L'analyse qui suit est la troisième d'une série qui compare les traductions réalisées par des traducteurs/trices littéraires pour les versions de textes publiées avec celles effectuées par le logiciel Google Translate. Voici les deux analyses précédentes :
Elsa Wack : Google Translate comme traducteur littéraire (allemand > français)
Isabelle Pouliot : Google Translate comme traducteur littéraire (italien > français)
Pour celle-ci notre contributeur est Francisco Hulse, traducteur et interprète anglais/espagnol, qui a été, avec sa femme Merav et son fils Adriel, un de nos linguistes du mois de mars 2020.
Par comparaison avec les deux contributeurs précédents, Francisco n’a pas une maîtrise parfaite de français et les traductions comparées dans son analyse sont vers l’anglais (ce qui est approprié pour un blog qui s’appelle Le mot juste en anglais).
Pour fournir aux lecteurs et lectrices la préface et les observations de Francisco, nous avons bénéficié de l’aide précieuse de Roland David Valayre, Français né à Paris, résident de San Francisco (Californie), dramaturge, metteur en scène, acteur, et fondateur et directeur artistique de GenerationTheatre de S. Francisco..
Les lecteurs et lectrices qui souhaitent savoir également comment le passage analysé ci-dessous a été traduit dans la version française, L'Ombre du vent (traduction François Maspero), le trouveront en bas de page de cet article.
Donnons la parole à Francisco Hulse :
Mon collègue et ami Jonathan Goldberg m’a demandé de contribuer à ce dernier chapitre de John Henry vs. the steam drill (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Henry_(folklore)). J’ai choisi de comparer la première page de La sombra del viento, de Carlos Ruiz Zafón [1] (édité en 2001), sa traduction anglaise publiée, The Shadow of the Wind, traduction de Lucia Graves, [2] et la version anglaise de Google Translate (effectuée en nanosecondes le lundi 28 septembre 2020). On a décrit le roman comme un mystère gothique, une œuvre commerciale, un roman policier, un récit initiatique, une fiction historique et une farce occasionnelle. Je l’ai lu il y a environ 10 à 15 ans, et la plupart de ces descriptions sont justifiées. Il existe des manières bien pires de tuer quelques heures avant de rendre l’âme.
Commençons, si vous le voulez bien.
Texte original de Ruiz :
Todavía recuerdo aquel amanecer en que mi padre me llevó por primera vez a visitar el Cementerio de los Libros Olvidados. Desgranaban los primeros días del verano de 1945 y caminábamos por las calles de una Barcelona atrapada bajo cielos de ceniza y un sol de vapor que se derramaba sobre la Rambla de Santa Mónica en una guirnalda de cobre líquido.
—Daniel, lo que vas a ver hoy no se lo puedes contar a nadie —advirtió mi padre—. Ni a tu amigo Tomás. A nadie.
—¿Ni siquiera a mamá? —inquirí yo, a media voz.
Mi padre suspiró, amparado en aquella sonrisa triste que le perseguía como una sombra por la vida.
—Claro que sí. —respondió cabizbajo—. Con ella no tenemos secretos. A ella puedes contárselo todo.
Traduction de Lucia Graves : I still remember the day my father took me to the Cemetery of Forgotten Books for the first time. It was the early summer of 1945, and we walked through the streets of a Barcelona trapped beneath ashen skies as dawn poured over Rambla de Santa Mónica in a wreath of liquid copper. “Daniel, you mustn’t tell anyone what you’re about to see today,” my father warned. “Not even your friend Tomás. No one.” “Not even Mommy?” My father sighed, hiding behind the sad smile that followed him like a shadow through life. “Of course you can tell her,” he answered, heavyhearted. “We keep no secrets from her. You can tell her everything.” |
Traduction de Google Translate : I still remember that sunrise when my father took me for the first time to visit the Cemetery of Forgotten Books. The first days of the summer of 1945 were unraveling and we walked through the streets of a Barcelona trapped under skies of ash and a steamy sun that poured over the Rambla de Santa Mónica in a garland of liquid copper. "Daniel, what you're going to see today you can't tell anyone," my father warned. Not your friend Tomás. To nobody. "Not even Mom?" I asked, in a low voice. My father sighed, covered in that sad smile that haunted him like a shadow for life. -Of course. He answered crestfallen. With her we have no secrets. You can tell her everything. |
Observations :
Tout d’abord, GT ignore complètement la ponctuation et la mise en page et massacre le positionnement des guillemets et des indentations.
