E n t r e t i e n e x c l u s i f
Première partie
Mark Polizzotti - |
Ella Bartlett - l'intervieweuse |
Mark Polizzotti a traduit plus de cinquante livres du français en anglais, parmi lesquels des ouvrages de Flaubert, de Modiano, de Duras et de Rimbaud. Il est également l’auteur de onze livres, dont André Breton (traduction fr., Gallimard 1999), des monographies sur Luis Buñuel et Bob Dylan, et Sympathy for the Traitor : A Translation Manifesto (MIT Press, 2018). Nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres et le récipiendaire du Prix Littéraire de l’American Academy of Arts & Letters, il dirige le service des éditions au Metropolitan Museum of Art à New York. |
Née dans l’état d’Iowa aux États-Unis, Ella Bartlett est une écrivaine et poète ravie d'approfondir la question de la traduction. Titulaire d'une licence de Barnard College de Columbia University, elle est actuellement étudiante en Master à la Sorbonne Nouvelle. Elle écrit son mémoire sur les féminismes intersectionnels chez deux autrices du 19e siècle, George Sand et George Eliot. Ses poèmes ont été publiés dans des revues telles que JetFuel Review, decomP magazine, et bientôt Gigantic Sequins. |
Nadine Gassie, qui a bien voulu traduire l'entretien ci-dessous, et sa fille Océane Bies, étaient nos linguistes du mois d'avril 2017. Nous remercions infiniment Nadine d'avoir accepté de traduire cet entretien.
Vous êtes l'auteur ou le traducteur de plus de 50 ouvrages et actuellement l'éditeur en chef du Metropolitan Museum of Art ("The Met") de New York. Pouvez-vous nous dire comment vos projets d’écriture − traduction ou autre — vont de pair avec votre travail d'éditeur de musée ?
Que l'on soit écrivain, traducteur ou éditeur, on travaille toujours sur des livres, la source est la même et les objectifs sont comparables. En tant qu'amoureux des livres, je suis convaincu que ces activités sont intimement liées et
s'enrichissent mutuellement. Pour prendre un exemple, mon premier brouillon de la biographie d’André Breton faisait 1 200 pages. Mon éditeur m’a renvoyé le manuscrit assorti d'un conseil : réduisez-le de moitié. Grâce à mon expérience d’éditeur, entraîné à lire les textes des autres, mais aussi les miens, avec une perspective de lecteur et pas seulement d'auteur, j'ai pu élaguer sans trop de souffrance. Et le manuscrit final y a bien sûr gagné. En fin de compte, l'enjeu est toujours la mise en forme optimale de la langue, comment dire ce qui doit l'être le mieux possible, c'est à dire de la manière la plus juste, ou la plus concise possible.
 17 ans, étudiant à la fac de Nanterre, vous avez rencontré l’écrivain français Maurice Roche, dont vous avez ensuite traduit les livres. Il faut avouer que c’est un peu le rêve de tout aspirant traducteur ! Pouvez-vous nous raconter comment ce petit événement a inauguré votre carrière de traducteur ? Qu’avez-vous fait à la suite de cette rencontre qui vous a ouvert la voie de la traduction ?
En fait, je m'étais déjà essayé à la traduction avant cette rencontre avec Maurice Roche. Pour mes cours de français
au lycée, par exemple, au lieu de me contenter de lire le chapitre demandé, je cherchais à le traduire, pour mon compte, pour creuser plus profondément la signification du texte. Plus tard, à l’université, après avoir rencontré Maurice et « traduit » (avec de gros guillemets) son roman CodeX, j’ai suivi un séminaire de traduction dans lequel tout le monde travaillait à partir de langues-sources différentes. Par nécessité, la priorité était donnée au produit fini : la traduction anglaise en tant que texte à part entière plutôt que copie, réussie ou pas, de l'original. Les questions que nous nous posions étaient les suivantes : Ce texte fonctionne-t-il comme texte ? Fait-il sens pour un lecteur dépourvu de toute référence à l’original ? Comment l’auteur du texte anglais (c’est-à-dire le traducteur) a-t-il pu obtenir cet effet particulier ? Et ainsi de suite.
