E N T R E T I E N E X C L U S I F
Nadine Gassie, qui a bien voulu traduire l'entretien ci-dessous, et sa fille Océane Bies, étaient nos linguistes du mois d'avril 2017. Sa derniere traduction, L’appel du cactoès noir (Riding the Black Cockatoo, redigé par l'auteur australien, John Danalis), vient de paraitre chez les éditions Marchialy. Nous remercions infiniment Nadine d'avoir accepté de traduire cet entretien.
Qu'est-ce qui vous a incitée à étudier le français et la linguistique ?
J'ai su dès mon plus jeune âge que je voulais travailler dans les langues vivantes. J'étais en CM2 quand notre maître nous a parlé de correspondance scolaire. Pour un dollar, on pouvait choisir un pays et recevoir le nom et l'adresse d'un élève qui avait envie de correspondre avec nous. J'ai choisi environ cinq correspondants de cinq pays différents. Tous ne m'ont pas répondu mais ma correspondante du Japon l'a fait aussitôt. Grâce à l'échange de lettres, de petits cadeaux, de nourriture, etc., nous sommes devenues amies. Tellement amies qu'elle est venue me voir aux États-Unis et que je suis allée la voir au Japon alors que j'avais à peine 14 ans. Notre amitié l'a même incitée à venir faire sa dernière année de lycée avec moi aux États-Unis ! C'est presque surréaliste qu'une simple correspondance scolaire ait débouché sur une véritable amitié. Je la regardais étudier très tard le soir, non seulement pour bûcher les matières, mais pour le faire dans sa deuxième langue. C'est là que j'ai su que je voulais travailler avec des apprenants en langues comme elle, et que je voulais apprendre des langues moi aussi. J'ai commencé par étudier le japonais, appris à lire et écrire en caractères katakana, hiragana, kanji... À l'université, j'ai commencé l'apprentissage du français et une spécialisation en anglais, linguistique et TESOL. Après avoir obtenu ma licence à la California Polytechnic State University, à San Luis Obispo, je suis partie passer deux années scolaires en France comme assistante de langue* recrutée par le ministère de l'Éducation nationale. La première année j'ai été nommée dans une école primaire à Troyes et la deuxième année dans un lycée technique à Reims. Comme j'étais en immersion complète dans la langue et la culture, mon français s'est tellement amélioré que j'ai pu passer les niveaux B2 et C1 des tests de compétence linguistique en français. Je suis ensuite retournée aux États-Unis pour terminer ma maîtrise puis, après l'obtention de mon diplôme, je suis revenue en France où j'ai enseigné à nouveau à Reims, mais à l'université cette fois. Mon expérience de l'enseignement en France a abouti à la prise de conscience que je souhaitais devenir chercheuse en linguistique appliquée, notamment en expression et prononciation de la seconde langue. Je trouvais fascinant qu'il y ait une si grande variabilité dans les performances de prononciation entre les apprenants et je voulais découvrir ce qui expliquait cette variabilité. C'est ce qui a inspiré ma thèse qui portait sur les différences individuelles et les conséquences au niveau de la prononciation.
Pensez-vous qu'une compétence en langues et en linguistique aide à prendre en charge les problèmes du monde réel ?
C'est une question importante. Dans mes cours d'« Introduction à la linguistique » en premier cycle, je commence toujours par faire réfléchir mes étudiants à l'importance du langage (parlé, écrit, signé, non verbal, etc.) en leur faisant imaginer le monde, ou ne serait-ce qu'une seule journée, sans langage. Il s'ensuit une prise de conscience que le langage est partout. C'est l'essence de ce qui fait de nous des êtres humains et nous permet de nous instruire, d'accomplir nos missions dans le cadre de notre travail, d'avoir des conversations avec nos proches, de lire et comprendre un bon livre, de regarder un film, de rédiger des mails, de nous repérer dans un aéroport, de prononcer un discours, etc., etc.
Le langage étant au cœur de toutes nos activités, la connaissance en linguistique est cruciale dans quantité de domaines du monde réel autres que l'apprentissage ou l'enseignement et la recherche en langues. Je pense par exemple à la politique linguistique, à l'initiation aux dialectes, à la traduction, à l'interprétation, au marketing, aux affaires, aux relations internationales, au gouvernement, à l'informatique, au droit, à la médecine, aux pathologies du langage, etc., etc. La linguistique procure une sorte de « super pouvoir » pour s'attaquer aux questions, problèmes et controverses du monde contemporain. Elle nous permet de penser systématiquement un moyen pour tendre vers une fin.
