e n t r e t i e n e x c l u s i f
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Anthony Bulger l'intervieweur |
Michel Rochard |
Né en Angleterre mais résidant en France depuis 40 ans, Anthony Bulger, est auteur, journaliste et enseignant. Il a aussi travaillé comme directeur pédagogique en Californie. Anthony a été notre linguiste du mois de septembre 2020. |
Michel Rochard est diplômé de traduction et d’interprétation de liaison du FAS Germersheim de de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence. Titulaire d’un doctorat en traductologie, il était enseignant à l’ESIT (Université Paris 3) et à la formation en Etudes Interculturelles de Langues Appliquées (EILA) de l’université de Paris-Diderot. Il a essentiellement exercé son activité de traducteur et de réviseur dans le secteur institutionnel à la Banque de France et à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). |
Anthony Bulger : Tu es notre Linguiste du mois, mais es-tu vraiment un linguiste ?
Michel Rochard : Je ne me suis jamais considéré comme un linguiste – expert de la linguistique ou des langues. Je suis traducteur. Je pense que l’anglais linguist ne recouvre pas la même signification que le français linguiste. [1]
La traduction institutionnelle concerne les organismes publics nationaux ou internationaux, les organisations non-gouvernementales et les grandes entreprises privées soumises à des obligations de traduction (institutions financières, cabinets comptables ou juridiques, etc. ) et cabinets de traduction travaillant pour ces institutions. C’est là que l’on trouve des réviseurs professionnels.
Pour moi, face à une difficulté, le traducteur se transforme en enquêteur, à la recherche du moindre indice dans le texte, qui va suivre les pistes qui s’ouvrent à lui en faisant des hypothèses, qu’il va vérifier, jusqu’à ce qu’il ait reconstitué le message de l’auteur dans toute sa logique. C’est l’application de la théorie de l’enquête du criminologue, philosophe et pédagogue américain, John Dewey. Que fait-on quand on cherche ses lunettes ? On commence par se dire, où j’étais la dernière fois que je les ai utilisées, et on vérifie, et si ce n’est pas le bon endroit, on fait une autre hypothèse, qu’on vérifie, etc. Jusqu’à ce qu’on trouve la solution et les lunettes. C’est une enquête et elle aboutira peut-être à constater que nos lunettes… étaient sur notre nez !
Réviser, c’est reprendre l’enquête du traducteur. La révision, c’est aussi une affaire de relations humaines et un acte pédagogique.
Qu’est-ce qui peut faire capoter la relation entre traducteur et réviseur ?
MR : Si le réviseur est là pour corriger et sanctionner le traducteur, ou si le traducteur estime illégitime toute intervention du réviseur, ou encore si le réviseur n’assume pas la responsabilité d’améliorer la traduction ou si le traducteur cherche à s’adapter servilement au réviseur, le lien humain et pédagogique ne s’installera pas et le traducteur ne progressera pas ! .
Quelles sont les bonnes pratiques de la révision en milieu institutionnel ?
MR : Dans toute la mesure du possible, il faut apporter aux traducteurs internes et externes les mêmes ressources documentaires, terminologiques, contacts référents, pour qu’ils travaillent dans les mêmes conditions et que les traducteurs externes se sentent intégrés dans une grande équipe. En fin de révision, il faut assurer un retour d’information, avec le texte révisé en marques de révision et, y compris en faisant valoir les qualités de la traduction.
Le réviseur doit aussi éviter de tout mélanger dans ses commentaires. Il doit insister sur les lacunes structurelles de la traduction, notamment pour les traducteurs juniors : erreurs de sens ou de logique, surtraduction ou sous-traduction, mauvaise exploitation de la documentation ou erreurs de terminologie. Enfin, il ne s’attardera pas chez ces traducteurs sur les maladresses d’expression ou sur des erreurs mineures (cela viendra lorsque les lacunes structurelles seront surmontées).
Si une révision du même ordre revient souvent dans la traduction, il est inutile de les mentionner toutes dans le retour d’information. Il suffit d’en donner un exemple emblématique au lieu de noyer le traducteur sous les exemples. L’exception à cette dernière règle concerne les traducteurs qui n’ont pas fait leur travail sérieusement. Pour eux, la révision et le retour d’information doivent être impitoyable et aboutir à une rupture de la relation professionnelle.
Dans tous les autres cas, la révision se doit d’être bienveillante et différenciée selon la maturité professionnelle du traducteur. Pour les traducteurs internes, le retour d’information doit se faire oralement. Cela renforce la relation humaine et désacralise la révision.
L’oral est un outil pédagogique très efficace. Lorsqu’un traducteur interroge un réviseur sur un passage qu’il a du mal à comprendre, le réviseur ne doit pas lui apporter la solution « toute crue », mais demander au traducteur : « dis-moi avec tes mots ce que tu as compris ? ». Un traducteur qui a vraiment entrepris une enquête sur cette difficulté va très souvent avoir une bonne partie de la solution qu’il n’arrivait pas à formuler à l’écrit.