La rencontre avec Maurice Roche a été un formidable catalyseur car même si j'ai entrepris de traduire CodeX sans avoir la moindre idée de ce que je faisais, cela m’a jeté tout de suite dans le grand bain et fait me colleter avec des problèmes auxquels, dans une large mesure, je me confronte encore aujourd’hui. CodeX était une fiction expérimentale des années 70, extrêmement exigeante, mais les défis qu’il m'a posés ne diffèrent guère de ceux posés par un roman de Patrick Modiano [1] : comment faire fonctionner ce texte dans un contexte culturel et un système linguistique différents tout lui en conservant son originalité ? Je me suis ensuite attaqué à un autre roman de Maurice, Compact, dont j'ai découvert qu’il se prêtait mieux à l'adaptation et qui a fini par être publié. Entre-temps, un ami qui dirigeait une petite maison d’édition m’a demandé de traduire les essais de René Daumal, et un de mes anciens profs à Columbia de traduire plusieurs livres de philosophie. Et c'est ainsi que de fil en aiguille, plus je traduisais de livres plus on me sollicitait pour en traduire.
J'ai aussi proposé des projets à des éditeurs. Outre Compact, qu'il m'a fallu des années pour placer, j'ai délibérément cherché à traduire les romans de Jean Echenoz. Son roman Cherokee avait été soumis à la maison d'édition où je travaillais et je l'avais lu, afin de rédiger un rapport de lecture, et j’en étais tombé amoureux. L’éditeur en chef de cette maison l'ayant refusé tout net (il l'avait carrément jeté dans le couloir par-dessus ma tête), j’ai appris qu’une petite maison d'édition de Boston l'avait acheté. J’ai donc écrit à David Godine pour lui dire que je n’avais quasiment aucune expérience en traduction mais que j'adorais le livre et que je désirais le traduire s’il voulait bien me donner cette chance. Et il l’a fait !
Il me faut également signaler que, puisque l'activité de traducteur n'est pas mon gagne-pain, j’ai le luxe de pouvoir choisir les projets qui me plaisent ou, plus exactement, les projets qui me parlent et auxquels je pense pouvoir faire justice. Si je doute de pouvoir donner à un texte le meilleur de moi-même ou de parvenir à me glisser dans la peau de l'écrivain, alors ma réaction sera de le refuser. Car ce ne serait juste ni pour le livre, ni pour l’auteur, ni pour le lecteur que de le traduire dans ces conditions. Ceci dit, il arrive qu'on se charge d'un projet sans véritable passion, pour tout un tas de raisons diverses, et bien sûr on fait de son mieux, mais ce n’est pas l'idéal.
Certains des livres que vous avez traduits, Je m’en vais de Jean Echenoz, Fleurs de ruine ou encore Chien de printemps de Patrick Modiano mettent en scène un homme jeune ou d'âge moyen qui disparaît, mène une vie secrète ou laisse dans son sillage une absence. On dit que les écrivains ont des thèmes de prédilection sur lesquels ils ou elles reviennent de façon constante – comme Proust, par exemple, avec l’obsession, l’amour, la mémoire. Pensez-vous qu'un traducteur, comme un écrivain, peut avoir ses « thèmes » ? Et si oui, quels sont les vôtres ?
Vous avez raison, tous ces écrivains tournent autour d'un petit noyau d’obsessions sur lesquels ils ne cessent de revenir. Pour Modiano, c’est le passé, le manque de fiabilité de la mémoire, la marque durable que l’Occupation a laissé dans la psyché française. J'adore traduire ses textes, je ressens très fortement cette affinité dont j’ai parlé tout à l’heure, mais ses obsessions ne sont pas forcément les miennes. C’est la même chose pour Echenoz qui utilise souvent les conventions, parfois assez violentes, des polars et des romans à suspense, et que j'ai adoré traduire − même si je n’ai personnellement jamais poursuivi quiconque avec une arme à la main !
