e n t r e t i e n e x c l u s i f
Ancien traducteur professionnel, Nicolas Froeliger codirige aujourd’hui le master ILTS (Industries de la langue et traduction spécialisée) à l’Université de Paris. Ses recherches portent sur la traduction pragmatique et la sociologie de la traduction. |
Né en Angleterre mais résidant en France depuis 40 ans, Anthony Bulger, est auteur, journaliste et enseignant. Il a aussi travaillé comme directeur pédagogique en Californie. Anthony a été notre linguiste du mois de septembre 2020. |
Anthony Bulger: Pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?
Nicolas Froeliger: Mon parcours professionnel a été une succession de heureux hasards et de rencontres fructueuses. Je n’avais aucune intention de devenir traducteur, et encore moins enseignant. D’ailleurs, je n’avais aucune intention tout court : comme aujourd’hui de plus en plus d’étudiants, l’existence d’une vie professionnelle à l’issue des études relevait pour moi de l’abstraction. Je savais surtout ce que je ne voulais pas : avoir un supérieur hiérarchique, ou être le supérieur hiérarchique de quelqu’un d’autre. J’ai choisi une filière de langues étrangères appliquées (LEA) parce que je n’étais pas trop mauvais en langues, que je ne voulais renoncer ni à l’allemand ni à l’anglais, et que j’aimais trop la littérature pour vouloir l’étudier : je préférais rester un amateur ; puis j’ai passé le concours d’entrée de l’ESIT (la doyenne des formations de traduction en France, et à l’époque à peu près la seule) parce qu’une de mes amies était candidate. Mais, je l’avoue, sans guère de projet ni de perspective.
Par contre, la filière LEA et l’apprentissage de la traduction pragmatique (on disait à l’époque « technique ») m’ont énormément apporté par la prise qu’ils offraient sur le réel, par opposition par exemple à des études centrées sur la langue ou la littérature : découvrir le droit, l’économie, les bases de la technologie, les finances, bref, l’existence d’une réalité matérielle au-delà de la langue, mais accessible par la langue, a été un enrichissement énorme.
A l’approche du diplôme de traduction, ayant encore deux années à passer avant le service militaire (qui ne disparaîtrait, en France, que quelques années plus tard), je me suis dit que je n’avais rien à perdre à créer, avec deux amies, une petite société de traducteurs, qui de toute manière ferait rapidement faillite, mais donnerait à tous une expérience utile et serait une occasion de travail collectif. Complète erreur d’appréciation : la société, baptisée Architexte, a duré 32 ans ; faute de préparation, nous avons certes commis à peu près toutes les erreurs possibles, mais elle a prospéré – et m’a même permis d’éviter le service militaire… Je m’y suis passionné pour le nucléaire, les grands réseaux électriques, le BTP, la chimie, mais aussi la presse (grand public et professionnelle), le juridique, l’économie du développement et les finances. Le monde de la traduction se divise entre autres entre ceux qui pensent qu’un traducteur professionnel doit a priori pouvoir aborder tout domaine, et ceux qui ne jurent que par la spécialisation. Nous faisions partie de la première catégorie, avec pour ambition de produire quoi qu’il arrive des textes donnant l’impression d’avoir été écrits en langue originale par un spécialiste du domaine. Ce qui veut dire beaucoup de révision et de recherche documentaire, une productivité assez limitée, mais une clientèle fidèle. Plus tard, j’ai compris qu’une approche vraiment terminologique (c’est-à-dire qui considère non pas le lexique, mais la structure du domaine) nous aurait économisé beaucoup d’efforts, mais à défaut d’en avoir profité moi-même, j’en fais aujourd’hui profiter mes étudiants. C’était aussi l’occasion d’expérimenter quelques principes : salaire égal pour tous, prise de décision en commun, le moins possible de sous-traitance. Une sorte de phalanstère, qui nous a aussi conduit à beaucoup travailler sur l’harmonisation de nos styles d’écriture : l’idée était que les destinataires ne puissent pas distinguer ce qui avait été traduit par tel ou tel d’entre nous.
Parallèlement, parce que j’aimais toujours la littérature – sans avoir aucunement l’intention d’en traduire – et pour garder un pied dans l’université, que j’avais finalement peu fréquentée, je me lançai dans une thèse, sur les romans de Thomas Pynchon. Avec une contrainte : n’y parler à aucun moment de traduction. Je me reposais de mon travail de traducteur en rédigeant ce travail, et de ce travail en traduisant. C’était aussi un moyen d’améliorer mon écriture en français : avec mes collègues, nous avions l’impression d’avoir d’énormes carences dans ce domaine, et de ne pas savoir comment les comble. Là aussi, les choses ont changé, notamment avec la généralisation des guides de style. Le jour de la soutenance, plusieurs membres du jury ont été surpris de m’entendre dire que cette thèse n’avait absolument pas pour objectif de me faciliter une carrière universitaire, et était finalement une lubie qui avait débordé de son lit. Elle me serait néanmoins fort utile quelques années plus tard, lorsque je décidai finalement de me porter candidat sur un poste de maître de conférences.