Votre connaissance du français vous sert-elle dans vos exemples didactiques ?
Je m’appuie beaucoup sur ma connaissance du français pour donner des exemples à mes étudiants sur la façon dont d'autres langues fonctionnent. Le français en particulier fournit d'excellents exemples de l'opposition entre le tu et le vous de politesse, que mes étudiants hispanophones peuvent relier à l'opposition tú/usted. Je m'inspire du français pour illustrer des noms genrés, que l'anglais n'a pas. Le français est également idéal pour illustrer des problèmes phonétiques qui se posent aux anglophones, comme la distinction entre « dessus » (son u) et « dessous » (son ou). Cela permet également de se familiariser avec les variations de prononciation du français d'une communauté linguistique à une autre, que ce soit au niveau régional, européen ou international. Sans oublier le verlan qui est un système linguistique à part entière extrêmement fascinant. Je n'ai jamais appris le verlan à l'école, probablement parce qu'il n’était pas perçu comme « correct », mais dès mon arrivée en France, je l'ai entendu partout − dans les rues, dans les salles de classe, dans les films, dans les chansons et dans les conversations. Le verlan va bien au-delà d'une simple inversion des syllabes car les mots en verlan subissent également des changements phonétiques, orthographiques et de sens. De plus, on ne peut pas renverser n'importe quel mot − les mots en verlan sont établis dans et par la communauté linguistique. Cela montre que la variation linguistique n'est pas juste une utilisation aléatoire d'une langue dégradée : c'est un usage gouverné par des règles, systématique, et qui fait donc partie intégrante du fonctionnement d'une langue vivante.
Nous sommes ici dans l'Ouest des États-Unis où l'espagnol est très présent. Quel est l'intérêt d'apprendre le français pour des gens qui résident sur la côte ouest et dans le Sud-ouest américain ?
Le sud de la Californie est une ratatouille linguistique. J'adore entendre toutes ces langues parlées autour de moi quand je sors. Il y a beaucoup de francophones dans le sud de la Californie mais c'est l'espagnol qui est le plus majoritairement parlé. Étant donné leur origine latine, connaître le français facilite l'apprentissage de l'espagnol, et vice versa. Je débute encore en espagnol mais j'essaie de continuer à progresser. J'arrive souvent à m'appuyer sur ma connaissance du français pour dériver et comprendre des mots en espagnol.
L'anglais domine le monde en tant que langue véhiculaire. Qu'est-ce que cela implique pour les Américains et pour l'apprentissage des langues en classe ?
La domination de l'anglais en tant que langue véhiculaire a des implications à la fois positives et négatives pour les Américains. Du côté positif, le besoin de professeurs d'anglais à travers le monde est important ; par conséquent, des domaines d'études tels que le TESOL, les langues étrangères, la linguistique appliquée, l'éducation, etc. peuvent offrir des débouchés à des Américains à l'étranger. Vivre et travailler à l'étranger favorise naturellement le plurilinguisme, la conscience de la diversité culturelle et les relations interculturelles avec différentes communautés. Nous pouvons partager notre culture avec d'autres tout en découvrant d'autres modes de communication et de vie. Du côté négatif, il y a la zone de confort « anglais seulement ». Chez eux et en voyage, les Américains peuvent largement se débrouiller en ne connaissant que l'anglais. Mais cette mentalité fait porter le fardeau de la communication aux autres, qui doivent savoir parler notre langue. Cela peut aussi donner l'impression que l'anglais est une langue plus importante que les autres, même si ce n'est pas notre intention. J'encourage les Américains à apprendre ne serait-ce que quelques mots d'autres langues, surtout lorsqu'ils voyagent. Il y a quelque chose de très gratifiant, une satisfaction très personnelle, à prononcer des sons pour créer des mots qui ont du sens dans une langue qui n'est pas notre langue maternelle. Connaître plusieurs langues, même à un niveau débutant, élargit nos possibilités d'interactions dans le vaste réseau mondial. Le bilinguisme et le plurilinguisme sont des façon de s'engager dans la citoyenneté mondiale et de témoigner de notre intérêt pour le monde qui nous entoure, les cultures, les gens et aussi les textes qui nous entourent.
Quelles réformes devraient entreprendre les États-Unis dans ce but ? Quel serait l'impact de ces changements ?
