman profond et novateur, il est toujours en attente…
Combien de langues parlez-vous ?
Je commence enfin à maîtriser à fond l’anglais, ma langue maternelle ! Professionnellement, je traduis de français en anglais. À l’école, outre le français, j’ai appris le latin et le russe. De par mes voyages, j’ai des connaissances en plusieurs autres langues, comme l’italien ou le grec – mais dans ces cas, je parle suffisamment pour me mettre dans le pétrin mais pas assez pour m’en sortir.
En France tout le monde s’auto-flagelle et dénonce la piètre qualité de l’enseignement en anglais et le faible niveau des jeunes dans cette langue. Ne trouvez-vous pas que c’est un peu exagéré et que le niveau a plutôt progressé ces vingt dernières années ?
Je suis entièrement d’accord. Le mythe que « Nous, les Français, on est nuls en langues» est bien enraciné dans la culture populaire. Mais c’est bien cela : un mythe. Certes, on peut toujours améliorer l’enseignement des langues – le rendre moins scolaire, par exemple – mais les progrès réalisés depuis une vingtaine d’années sont énormes. D’une part, la pédagogie s’est
enrichie d’outils TICE (technologies de l’information et de la communication) ou de ce que l’on appelle (assez pompeusement)
des « modalités et espaces nouveaux » pour l’enseignement, qui facilitent l’apprentissage. D’autre part – et plus important – les jeunes générations aujourd’hui sont plus mobiles et, grâce à les innovations technologiques, plus ouvertes aux mondes extérieurs et donc aux langues et cultures étrangères.
Cela dit, ce mythe de « nullité linguistique » perdure pour des raisons plutôt culturelles. En milieu scolaire, les langues étrangères sont souvent enseignées comme n’importe quelle autre matière, un ensemble de connaissances théoriques à acquérir dans un contexte qui encourage peu l’initiative personnelle et tend à fustiger l’erreur. Du coup, le processus de tâtonnement et d’erreur « bénigne » qui est essentiel à l’apprentissage des langues est considéré comme fondamentalement défectueux. Il faut rendre l’enseignement et l’apprentissage des langues plus naturels – tout comme l’apprentissage de sa propre langue.
Les traducteurs professionnels se posent beaucoup de questions, légitimes, avec l’arrivée des outils numériques du type DeepL, toujours plus perfectionnés. Comment voyez-vous l’évolution du métier de traducteur ?
Vaste débat ! Indiscutablement, les outils technologiques ont fait beaucoup avancer la profession depuis 20 ans – et continueront à le faire. Les logiciels sont de plus en plus perfectionnés et des outils de TAN (traduction automatique neuronale) nous aident énormément en termes de cohérence terminologique, de rapidité, etc. Personnellement, et contrairement à beaucoup de mes confrères, je pense que la TAN va devenir omniprésente dans l’industrie de la traduction – car il s’agit bien d’une industrie – et que les traducteurs devront faire évoluer leur compétences techniques et linguistiques en parallèle. Autrement dit, ils doivent dès aujourd’hui se spécialiser dans un ou plusieurs domaines précis – juridique, médical, financier, etc. – et, en même temps, suivre constamment l’évolution des outils. [4]
Tous ces bouleversements menacent également les acteurs traditionnels de l’apprentissage des langues, comme Assimil…
Oui et non.
Oui dans le sens où l’offre de cours et de méthodes virtuels monte en flèche et que certains de ces outils sont de bonne facture. De plus, l’interface en ligne permet une interactivité qui jusqu’à présent faisait défaut aux méthodes traditionnelles et qui, en outre, renforce le côté ludique de l’apprentissage – un élément-clé de l’assimilation et un composant essentiel de la méthode Assimil depuis toujours.
Non, parce que les concepteurs de méthodes – du moins, certains d’entre eux – suivent ces évolutions assidûment et les intègrent au fur et à mesure dans leurs offres. Il est vrai que ces apports technologiques ont souvent un côté « gadget », dont le contenu pédagogique est mince. N’empêche, notre but est de toujours aider l’apprenant au mieux, de retenir son attention et le faire vivre la langue cible en la manière la plus complète possible. Partant, si ces technologies de rupture peuvent être utiles, il faut les intégrer dans nos cours et nos méthodes. Mais il faut surtout garder à l’esprit que c’est le contenu pédagogique, pas les gadgets, qui est primordial.