Amanecer, le nom commun, signifie « l’aube » ou « le lever du soleil ». Le réseau neural de GT a choisi cette dernière traduction. Le soleil continue son ascension jusqu’à midi, mais ce mot désigne le moment où les premiers rayons commencent à poindre au dessus de l’horizon. Ce n’est pas instantané, mais pour l’œil humain, ça l’est presque. Graves à choisi « day », qui n’est pas un mauvais choix puisque l’heure de la journée est mentionnée plus loin dans le texte. Elle aurait pu choisir « early morning », ce qui aurait permis à l’adjectif démonstratif aquel de trouver sa place plus naturellement : “I still remember that early morning when my father...”
Desgranar pose un problème plus ardu : la définition du Diccionario de la Lengua Española est :
Dicho de las piezas ensartadas, como las cuentas de un collar, un rosario, etc.: soltarse.
Úsase también en sentido figurado.
[« Se dit des choses qui sont liées ensemble, comme les perles d’un collier, un rosaire, etc. : être séparées les unes des autres. Aussi utilisé dans un sens figuratif. »]
Et donc la tentative de GT pour capturer le sens figuratif, « unravel », est louable, mais manque la cible puisque la métaphore associe les jours à des perles qu’on peut dénombrer, et non le temps à un fil continu. La solution de Grave est clairement supérieure. Pourrait-on l’améliorer ? Cela dépend : dans ce passage, Ruiz n’essayait pas d’innover dans la métaphore, et c’est ce que l’on ferait avec « The first few days of the summer of 1945 were spilling out, and we walked...”
Graves ignore complètement un sol de vapor [« un soleil de vapeur »], lui substituant cette « aurore » qu’elle avait omise de la phrase précédente. La solution de GT, « a steamy sun », me fait penser à une journée lourde (car on pense presque toujours à de la vapeur d’eau lorsqu’on utilise le mot « steam ») ; un sol de vapor évoque autre chose. (Pour mémoire, le soleil est fait de plasma, pas de gaz, mais mon choix serait « ...ashen skies as a vapor sun poured over... »)
La première bourde de taille de GT est d’ignorer le Ni (« Pas même ») de Ni a tu amigo Tomás (« Pas même ton ami Tomás ») et de poursuivre immédiatement avec la gaffe de « To nobody » pour traduire A nadie. Graves traduit les deux correctement, ce qui ne surprendra personne.
Voici où la comparaison devient intéressante : ¿Ni siquiera a mamá? Comme nous l’apprenons dans le cours du chapitre, le garçon en question a dix ans (en 1945, en Espagne, n’oubliez pas — pas cinq ans à Berkeley en 2020) et néanmoins Graves lui fait appeler sa mère « Mommy »! Et pas lorsqu’il s’adresse à elle directement, mais lorsqu’il en parle à son père. J’ai entendu beaucoup d’enfants latino-américains dire mami ou Mami ; « mommy » ou « Mommy » serait le registre de langue équivalent en anglais. Je dois admettre mon ignorance quant au mot que les enfants espagnols utilisent pour mami ou Mami, mais Ruiz met un mot différent dans la bouche du garçon : mamá, qui est clairement « mom » (ou « mum » au Royaume Uni). Points marqués : Un pour GT.
Je suis aussi déconcerté quant à ce qui a conduit Graves à ignorer inquirí yo, a media voz. La solution de GT (« I asked, in a low voice ») traduit le sens aux dépens du registre de langue. Pourquoi Graves a-t-elle rejeté « I inquired quietly » ?
