e n t r e t i e n e x c l u s i f
L'interviewé |
L'intervieweur |
Nicolas Ragonneau est un éditeur, écrivain et traducteur français. En tant que journaliste, il a écrit sur la littérature, l’art et la pêche à la mouche dans de nombreux magazines et revues. Il a également mené des entretiens, en anglais et en français, avec des artistes et musiciens pour le site Paris DJs. Grand amateur de Marcel Proust, il anime un site [1] dédié à ce grand écrivain. Depuis 2011 il est éditeur et directeur du marketing aux Editions Assimil [2], spécialisées dans l’auto-apprentissage des langues.
|
Né en Angleterre mais résidant en France depuis 40 ans, Anthony Bulger, est auteur, journaliste et enseignant. Il a aussi travaillé comme directeur pédagogique en Californie. Anthony a été notre linguiste du mois de septembre 2020. |
Pourriez-vous nous parler de votre famille, y compris de votre enfance et de vos premiers contacts avec la langue anglaise ?
Je suis né dans une famille avec un très fort tropisme anglo-américain. Mon grand-père, qui avait fait la Seconde Guerre mondiale et qui vénérait les Américains pour avoir « libéré la France », conservait des objets américains comme des reliques : Zippo, balle de base-ball, etc. Mon oncle, anglophone, hispanophone et grand voyageur, amateur de chaussures Clarks, me racontait des histoires de desert boots sur fond d’aventures en Birmanie. 70 ans après leur création, j’ai toujours plusieurs paires de desert boots…
J’écoutais beaucoup de brit pop à l’adolescence, Genesis, Led Zeppelin, Police, Talk Talk, les groupes du label 4AD, de la new wave… j’ai toujours aimé l’anglais, et je l’ai appris très « naturellement ». Je ne trouvais pas qu’il s’agissait d’une langue difficile, ce qu’elle est pourtant, et bien davantage qu’on ne le croit ! J’ai aussi fait de l’italien, de l’espagnol et du latin, mais ces langues hélas pour moi sont dans un certain état d’attrition… bref, mon anglophonie n’a rien d’exceptionnel, au contraire. À 53 ans, j’incarne assez bien cette génération du tout-anglais.
Je me souviens de mon premier et seul voyage linguistique en Angleterre, à Brighton. C’était en 1981, j’avais 14 ans, j’étais arrivé par la mer, en bateau. On suivait des cours dans un endroit qui s’appelait Castle Goring, que j’ai vite rebaptisé Castle Boring. Je me souviens des « piers », du bord de mer, de vieillards dans des chaises roulantes, de la cuisine qui était vraiment désastreuse : tout cela est était très exotique à mes yeux. Brighton à cette époque était loin d’être le haut-lieu de la fête que la ville est devenue dans les années 2000 avec Fatboy Slim !
On peut dire que l’enseignement des langues a beaucoup évolué depuis cette époque ! La langue que vous avez apprise à l’école, est-elle la même que vous avez utilisée dans votre vie professionnelle ?
En travaillant pour Marshall Cavendish dans les années 90, j’ai fait de nombreux séjours professionnels à Londres dans le quartier de Soho. Quand on travaille dans une ville étrangère, on la ressent, on la vit, on l’utilise et on la voit d’une façon toute différente du touriste lambda.
À la foire internationale du livre de Francfort, qui se tient chaque année, l’anglais est évidemment la langue de travail pour échanger avec les éditeurs du monde entier. En plus de 20 éditions, j’ai observé un changement important dans la maîtrise l’anglais chez tous ceux dont ce n’était pas la langue maternelle. Les progrès ont été spectaculaires, mais c’est aussi une question de générations. Les jeunes éditeurs, agents ou responsables des droits étrangers, quelle que soit leur nationalité ou origine, montrent des compétences linguistiques importantes, bien supérieures à ce qu’on voyait il y a 25 ans.
Au-delà de l’utilité commerciale, ou mercantile, de cet apprentissage, quels en sont les autres points structurants ?
J’ai rapidement compris à quel point la langue (pas seulement l’anglais évidemment), sa maîtrise à l’écrit comme à l’oral, pouvait être un instrument de pouvoir, de jeu et de ravissement. La découverte des travaux de Ferdinand Saussure sur l’arbitraire du signe, en terminale, a été une révélation pour moi. Aujourd’hui encore ces questions de motivation du signe linguistique (cratylisme) ou d’arbitraire me fascinent. Ce sont pour moi des sujets d’échanges constants, notamment avec notre autrice de japonais chez Assimil, Catherine Garnier.