Venons-en à l’anglais. En dehors des facteurs économiques, qu’est-ce qui a fait de cette langue la lingua franca? Était-elle prédestinée, par sa simplicité et sa plasticité, à devenir une référence quasi universelle ?
Prédestinée ? Je ne pense pas. On ne peut pas faire abstraction des facteurs économiques et commerciaux car, en partie, c’est à cause d’eux que l’anglais s’est essaimé depuis le 18ème siècle. Certes, avec la colonisation de l’Amérique du Nord, l’Australie, etc. par la Grande-Bretagne, l’anglais a pris le large (tout comme le français, d’ailleurs – n’oublions pas Jacques Cartier, Champlain et compagnie), mais c’est surtout avec la montée en puissance économique, politique, voire « pop-culturelle » des États-Unis que l’anglais s’est ancré dans notre conscience collective. Et puis le rôle et l’influence des pays anglo-saxons pendant et après les deux guerres mondiales au 20ème siècle (le Traité de Versailles, la création de l’ONU, etc.) sont des facteurs non négligeables.
Cet essor fut facilité, bien sûr, par la grande souplesse de l’anglais et sa relative simplicité comparé à d’autres langues (peu de formes verbales, absence de genres, etc.) – mais aussi parce que la langue s’adapte en permanence, en se simplifiant (la perte de tutoiement/vouvoiement, par exemple) et en assimilant sans complexe des mots, des néologismes voire des tournures grammaticales venus de partout. Attention : j’ai bien dit simplicité relative car, par certains aspects – par exemple, la prononciation ou les verbes à particule – l’anglais est loin d’être une langue simple !
En somme, l’anglais universel – ce « globish », censé être parlé et compris par le monde entier – est un sabir plutôt qu’autre chose. Sans mentionner des variantes comme le Singlish (l’anglais de Singapour), l’Indlish (Inde), le Japlish (Japon) – ou du franglais ! L’anglais tel qu’on le parle dans l’Anglosphère (notre équivalent de la francophonie) est riche des apports culturels, historiques, géographiques et sociologiques qui l’ont façonné et fait évoluer depuis des siècles. C’est cette langue-là qu’il faut appréhender, pas le globish !
Quels sont les nouveaux mots et expressions dignes d’intérêt en anglais britannique ?
L’anglais britannique imite de plus en plus son « cousin » américain, donc des termes comme mansplaining, deepfake ou encore hellacious traversent l’Atlantique à la vitesse grand V. Cependant, les Britanniques ne sont pas totalement américo-dépendants, car ils peuvent puiser dans un réservoir de langues parlées par les enfants et petits-enfants issus de l’immigration. Par exemple bonnga (du tagalog), signifie « cher », « extravagant » (I want a bongga gift for my birthday) ou encore chuddies (hindi), qui veut dire sous-vêtements. Il ne faut pas négliger les contributions des autres pays du Royaume-Uni, notamment l’Écosse, qui nous donne a sitooterie (un endroit où on peut s’asseoir dehors – to sit out – pour bavarder) et a bidie-in (un.e concubin.e, du vieux verbe to bide, rester un moment), ou encore l’Irlande du nord, avec scundered (fâché) et Bout ye? (Comment tu vas ?). Les expressions idiomatiques spécifiques – That’s pants (C’est nul), It’s gone pear-shaped (Les choses ont commencé à mal tourner) ou He’s a wind-up merchant (C’est un charrieur) –, sont, elles aussi, très évocatrices. Mais ce qui m’intéresse davantage en ce moment est le vocabulaire policé qu’adopte les médias pour éviter de froisser les sensibilités de différents groupes – et qui est souvent contesté par les membres de ces mêmes groupes. Je pense notamment à BAME (Black, Asian, Minority Ethnic), une étiquette rejetée par de nombreuses personnalités (artistes, politiques, hauts fonctionnaires) noirs ou asiatiques. Cette tendance à vouloir lisser le langage pour classifier et étiqueter donne à réfléchir sérieusement.
