Entretien exclusif avec notre invitée, Joëlle Vuille, professeure de droit pénal et criminologie
Le mot juste : Pourriez-vous nous parler de votre famille, y compris de votre enfance et de votre premier contact avec la langue anglaise ?
JV : J’ai grandi dans une famille où tout le monde parle couramment plusieurs langues. Ma maman est issue d’une famille germanophone, mais elle a grandi dans une ville francophone et elle a vécu en Angleterre. Quant à mon papa, sa famille a vécu dans plusieurs pays quand il était enfant, avec le résultat qu’il parle français, allemand et italien couramment. Et moi, je suis née et ai grandi en Suisse alémanique, mais nous parlions français à la maison. Pendant longtemps, l’anglais n’a pas joué un grand rôle dans notre vie familiale : nous avions de la famille aux Etats-Unis, mais nous avions perdu le contact. Jusqu’à l’été de mes 13 ans, lorsque ma petite-cousine californienne est venue passer ses vacances chez nous. A ce stade, j’avais eu une année d’enseignement de l’anglais à l’école, et je le pratiquais sans grand enthousiasme. Mais j’ai eu un déclic, et à partir de là, j’ai absorbé l’anglais comme une éponge. J’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main, et l’un de mes souvenirs les plus intenses est d’avoir lu « Jamaica Inn » de Daphné du Maurier, je devais avoir 14-15 ans. J’ai adoré ce livre ! A partir de là, je n’ai plus jamais arrêté de lire en anglais pour mon plaisir ; et encore aujourd’hui, lire en anglais est pour moi beaucoup plus relaxant que de lire en français ou en allemand, bizarrement.
Le mot juste : Vous avez fait des études de droit et de criminologie, qui vous ont finalement amenée à vivre aux Etats-Unis. Racontez-nous votre parcours.
JV : Oui, j’ai d’abord fait des études de droit à l’Université de Lausanne, en Suisse. Après avoir décroché mon diplôme, j’ai obtenu mon premier emploi académique grâce au fait que je parlais aussi l’allemand ; c’était un petit projet de recherche avec la police de la ville de Zurich. Mon supérieur à cette époque était un professeur de criminologie très renommé, qui avait d’ailleurs un don assez incroyable pour les langues. Il m’a toujours semblé qu’il apprenait une nouvelle langue à chaque fois qu’il passait un peu de temps dans un nouveau pays. C’est à cette époque j’ai contracté le virus de la recherche. J’ai donc fait un doctorat, et puis je suis partie pendant deux ans à l’Université de Californie à Irvine pour mener une recherche postdoctorale. Et depuis mes débuts dans le milieu académique, mes collègues m’ont toujours sollicitée pour faire des petites traductions (de façon informelle, je n’ai aucune formation dans ce domaine). J’aime beaucoup cela, même si je suis régulièrement étonnée de la difficulté que peuvent poser certaines traductions. J’ai beaucoup d’admiration pour les traducteurs et les interprètes !
Le mot juste : Vous enseignez actuellement le droit pénal et la criminologie à l’Université de Fribourg en Suisse ; j’imagine que comme juriste, les mots et la langue ont une grande importance pour vous.
JV : C’est vrai que comme juriste, il faut aimer les mots, car l’interprétation de la loi est souvent une question de langage, même si cela ne se limite pas à cela. Dans le domaine du droit en particulier, j’ai toujours été fascinée par le fait qu’il ne suffit pas de traduire un mot dans une autre langue pour pouvoir comprendre ce que ce mot signifie dans un système juridique étranger. L’exemple classique a longtemps été le mot « trust », qui qualifiait une institution bien connue dans les pays de Common Law, en droit continental. Il n’y avait pas d’équivalent en français, car le concept lui-même n’existait pas dans nos systèmes juridiques. Il y a aussi parfois des faux amis. Par exemple, le droit suisse (comme d’autres droits issus de la tradition napoléonienne) classe les infractions pénales en trois catégories : les crimes, les délits et les contraventions. En Suisse alémanique, nous avons donc des Verbrechen (crimes), des Vergehen (délits) et des Übertretungen (contraventions). En Allemagne, en revanche, il n’y a que des Verbrechen et des Vergehen. Les Übertretungen existent, mais elles relèvent du droit administratif et non du droit pénal. Le même mot fait donc référence à des concepts totalement différents.
Le mot juste : D’ailleurs, entre l’Université de Fribourg en Suisse et l’Université de Freiburg en Allemagne, il peut aussi y avoir des confusions ! Vous vous plaisez à Fribourg ?
JV : Oui, énormément ! Ce qui me plaît particulièrement, c’est que cette université est bilingue. La moitié de mes collègues sont germanophones, et chacun parle à l’autre dans sa langue. Par ailleurs, nous avons également des étudiants étrangers et nous enseignons certains cours en anglais. C’est un environnement très stimulant.
Le mot juste : Mais pour en revenir à la précision du langage, la criminologie doit être moins compliquée de ce point de vue, non ?
JV : Pas vraiment (rire). La criminologie ambitionne notamment de mesurer le phénomène criminel, et pour ce faire, elle recourt à divers instruments, notamment des statistiques officielles (nombre d’enquêtes ouvertes, nombre de condamnations, nombre de détenus) et des sondages auprès de la population. Ces derniers sont employés pour circonscrire ce qu’on appelle le chiffre noir de la délinquance, c’est-à-dire les délits qui ne remontent pas jusqu’aux autorités, par exemple parce que les victimes ne les dénoncent pas ; on demande donc directement à un échantillon de la population s’il a subi telle infraction dans les 12 derniers mois. Un élément intéressant avec les sondages est qu’on peut les mener dans différents pays, et ensuite procéder à des comparaisons. Or, traduire les questions dans différentes langues pour obtenir des chiffres comparables soulève régulièrement des complications. Par exemple, une de mes collègues, spécialisées dans les violences de genre, s’est longtemps demandé à quoi correspondait en français le concept de « date » (dans le sens approximatif de « petit(e) ami(e) »). Le problème est justement que, en Suisse ou en France, la « date » n’est pas un type de relations qui existe. On n’échappe donc pas aux problèmes de langue, même en criminologie !
Le mot juste : En fait, votre parcours professionnel est plutôt éloigné de la linguistique, alors comment en est-vous venue à écrire pour ce blog ?
JV : J’étais encore en Californie lorsque Jonathan Goldberg m’a contactée pour me demander si je serais intéressée à contribuer. Je ne sais pas comment il m’avait trouvée (rire). Étant donné que j’ai toujours été intéressée par la linguistique, je n’ai pas hésité. Et je dois dire que, même si j’ai de moins en moins de temps pour écrire pour ce blog, j’ai toujours beaucoup de plaisir à le faire car cela m’oblige à lire des choses passionnantes qui me sortent de mes livres de droit.
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