Vous travaillez pour une maison d’édition française, spécialisée depuis 90 ans dans les méthodes d’autoapprentissage de langues. Quelles sont les tendances que vous observez depuis quelques années ? Est-ce que l’anglais est toujours la langue étrangère dominante ?
Pendant longtemps l’anglais était le moteur du catalogue d’Assimil, mais en 20 ans les choses ont bien changé. Le niveau moyen des apprenants a augmenté, les jeunes sont imprégnés d’anglais en permanence, le fait de parler l’anglais en France n’est plus une exception, donc la puissance de l’anglais s’est atténuée sur nos marchés (en librairies comme en numérique), sans qu’aucune langue ne semble vraiment progresser fortement. L’espagnol est très solide, et je pense que son importance devrait grandir dans les années à venir. Le portugais, l’italien et l’arabe sont stables, comme le japonais. L’attrait pour le chinois est bien moins fort qu’auparavant.
La géopolitique joue un rôle dans cette bourse des langues.
La perspective du Brexit, l’élection de Donald Trump aux USA ont rendu le monde anglophone bien moins désirable. Ce n’est pas seulement un constat basé sur mes lectures ou la veille que j’effectue sur les langues. C’est un fait qui se vérifie chez tous les acteurs de l’apprentissage des langues : l’anglais est en perte de vitesse, pour différentes raisons, mais la géopolitique en est une. Certaines des prophéties de David Gradoll [3] sur la langue dominante se sont réalisées, d’autres sont en passe de se réaliser : en 1997, il évoquait un ‘scénario-catastrophe’ dans lequel le monde entier se retourne contre l’anglais en associant cette langue à l’industrialisation, la destruction des cultures, l’atteinte aux droits de l’homme fondamentaux, l’impérialisme de la culture-monde, comme à l’accroissement des inégalités sociales ».
Le monde anglo-saxon voit son « soft power » s’effacer toujours davantage et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Les signes se multiplient : aux Oscars Parasite, un film coréen en coréen rafle la mise et s’avère un succès mondial, le tourisme aux USA s’érode fortement depuis plusieurs années, la parole américaine à l’international est de moins en moins audible et crédible ; même sur Internet, l’anglais n’est plus hégémonique, j’en passe et des meilleures. Je croise de plus en plus de personnes qui me disent ne plus comprendre les Américains, et qui manifestent à l’endroit des Etats-Unis la plus grande antipathie. Les Américains peuvent remercier Trump pour cela, mais pas sûr que ça change s’il est battu en novembre. Quant au Royaume-Uni, il est menacé d’implosion comme chacun sait et sera peut-être un royaume désuni sous peu. Il ne fait plus rêver, ni les ouvriers polonais, ni les étudiants Erasmus, et la conduite récente de Boris Johnson à l’endroit de l’UE, qui remet en cause le gentleman’s agreement (ce qui en affaires et en diplomatie n’était pas un vain mot) fait le reste. L’anglais britannique et américain vont être encore plus déconnectés de leurs attaches culturelles et devenir encore davantage ce desespéranto dont parle l’écrivain Gérard Macé dans Kyôto, un monde qui ressemble au monde.
« Soft power » ? Ce n’est pas très français !
Je vois où vous voulez m’emmener ! Je n’ai aucun souci à user de mots ou d’expressions anglaises, du moment qu’ils ne disent pas moins bien ce qu’on pourrait exprimer en français. En l’occurrence, soft power n’a pas vraiment d’équivalent satisfaisant en français. Mais je vous rassure, je suis très agacé par le franglais qui règne dans l’entreprise en France, particulièrement dans le milieu des médias, du sport, de la communication et de l’Internet. Parfois, quelqu’un m’envoie un courriel pour me demander si on peut faire un call (on m’a aussi proposé un phoner) : quand je lis ou que j’entends ça, je tombe de ma chaise. En quoi un call est-il meilleur, plus savoureux qu’un appel téléphonique ? est-ce que nos échanges seront plus féconds et créatifs parce qu’on l’appelle un call ? pareil pour « déceptif », un mot utilisé ad nauseam, qui serait plus jeune et enviable que « décevant », mais qui hélas ne veut pas dire la même chose ! je pourrais multiplier les exemples à l’envi, du mot benchmarking, utilisé à tort et à travers, à cet anglicisme qui me hérisse, « je reviens vers vous ». Est-ce que tous ces locuteurs se rendent compte à quel point cette utilisation dévoyée de l’anglais est ringarde, risible et ridicule ? Une fois qu’on a dit cela, soyons lucides : même si les USA et le Royaume-Uni disparaissaient demain, l’anglais ne perdrait pas pour autant son statut de langue mondiale ou de lingua franca autorisant le monde entier à la déformer indéfiniment.