Est-ce que les personnalités politiques britanniques massacrent la langue anglaise comme la classe politique française massacre le français ?
En tant que gentleman, je ne jetterai l’opprobre sur personne, car, en France, on ne sait pas qu'est-ce qu'il s'agit là-dedans… [5]
Pour la langue anglaise, le problème est un peu différent. Beaucoup d’hommes et de femmes politiques anglais (plutôt que britanniques) pensent que, pour être pris au sérieux, on doit employer un registre de langue élevé, caractérisé par des mots d’origine latine ou grecque ou encore par le jargon. Donc le discours politique est souvent truffé de phrases opaques, dénuées de sens précis. Par exemple, « We want to own the strategic roadmap in order to deliver actionable insight for interfacing with communities» (comprenez « Nous essayerons de parler au peuple »). Mon écrivain politique préféré, George Orwell, disait « Political language is designed to make lies sound truthful and murder respectable, and to give an appearance of solidity to pure wind(Le langage politique est conçu pour rendre le mensonge vraisemblable, le meurtre respectable et pour donner une apparence de solidité au vent).
Heureusement, il existe une association, le Plain English Campaign, http://www.plainenglish.co.uk/ qui mène une campagne – parfois désopilante – de vigilance active contre le charabia, en décernant ses prix Golden Bull aux pires excès langagiers, par exemple un magasin qui cherche à recruter un ambient replenishment assistant plutôt qu’un shelf stocker (gondolier). Si seulement on pouvait créer une branche française ! 866
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[1] Cet entretien reprend en partie un entretien paru sur le blog des Éditions Assimil.
[2] Explorations (Pergamon Press, Oxford, 1979), Investigations (Collins, London 1982), Le Nouvel anglais sans peine (Assimil, Paris, 1978), Perfectionnement anglais (Assimil, Paris, 1988), New French With Ease (Assimil, Paris, 1990) ; Using French (Assimil, Paris, 1995) ; L'Anglais (Assimil, Paris, 2002) ; Plus anglais que ça… Assimil, Paris, 2004) ; Perfectionnement anglais (Assimil, Paris, 2009) ; L'argot britannique (Assimil, Paris, 2011) ; Guide de conversation (Assimil, Paris, 2012) ; Les Expressions anglaises (Assimil, Paris, 2013) ; Objectif Langues : Apprendre l’anglais (Assimil, 2017) ; Objectif Langues : Learn French (Assimil, 2018) ; QCM : 300 tests d’anglais (Assimil, 2019) ; 300 Multiple Choice Questions (Assimil, à paraître en 2021)
[3] Voir notre interview avec Guénola Pellen, Directrice de la revue FRANCE-AMÉRIQUE
[4] Voir notre interview avec Andrei Popescu-Belis, linguiste computationnel.
[5] Qu'est-ce qu'il s'agit là-dedans – citation verbatim d’un ancien président français – est le titre d’un livre drôlissime, par l’auteure et scénariste Anne Queinnec, qui recense et analyse les fautes de français « commises » par nos politiques.
Bonjour, Merci d’avoir introduit autant de sujets captivants dans cet entretien ! En ciblant la discussion du « globish » qui est effectivement une sorte d’anglais universel, j’aimerais, si je peux me permettre, introduire une doute de l’existence de cette « langue ». Comme vous avez mentionné, il y a des expressions en anglais qui sont partagées à travers l’Atlantique (et d’autres océans davantage), mais je ne suis pas sûre que le mondialisation puisse supprimer des apports culturels des certains lieux. Les différences culturelles permettent toujours une langue différente, même si c’est juste une question d’expression ou d’accent. Je garde toujours l’espoir que le monde peut maintenir une pluralité linguistique, culturelle, historique, etc., même avec la technologie accroissante d’aujourd’hui. Pourtant, il est impossible à prévenir à quel point il sera facile d’échanger les idées à l’avenir, mais je ne crois pas que l’échange des idées est l’équivalent de l’homogénéisation des idées. Je suis ravie d’avoir lu cet entretien, et je vous remercie beaucoup !
Rédigé par : Ella Bartlett | 26/10/2020 à 11:46