C’est qu’entre-temps, j’avais commencé à donner quelques cours à des étudiants en traduction. D’abord à contrecœur : j’étais persuadé de ne pas être fait pour cela, et je n’en avais d’ailleurs aucune envie. C’était pour dépanner un ancien enseignant devenu un ami cher, André Chassigneux [1], qui partait en mission quelques semaines (pour traduire sur place le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux, à Bâle). Et là, surprise : d’abord j’y ai pris plaisir, et ensuite, j’ai découvert que cela me permettait de mieux traduire, parce que, tout à coup, il devenait nécessaire d’argumenter sur ses choix – et éventuellement de les réviser. Je me suis donc pris au jeu, et progressivement impliqué davantage dans ce domaine. Au bout de huit ans, j’ai fini par basculer du côté universitaire, où j’en suis vite venu à former des traducteurs, au sein du master ILTS (Industrie de la langue et traduction spécialisée). Avec un pincement au cœur, parce que j’étais un traducteur heureux, et une inquiétude : est-ce qu’on est encore légitime à enseigner la traduction professionnelle lorsque, soi-même, on n’est plus professionnel ? Pour atténuer cette angoisse, j’ai repris une petite activité d’indépendant, mais je l’ai vite abandonnée, car je n’avais tout simplement plus le temps : contrairement à ce que beaucoup imaginent, la vie universitaire est extrêmement prenante si l’on veut faire les choses à peu près correctement. Et je ne le ferais plus aujourd’hui, car, d’une part, j’ai déjà l’impression de consacrer mon temps à la traduction d’une autre manière et, d’autre part, je ne crois pas que mon rôle soit de concurrencer mes anciens étudiants : à eux de jouer, maintenant. Quelques années plus tard, encore, je passais mon HDR (habilitatio diriger des recherches), et m’impliquais encore un peu plus dans la formation, y compris à l’échelle européenne, dans le cadre du réseau EMT (master européen en traduction), ou via l’Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction (AFFUMT), que j’ai présidée quatre ans. Et nous voilà aujourd’hui.
Pour nos lecteurs étrangers, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le diplôme HDR ?
La plus haute qualification universitaire, l’HDR donne la possibilité de diriger des thèses, et dans le domaine qui est le mien, la traduction pragmatique, il y a trop peu de doctorants par rapport aux besoins en formation. Accessoirement, c’est aussi un sésame pour pouvoir postuler sur un poste de professeur, ce que j’ai fait peu de temps après ma soutenance. Mon expérience de plusieurs univers m’a en fait convaincu que l’avenir de la traduction se joue dans l’action conjointe entre les professionnels (via en particulier les associations qui les représentent), les formations et la recherche. C’est en grande partie à cela que je consacre mes efforts, ce qui m’a notamment conduit à organiser, seul ou à plusieurs, une quinzaine de colloques et à créer une liste de diffusion sur la traductologie francophone, avec aujourd’hui quelque 1 800 abonnés : [email protected].
Qu’entendez-vous par « la traduction pragmatique », le titre de votre ouvrage* ?
On parle de traduction pragmatique (le terme est dû à Jean Delisle [2]) pour désigner toute forme de traduction destinée avant tout à la communication, par rapport à celles (littéraires, principalement) qui servent un objectif artistique. La traduction pragmatique englobe donc la presse, le juridique, l’économie, les finances, et toutes sortes d’autres domaines, mais son cœur est la traduction technique : pour moi, quand on sait se débrouiller d’un texte technique, on est en mesure de tout traduire, parce que les modèles intellectuels et stylistiques sont là. Mais tous ne seront pas du même avis…
Avec la banalisation de la traduction automatique neuronale, la profession de traducteur n’est-elle pas devenue caduque ?
C’est vrai que le monde en général – et donc l’univers de la traduction – a radicalement changé depuis l’époque où j’ai fait mes débuts, et où finalement, il était assez simple de savoir ce qu’était et ce que faisait un traducteur. Aujourd’hui, il y a une profession qui englobe une multitude de métiers, souvent très pointus, et très marqués par le développement de l’informatique. La traduction automatique neuronale est un de ces développements, et marque effectivement un progrès certain, qui favorise d’ores et déjà le développement de la postédition, et modifie en partie la structure de la profession. Pour autant, c’est un élément parmi d’autres, qui oblige chacun, traducteur et formation en traduction, à se positionner. Mais comme le dit Alan Melby [3], « les seuls traducteurs que la traduction automatique va faire disparaître sont ceux qui traduisent déjà comme une machine. » En d’autres termes, c’est le niveau d’exigence qui augmente.