Mais ce sont des différences superficielles. Pour les traducteurs, comme pour les écrivains, le seul « thème » est la langue et comment cette langue est travaillée. Moi, ce que j'aime, c'est ce calme, cette sobriété de ton, et cette concision dans laquelle aucun mot n'est de trop : c’est la raison pour laquelle je me régale à traduire des auteurs comme Modiano, Echenoz et Marguerite Duras. Paradoxalement, je trouve que ce genre d'économie et de dépouillement dans le style ouvre un espace pour un impact émotionnel plus fort qu'une écriture plus démonstrative, un peu comme l'ombre est rendue possible par la lumière.
Cela me fait penser à Modiano, lauréat du prix Nobel de littérature, dont la sobriété de ton masque clairement une ébullition. Ce que votre traduction de Remise de peine rend parfaitement. Dans ce livre, les descriptions de Paris sont oniriques, fantasmagoriques, et pourtant très précises. Comment êtes-vous devenu familier du Paris de Modiano et à quel type de recherche vous êtes-vous livré pour recréer en anglais sa vision ?
Je suis très heureux que vous ayez repéré cela ! Cette « ébullition » sous la surface est la qualité exacte que j’ai tenté de faire passer dans la traduction. L'écriture de Modiano, calme en surface, dissimule des monstres. De même qu’une nostalgie pour un Paris qui n’existe plus, et n’a peut-être jamais existé.
Beaucoup considèrent Modiano comme un écrivain de l’Occupation. S'il est vrai que ce moment historique le hante (il est né en 1945 juste après la fin de la guerre), le moment décisif de sa vie est le milieu des années 60 lorsqu'il a trouvé une libération personnelle. Il a connu une enfance très difficile, comme il l'a raconté. Son frère, dont il était proche, est mort à l'âge de dix ans et il a eu des parents absents. Â l'âge de 20 ans, il a pu se libérer de sa dépendance vis-à-vis d’eux, il a commencé à écrire et à vivre sa vie. C’est dans cette période que se situent la plupart de ses livres. L’autre trait marquant de son écriture est l'expression d'un « malaise » (faute d’un meilleur terme) face à ce qu'est devenue la ville de Paris. Je ne sais pas si c’est une nostalgie pour le Paris d'antan en tant que tel ou pour cette sensation de possibilité infinie qu’il a visiblement éprouvée dans sa jeunesse, une sensation dont le Paris des années 60, avec ses voitures, ses cafés, ses stations de métros, ses librairies et ses quartiers bien distincts a procuré la toile de fond.
Si le Paris de Modiano est celui des années 60, j’ai pour ma part vécu à Paris dans les années 70, et peu de choses avaient changé. Je me souviens de certains de ces quartiers, de ces lieux qu'il évoque et qui ont maintenant disparu. Mais l'important, ce n’est pas tant comment Paris était réellement. Je m'en suis rendu compte quand je suis allé visité certains endroits qu’il invoque, intrigué par l’atmosphère brumeuse, magique qui émane de ses descriptions. Et ce que j’ai découvert, ce n'est pas le pays de rêve que je m'étais représenté, mais bel et bien que Modiano avait passé ces lieux au filtre de sa conscience : ce qui est évident, puisqu'il est écrivain. Même si ces lieux existaient de façon réelle dans le monde physique, ils existaient d'une façon tout aussi réelle seulement dans son esprit. Modiano fournit beaucoup de détails géographiques précis, de manière à ancrer l’histoire qu'il raconte dans une réalité concrète et historique, mais au final cela ne fait que les rendre encore plus évanescents. Ses romans parlent de désorientation et d'imprécision. Modiano donne au lecteur des indices pour ensuite le laisser créer son propre récit, s’investir de façon beaucoup plus émotionnelle et personnelle.
[1] Modiano a remporté le Prix Nobel de littérature en 2014.
Lecture supplémentaire :
L'histoire aurait-elle été autre sans certaines traductions erronées ?
Traduit d'un article paru dans le New York Times :
Mark Polizzotti. Why Mistranslation Matters.
Would history have been different if Krushchev had used a better interpreter? N.Y.T. 28/06/2018
La seconde partie de cet entretien sera publiée vers la fin de ce mois.
Merci pour cette belle entrevue.
Salutations cordiales,
Aldéric Leahy
Rédigé par : Aldéric Leahy | 17/11/2020 à 20:47