Nous vivons une période exceptionnelle avec la crise du Covid-19, qui va changer énormément de choses. D’après vous, quels seront les impacts culturels, notamment en ce qui concerne l’apprentissages des langues ?
La crise sanitaire va fragiliser des millions de gens sur le plan économique et social, et l’éducation va fortement reculer dans beaucoup de pays. Et le plus tragique, c’est que le capitalisme le plus brutal semble renforcé par la pandémie. Beaucoup d’entre nous espèrent depuis longtemps une troisième voie, mais ce n’est pas pour demain. La tentation de repli, de vie en autarcie de certains esprits étroits devient une réalité imposée. Que va devenir l’apprentissage des langues dans un monde sans échanges où l’unilatéralisme domine ? Paradoxalement, il est possible que la rebabélisation du monde dont je parle souvent s’accélère. La traduction automatique ou instantanée a fait des progrès très impressionnants ; avec des échanges humains qui s’amenuisent, tous les outils de traduction assistée vont être utilisés de plus en plus en ligne et la nécessité d’apprendre une langue peut s’avérer moins impérieuse. L’apprentissage en ligne va poursuivre son développement, plus ou moins « sauvage » ou autorisé, avec des intermittents qui donneront des cours sauvages, plus ou moins autorisés ou professionnels, sur Zoom, Skype ou d’autres outils de conférence. Par ailleurs, les robots n’attrapent pas le coronavirus.
Vous pensez donc qu’il y aura moins d’interaction entre différentes cultures, alors que, dans notre monde hyper-connecté, il serait logique de s’attendre à plus d’interactions ?
En effet, mais vous voyez aussi que des phénomènes comme la « cancel culture » et les récents incidents liés à l’appropriation culturelle participent aussi de cette sorte de recroquevillement. Au fond, ces gens et les nationalistes de tout bord partagent une même idée de la pureté, qui est sans doute un des plus grands mythes de l’Histoire ou, pour parler de façon moins policée en utilisant le mot juste : une vaste connerie. En considérant que des Blancs ne peuvent pas jouer une pièce qui traite notamment des Premières Nations (je songe évidemment à Katana au théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, mais aussi à la représentation des Suppliantes d’Eschyle accusée de blackface), on fait preuve de naïveté et de bêtise, comme si chacun d’entre nous était un être génétiquement homogène et culturellement pur !
Et alors ? Vous avez quelque chose contre la pureté ?
En sciences humaines, dès qu’on utilise l’adjectif « pur » en épithète, les problèmes commencent ! Rien de tout cela n’existe. La pureté, c’est bon pour les chimistes, seuls le métissage et le contact existent, le monde est composite et nous le sommes avec lui. Si on suit le raisonnement de ceux qui combattent l’appropriation culturelle, alors on ne devrait plus parler de langues étrangères ! Tous ces polyglottes qui apprennent des dizaines de langues comme Richard Simcott [4] ne sont que des pillards ! arrêtons l’appropriation culturelle ! que chacun parle la langue de son passeport ! ou alors l’espéranto !
Heureusement, vous plaisantez… n’est-ce pas ? Si la connaissance des langues est la porte de la sagesse, comme a dit le philosophe, on ne doit pas rester sur le pas de cette porte, n’est-ce pas ?
Bien sûr. Mais il faudra le rappeler sans cesse avec davantage de conviction, car de nombreuses forces sont à l’œuvre pour nous le faire oublier !
[2] Éditions Assimil, fondée en 1929 par Alphonse Chérel
[3] Gradoll, David, The Future of English? The Popularity of the English language in the 21st Century, 1997, British Council ; Why global English may mean the end of ‘English as a Foreign Language´, January 2006, British Council
[4] Richard Simcott, polyglotte britannique, a étudié quelques 50 langues et en parle un quinzaine couramment.
Une interview passionnante par deux linguistes talentueux Assimil; que de souvenirs me reviennent ! J'ai toujours (et ne pourrais jamais m’en séparer) les méthodes pour l'anglais et l'allemand dont les premières phrases sont inoubliables "My tailor is rich" et "Was für eine schöne Frisur!" (je crois) et dont les pages sont agrémentées de dessins amusants. Ancien enseignant moi-même de français et d’anglais, je n’aurais pas hésité à utiliser ces méthodes avec mes élèves de tous niveaux car la langue qu’on y apprend est pratique et utile, ce qui n‘est certainement pas le cas des méthodes changeantes, imposées par l’Éducation Nationale et qui sont fondées sur l’étude des textes.
Je suis ravi de voir que cette méthode continue de faire ses preuves et d'être plébiscitée !
Rédigé par : jean-paul | 24/10/2020 à 09:23