Que diriez-vous à un(e) jeune qui se demande si la traduction est un métier d’avenir ?
Je lui dirais – et en fait, j’ai assez souvent l’occasion de lui dire – que, oui, c’est précisément un métier d’avenir, parce que c’est un métier qui évolue. Ce qui suppose de se montrer à la hauteur des évolutions en question : il faut, d’une part, connaître et comprendre les outils, leur logique, leurs limites et, d’autre part, être capable d’apporter une valeur ajoutée humaine par rapport à ces outils. Ce qui suppose d’avoir été correctement formé, et il y a de plus en plus de formations de qualité allant dans ce sens, mais aussi de se mettre régulièrement à niveau, car la profession n’a pas fini de muer. Ce qui demeure, finalement, c’est pour moi l’importance de l’élucidation : il faut comprendre pour faire comprendre, et cela procure du plaisir… Comme tout ce qui est passionnant, c’est aussi difficile ; mais si l’on est passionné, la difficulté devient un attrait supplémentaire. Comme le dit Wittgenstein pour résumer sa première philosophie, « Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement » : cela pourrait être la devise des traducteurs pragmatiques si l’on omet la deuxième partie de la phrase (« et ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire. »).
Quelle est la traduction (livre, article, blog, etc.) qui vous a le plus marqué ?
L’ennui est que je pourrais en citer des dizaines… J’ai néanmoins eu l’impression de progresser énormément, par exemple, en ayant participé dès la conception, au projet Courrier international [4], qui avait (et a toujours, après 30 ans d’existence) pour ambition de donner à un public francophone un accès à la presse du monde entier, sous la forme d’un hebdomadaire. J’y ai appris l’essentiel de ce que je sais sur la traduction de presse. Autre exemple, la traduction, pendant dix années consécutives, du Rapport mondial sur le développement humain, du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), qui a lancé le fameux indicateur du développement humain (IDH). Toujours dans des conditions d’urgence et d’improvisation qui ne surprendront pas les lecteurs un peu aguerris, mais avec une confiance totale : nous étions responsables de la version française de A à Z, jusqu’à la signature du bon à tirer – et sans jamais signer le moindre contrat ou bon de commande, ce que je ne recommanderais en aucun cas aujourd’hui. Et depuis 2009, il me faut citer le réseau EMT (master européen en traduction), que j’ai déjà évoqué : pour la première fois, des formations de qualité (la sélection est ultra rigoureuse) pouvaient se concerter à l’échelle européenne pour échanger des bonnes pratiques et peser sur l’avenir de la profession, en concertation avec les autres acteurs du secteur. Cela permet de passer d’une vision provinciale, où chacun est centré sur sa formation, en regardant les autres avec méfiance, à une vision non seulement européenne, mais mondiale des choses. Et c’est, là encore, une aventure humaine très précieuse. Au final, je dirais donc que je suis un traducteur du XXe siècle qui aspire à être un traductologue et un responsable de formation du XXIe siècle. Et qui a eu de la chance, chance que je souhaite aux traductrices et traducteurs de demain.
* Les Noces de l'analogique
et du numérique :
de la traduction pragmatique
(Belles lettres, collection « Traductologiques », Paris)
1. Traducteur auprès de plusieurs organismes internationaux, dont le FMI et l’OCDE, André Chassigneux était aussi un professeur renommé qui a formé plusieurs générations de jeunes étudiants dans les plus grandes écoles de traduction en France (ESIT, ISIT, INALCO…). Estimé et apprécié pour son intelligence et sa finesse d'analyse, il était capable de rendre lumineux les sujets de prime abord les plus abstrus, de faire comprendre à ses étudiants qu’une bonne traduction était aussi une traduction belle. André nous a quittés en 2017.
2. Professeur émérite, Université d’Ottawa, École de traduction et d’interprétation
3. Emeritus Professor, Brigham Young University, Linguistics and English Language
4. Fondé en 1990, Courrier international est un hebdomadaire d’actualité qui publie une sélection d’articles de la presse étrangère – plus de 1 500 sources – traduits en français. (www.courrierinternational.com).
Super entretien intormatif. Merci.
Rédigé par : kathryn radford | 14/06/2021 à 17:48