GT rate son coup avec amparado en aquella sonrisa triste que Graves traduit assez exactement par « hiding behind the sad smile » (quoique « sheltered by that sad smile » serait plus juste). GT surtraduit aussi en proposant « that haunted him like a shadow for life » pour « que le perseguía como una sombra por la vida ». Le verbe est à l’imparfait, donc il exprime un état ou une condition appartenant au passé, alors que « for life » suggère que la poursuite a duré sa vie entière. Toutefois, il faut rendre à César... : perseguir (« poursuivre », « pourchasser », « persécuter », « traquer », « dénicher ») est plus fort que seguir (« suivre », « surveiller », « pister », « continuer », « poursuivre ») et néanmoins Graves a choisi « follow ». L’utilisation de « haunt » par GT contient l’idée que le traqué aimerait être débarrassé du traqueur.
Graves tape dans le mille [3] avec la réponse du père :
1) Elle ajoute « tell her » pour rendre le Claro que sí plus idiomatique : « Of course you can tell her. »
2) Elle se conforme au ton émotionnel de cabizbajo, dont la signification littérale est (là encore, d’après le DLE) Que tiene la cabeza inclinada hacia abajo por abatimiento, tristeza o preocupaciones graves (« [Utilisé pour décrire quelqu’un] qui baisse la tête de découragement, de tristesse ou en raison de problèmes graves »). Il existe une option en anglais pour indiquer ce découragement par une position de la tête : « to hang one’s head ». Donc, Graves aurait pu choisir « ...he answered, hanging his head »; toutefois, comme cette expression est plus souvent utilisée pour indiquer la honte que le découragement, « heavyhearted » est un choix plus prudent.
Comment GT massacre-t-il la réponse de Papa ? Non seulement il sépare la citation de la voix du narrateur et en fait deux phrases séparées, mais en plus il choisit le mauvais mot (dans le contexte donné) pour cabizbajo (« crestfallen ») et traduit Con ella no tenemos secretos trop littéralement (« With her we have no secrets »).
Repose en paix, John Henry. La foreuse à vapeur n’a pas encore pris le dessus.
Conclusion : Notre profession de traducteurs n’est pas en danger ! Pour le moment !
Francisco Hulse.
Notes du blog :
[1] Résidant, à l'epoque, à Los Angeles.
[2] La traductrice est la fille du poète et romancier britannique, Robert Graves (1895-1985)
[3] Selon Internaute.fr : « L'origine de cette expression, apparue au cours du XXe siècle, s'appuie sur le sport du tir à la cible où chaque joueur doit placer sa flèche au centre de la cible s'il veut espérer gagner. » L'expression anglaise équivalente employée par Francisco et traduit par David a été : "bats a thousand". Selon Wikidictionary, "bats a thousand" / "bats one thousand est : "From a baseball batting average, often stated as the number of hits per 1000 at bats - 1000 would be 100 percent." Des sports differénts, mais la même idée.
Le Cimetière des Livres Oubliés
Je me souviens encore de ce petit matin où mon père m'emmena pour la première fois visiter le Cimetière des Livres Oubliés. Nous étions aux premiers jours de l'été 1945, et nous marchions dans les rues d'une Barcelone écrasée sous un ciel de cendre et un soleil fuligineux qui se répandait sur la ville comme une coulée de cuivre liquide.
- Daniel, me prévint mon père, ce que tu vas voir aujourd'hui, tu ne dois en parler à personne. Pas même à ton ami Tomas. À personne.
- Pas même à maman ? " demandai-je à mi-voix.
Mon père soupira, en se réfugiant derrière ce sourire triste qui accompagnait toute sa vie comme un ombre.
- Si, bien sûr, répondit-il en baissant la tête. Pour elle, nous n'avons pas de secrets. Elle, on peut tout lui dire.
Commentaires