L'analyse qui suit a été rédigée à notre intention par notre fidèle collaboratrice, Isabelle Pouliot. Isabelle est membre de la NCTA et ancienne résidente de la région de San Francisco. Elle est traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). http://traduction.desim.ca
En juin 2020, la revue scientifique Nature a publié une lettre rédigée par plusieurs chercheurs intitulée « COVID-19 lockdown allows researchers to quantify the effects of human activity on wildlife ». Dès le début de la lettre, après le chapeau et le premier paragraphe, un encadré attire l’attention des lecteurs, notamment des langagiers, puisqu’il s’intitule Introducing anthropause. L’explication de l’origine de ce néologisme est la suivante [notre traduction] : « Nous proposons ‘anthropause’ pour désigner tout particulièrement un ralentissement mondial considérable de l’activité humaine moderne, notamment des voyages. Nous savons que le préfixe approprié est anthropo (‘être humain’), mais avons opté pour une version plus courte, laquelle est plus simple à mémoriser et à utiliser, et où la syllabe po tronquée se retrouve dans la prononciation de pause. »
Ce terme est le même en français et en anglais (et antropausa en italien), mais les francophones constateront l’importance de bien prononcer le mot pour éviter toute confusion avec andropause….
Les scientifiques signataires de la lettre voulaient attirer l’attention sur l’importance d’étudier les interactions entre les populations humaines et animales puisqu’il existe désormais une interdépendance inégalée entre ces groupes.
L’explication sur la genèse de ce terme est très intéressante, mais nous laisse un peu sur notre faim. Pour en savoir plus, j’ai communiqué par courriel avec deux des signataires, deux scientifiques de renom qui, malgré leur emploi du temps bien chargé, ont répondu rapidement à mes questions.
Yan Ropert-Coudert [1] est directeur de recherche au Centre d'études biologiques de Chizé (lequel fait partie du Centre national de la recherche scientifique, CNRS, en France) et directeur du programme de recherche Antarctique, qui étudie les prédateurs marins.
D’emblée, il fait un aveu surprenant : « Tout d'abord, je suis content que ta question porte sur le mot plutôt que sur le contenu pour une fois. Les gens ne se rendent pas compte que le travail d'un chercheur l'amène souvent à créer de nouveaux mots ou de nouvelles expressions. (…) Entre les projets pour lesquels il faut maintenant impérativement trouver un acronyme, les espèces nouvelles ou les phénomènes qu'il faut identifier... les talents néologistes des chercheurs ont de quoi s'exprimer. »
Alors que j’étais étudiante en traduction à l’Université McGill de Montréal, au tournant des années 2000, un professeur avait dit en classe que la création de néologismes était rare dans une carrière de traducteur, mais qu’il fallait bien connaître les suffixes et préfixes d’origine latine ou grecque pour être prêt à toute éventualité. La petite histoire derrière anthropause en est un bon exemple, comme l’explique M. Ropert-Coudert : « "anthropause" est du fait de Mark Johnson, l'un des auteurs de l'article. Il a pensé à ce mot en relisant quelque part le mot anthropocène. »
Anthopocène est aussi un mot plutôt récent, qui remonte à l’an 2000. Paul J. Crutzen, Prix Nobel de chimie, et Erik Stoemer ont donné le nom d'anthropocène [2] à l'ère géologique dans laquelle nous vivons, une nouvelle époque géologique définie par l'action de l'humain. Anthropo signifie ‘être humain’ et cène, ‘récent’.
L’air du temps, ingrédient secret de la néologie
J’ai demandé au Professeur Mark Johnson de m’expliquer comment il en est arrivé à cet anthropause. M. Johnson est agrégé supérieur de recherche du Scottish Oceans Institute de l’Université de St Andrews en Écosse.
« Les mots et la manière dont ils se diffusent m’ont toujours fasciné et je suis ravi d’avoir apporté une petite contribution, même fortuite! Comme l’explique l’auteur principal de l’article, Christian Rutz, dans l’encadré, anthropause est un mot-valise assumé.[3] Le préfixe anthropo est un terme en vogue en biologie animale en ce moment, avec des mots comme anthropocène et anthropogenic. [4] Compte tenu de ce que nous ressentions tous plus tôt cette année, comme si la vie prenait une pause, les mettre ensemble coulait de source. Et c’était évident dès le départ qu’il fallait parler d’anthropause, plutôt que d’anthropopause, qui est plus logique, mais aussi un virelangue. Ce mot m’est venu à l’esprit au printemps et lorsque Christian a communiqué avec moi au sujet de l’article qu’il prévoyait écrire, je lui ai dit ʺJe sais comment tu vas l’appeler!˝. J’ai bien peur que ce soit tout ce qu’il y a dire là-dessus. »
Néologie, quand tu nous tiens
Ropert-Coudert est l’auteur d’un autre néologisme désormais fort usité, bio-logging : « Je promeus activement bio-logging, qui consiste à attacher des enregistreurs de données à des espèces en liberté afin de surveiller leur biologie et les paramètres physiques de leur environnement immédiat. » [5]
Il raconte qu’en 2003, son laboratoire Prédateurs supérieurs du National Institute of Polar Research de Tokyo devait nommer une conférence qui portait sur « les appareils enregistreurs miniatures embarqués sur ou dans les animaux et qui enregistrent les données biologiques de l'animal, les données physiques du milieu dans lequel il évolue et l'interaction entre les deux! Un titre de conférence comme celui-là n'aurait jamais attiré les foules. Nous avons donc planché plusieurs jours sur un mot, une expression qui pourrait synthétiser tout cela... Rien ne venait. Le soir avant que le grand patron n'aille déposer la maquette de la conférence au Ministère pour y quémander des sous, je faisais la vaisselle dans notre appartement de Tokiwadai dans la banlieue nord-ouest de Tokyo, et là, paf, l'illumination: "Bio-logging", logging venant du "log", le carnet de bord des marins qui consignent tout ce qu'ils voient. » C’est ainsi qu’à la suite de cet International Symposium on Bio-logging Science, le mot est passé dans l’usage de nombreuses disciplines scientifiques, et non seulement en biologie.
Parmi les néologismes ou termes ayant eu un élargissement de leur aire sémantique en 2020, il y a anthropause, confinement et déconfinement, supercontaminateur, présentiel, couvre-visage, gestes barrière ou dans un registre plus familier, covidiot, apéro virtuel, quatorzaine. Comme on peut le constater, les voies de la néologie sont maintenant variées et sous l’influence des réseaux sociaux, certains termes se diffusent très vite et illustrent la vitalité de la langue française.
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[1]
[2] Pour en savoir plus : http://www.igbp.net/globalchange/anthropocene.4.1b8ae20512db692f2a680009238.html (anglais) ou « Le concept d’anthropocène et son contexte historique et scientifique » de Jacques Grinevald, historien des sciences : https://tinyurl.com/yaso3pux
[3]
[4] Anthropogenic : Se dit des phénomènes qui sont le résultat de l'action directe ou indirecte de l'humain. En français, cette notion s’exprime dans le mot anthropique. Contrairement au terme anglais anthropogenic, l'adjectif français anthropogénique n'a pas le sens de « provoqué par l'action de l'homme », mais plutôt celui de « relatif à la genèse de l'espèce humaine ». Source : Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, fiche 17489311.
[5] Bio-logging et écophysiologie des prédateurs marins.
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Lectures supplémentaires :
Ecophysiology /L'écophysiologie, Ecopsychology /L’écopsychologie, Sostalgia /l'écoanxieté - sur ce blog
The Search for New Words to Make Us Care About the Climate Crisis - The New Yorker, February 21, 2020
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