En termes de politique linguistique, je suis fermement convaincue que les États-Unis devraient accorder plus de place à l'apprentissage des langues à un âge précoce. Et reconnaître la valeur du bilinguisme et du plurilinguisme, que nous devrions considérer comme des atouts. Si nous regardons ce qui se fait dans le reste du monde, en Europe notamment, les élèves commencent très tôt l'apprentissage d'une première langue vivante, et en choisissent ensuite une seconde. J'ai pour ma part enseigné l'anglais en France à des enfants du primaire qui pourront sans doute aller plus tard jusqu'à l'acquisition d'une troisième langue vivante ! Mais l'apprentissage des langues à un âge précoce n'est pas une priorité dans le système scolaire américain. C'est selon moi le résultat combiné de l'anglocentrisme et du statut de l'anglais comme langue véhiculaire. Si nous pouvions nous organiser, en tant que nation, pour donner plus de place à cet enseignement précoce, l'effet serait considérable, conduisant non seulement à une plus grande reconnaissance du bilinguisme et du plurilinguisme, mais aussi à une meilleure connaissance des autres cultures et à l'ouverture de plus grandes opportunités. Une telle ouverture d'esprit favoriserait aussi la conscience de la diversité linguistique, culturelle et géographique.
On sait que l'accent (tant pour les apprenants que pour les locuteurs de minorités) est source de réels problèmes d'intégration sociale. En quoi la discrimination par l'accent est-elle différente des autres types de discrimination ?
La discrimination par l'accent est différente pour plusieurs raisons mais surtout parce qu'elle n'est pas perçue comme telle, elle est silencieuse et passe souvent inaperçue. Néanmoins, ses effets sur le locuteur sont considérables. Cela est dû en grande partie à l'idéologie de ce que l'on considère comme étant la langue « standard » ou la prononciation « attendue ». Tout ce qui s'en écarte est dès lors sujet à stigmatisation. Mais cette idée d'écart par rapport à la norme est relative et varie d'une personne à une autre. On peut penser que porter un jugement sur la façon dont quelqu'un s'exprime trouve sa justification rationnelle dans cette dichotomie idéologisée du « standard » opposé au « non standard », ou que ce n'est pas de la discrimination parce qu'il s'agit « seulement » de langue. Mais nous savons tous que la vérité est tout autre. Nos variations langagières sont profondément enracinées dans notre identité, notre culture, notre appartenance ethnique, notre région, notre famille même. Par conséquent, la discrimination linguistique est tout aussi grave que les autres formes de discrimination. Rosina Lippi-Green (2012) l'a évoqué ainsi : « La discrimination par l'accent se constate partout dans la vie quotidienne. C'est une attitude si communément admise, si largement perçue comme appropriée, qu'on peut la considérer comme l'ultime porte d'entrée clandestine de la discrimination. Et cette porte d'entrée est grande ouverte » (p. 74). Lippi-Green a écrit ça en 2012 et on peut dire qu'en 2021, cette porte est toujours grande ouverte.
Pensez-vous qu'un jour cette discrimination par l'accent appartiendra au passé ? Comment pourrions-nous y arriver ?
Cette discrimination est présente partout dans le monde mais je pense qu'un jour la prise de conscience se fera. Cela risque d'être long, mais les choses progressent, des recherches et des actions de sensibilisation sont menées. Je pense aussi que nous avons tous un rôle à jouer, non seulement pour répandre cette prise de conscience mais aussi pour nous efforcer d'être plus attentionnés dans nos échanges verbaux. Nous devons faire savoir à nos interlocuteurs que leur accent ne les rend pas moins humains. En fait, les gens sont surpris de découvrir que tout le monde a un accent ! Nous devons nous concentrer sur une communication réussie plutôt que sur des différences de communication. En ce qui concerne l'anglais et son rôle de langue véhiculaire, nous devons garder à l'esprit que les locuteurs natifs de l'anglais sont en minorité ; il y a actuellement plus d'anglophones non natifs que d'anglophones natifs. C'est pourquoi les normes et les idéaux sont si déconnectés de la réalité. Dans le cas de notre propre langue, l'anglais américain, nous devons accepter différentes variantes qui ne sont pas considérées comme « standard » car elles ont toutes leur degré de complexité et de systématisme. Et nous pouvons aussi faire l'effort d'être de meilleurs auditeurs. Beaucoup d'entre nous seraient surpris de découvrir que s'ils arrêtaient de juger les gens sur la façon dont ils parlent, ils les comprendraient mieux !
La question « D'où êtes-vous ? » est encore trop systématique. Comment concilier le respect de l'identité des gens et de leur singularité avec un réel intérêt pour leurs origines ?
Cette question, encore trop systématique, comme vous le dites, est épineuse. Les êtres humains ont la faculté de remarquer une différence d'accent en moins d'une seconde, et ils ont tendance à attribuer tout aussi rapidement des étiquettes aux locuteurs dont la voix a un son différent de la leur. Mais imaginez un anglophone vivant aux États-Unis qui commence sa journée en s'arrêtant pour prendre un café. Il commande son café et on lui demande : « D'où êtes-vous ? ». Il passe ensuite à la poste pour envoyer une lettre et on lui demande « D'où êtes-vous ? ». Puis il se rend à son travail, passe un coup de téléphone et la personne au bout du fil détecte immédiatement son accent et lui demande : « D'où êtes-vous ? » Ces questions répétées peuvent finir par marginaliser quelqu'un alors que tout ce qu'il veut, c'est prendre un café, envoyer une lettre ou passer un coup de fil ! Et qu'il essaie probablement activement de s'intégrer à la communauté linguistique dans laquelle il se trouve. Mais la question « D'où êtes-vous ? » peut aussi être posée avec un véritable intérêt ou pour établir une relation plus personnelle. Elle peut être une entrée en matière pour échanger sur nos intérêts en matière de voyages, d'apprentissage des langues, de culture, etc. Mon conseil serait de réserver la question « D'où êtes-vous ? » à ces situations de rapprochements interpersonnels ou lorsque vos bonnes intentions seront clairement perçues comme telles.
Vous publiez prochainement, en collaboration, un ouvrage intitulé Second Language Prosody and Computer Modeling [Prosodie et modélisation informatique pour la 2e langue]. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L'ouvrage Second Language Prosody and Computer Modeling est le résultat de la collaboration de deux spécialistes de linguiste appliquée, moi-même et la professeure Okim Kang de l'université de Northern Arizona, avec un informaticien, le professeur David Johnson de l'université du Kansas. Il paraîtra prochainement chez Routledge. Le livre est organisé en trois parties. La première expose les bases linguistiques de la modélisation informatique. On y définit ce qu'est la prosodie et on retrace l'évolution historique des cadres prosodiques. Nous nous attachons ensuite à décrire deux cadres majeurs couramment utilisés pour décrire la prosodie aujourd'hui. Puis nous expliquons les nombreuses façons dont les propriétés du discours ont été calculées manuellement par les humains afin de montrer comment on peut former les ordinateurs. La deuxième partie reprend les connaissances de base de la première partie et les applique aux processus de modélisation informatique. Par exemple, nous abordons le processus de la décomposition automatique de la parole humaine continue en syllabes grâce à des algorithmes informatiques. Nous expliquons aussi comment les modèles informatiques ont progressivement déduit des propriétés prosodiques. Cette partie se termine sur une comparaison de plusieurs modèles informatiques d'évaluation automatiquement de la compétence orale et de l'intelligibilité du discours à partir de mesures suprasegmentales de la parole. Enfin, la troisième partie de notre livre explore diverses directions pour l'avenir de la recherche et les applications futures des modèles prosodiques.
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Dr. Okim Kang | Dr. David Johnson |
* Note de la traductrice : Tous les mots en italiques qui suivent sont en français dans le texte.
References :
Kang, O., Johnson, D., & Kermad, A. (forthcoming). Second language prosody and computer modeling. Routledge—Taylor & Francis.
Lippi-Green, R. (2012). English with an accent: Language, ideology, and discrimination in the United States (3rd ed.). New York, NY: Routledge
Je suis complètement d'accord avec le fait que l'apprentissage d'une langue étrangère, surtout pour les anglophones, est un excellent moyen de "s'engager dans la citoyenneté mondiale". Être un.e assistant.e de langue était également la manière dont j'ai découvert la joie d'être submergée dans une culture différente. C'est aussi une manière de réunir les études et le pratique. L'utilité d'une langue (c'est à dire le fait d'utiliser la langue dans un contexte avec des conséquences) est quelque chose qui manque souvent de nos expériences scolaires.
Rédigé par : Ella Bartlett | 22/03/2021 à 22:32