La méthode de révision pédagogiquement la plus efficace est ce que Jean-François Allain, ancien responsable de la traduction au Conseil de l’Europe, appelle la relecture croisée. Le traducteur lit à haute voix sa traduction tandis que le réviseur lit l’original. Avec cette méthode, le traducteur bute sur les passages qu’il a mal maîtrisé et prend conscience de sa lacune sans même attendre une réaction du réviseur. En revanche, dans les passages bien maîtrisés, le traducteur est à l’aise avec son texte, voire le déclame comme dans une pièce de théâtre.
Enfin, il peut arriver que le réviseur se trompe. Si le traducteur est convaincu d’avoir raison, il doit défendre sa traduction, sinon, il abdique de sa personnalité de traducteur.
La révision est-elle utile dans la formation initiale des traducteurs ?
Oui, la révision et les bonnes pratiques que j’ai décrites sont un excellent moyen de rompre avec le cours de langue ou de version-thème donnant lieu à la correction de copies, pour passer à un enseignement véritablement professionnel fondé sur l’apprentissage par la pratique, cher à Dewey.
Comment pourrait se dérouler un cours de traduction specialisée ?
Idéalement, je proposerai le modèle suivant, sachant qu’il est très exigeant et très chronophage pour l’enseignant qui ne doit cependant pas préparer la traduction. La parole du maître doit être rare ! D’abord, on distribue le texte sur lequel le groupe va travailler. Les étudiants lisent attentivement le texte et l’enseignant invite le groupe à parler de ce qu’ils connaissent du sujet et de ce qu’ils ont compris ou pas du texte. L’enseignant n’apporte jamais de solution de traduction et se contente de donner des indices de réflexion lorsque la discussion est bloquée. C’est une façon d’inciter le groupe à approfondir l’enquête.
A la fin du cours, l’enseignant demande à quelques volontaires de préparer chez eu la traduction d’un petit nombre de paragraphes et de lui envoyer par courriel leur travail. En début d’année, l’enseignant a fourni et expliqué une liste de codes correspondant aux différentes erreurs, lacunes ou maladresses, mais aussi aux passages réussis et bonnes idées. Et ce sont ces codes qu’il va utiliser dans son examen de ces traductions. Ces codes sont des indications montrant les passages à améliorer par l’étudiant. C’est une révision indicative.
L’étudiant retravaille sa traduction et la renvoie à l’enseignant qui procède à une révision professionnelle du travail de l’étudiant. On est ici pleinement dans le learning by doing.
Oui, mais est ce que la traduction automatique neuronale (TAN) ne va pas faire disparaître la fonction de réviseur institutionnel ?
Elle va plutôt faire évoluer son rôle. Les corpus sur lesquels s’appuient les moteurs de traduction automatique neuronale doivent être préparés avec soin, car ils servent à entraîner ces moteurs et à maximiser l’efficacité des algorithmes et de l’apprentissage profond de l’intelligence artificielle. Or, par leur expérience et leur connaissance de l’institution ou de ses composantes spécialisée, les réviseurs sont les plus à même de sélectionner les textes les plus utiles et surtout d’éviter les biais cognitifs qui sont la maladie infantile de l’intelligence artificielle. Il y a donc un rôle important en amont du processus
Et puis, il y a un rôle plus traditionnel en aval. La post-édition n’est pas une révision, mais l’étape qui permet de porter le résultat brut de la traduction automatique à un niveau acceptable. Pour les documents politiquement les plus importants et les plus chargés en implicite, le réviseur est le garant en dernier ressort, celui qui verra l’erreur de logique, le point technique mal maîtrisé, l’allusion politique, etc.
En fait, ces capacités relèvent du domaine de la communication plurilingue qui est le champ d’action des traducteurs communicants. Il s’agit d’un domaine en plein développement, qui est axé non plus sur la transmission du texte source, mais sur l’adaptation du message à un public cible. C’est une activité nécessitant une grande créativité que la traduction automatique n’a pas.
Tu fais partie de ces traducteurs qui ont une réflexion théorique, mais qui ne laissent pas la théorie s’affranchir de la pratique. Qu’est-ce que tu pourrais recommander aux futurs traducteurs ?
Chaque fois que vos traductions sont révisées et commentées, accueillez cette révision comme une chance ! Enfin, face aux mutations technologiques, spécialisez-vous, approfondissez vos connaissances, formez-vous à la post-édition et travaillez vos capacités de communication !
[1] Note du blog :
Nous partageons l’avis de notre invité sur ce point. LEXICO.com (le dictionnaire en ligne d’Oxford University Press) donne deux définitions du mot anglais linguist :
1. A person skilled in foreign languages.
2. A person who studies linguistics.
Nous aimerions ajouter une troisième définition : A person with exceptional talent in or knowledge of the use of their own language or any language. Il s'avère qu'en français, le mot « linguiste » a uniquement le sens indiqué dans la deuxième définition de LEXICO.
C’est en fonction du premier sens indiqué ci-dessus que nous désignons notre « linguiste du mois », en prenant quelques libertés avec la langue française. Pour sa part, notre blog-soeur en anglais présente des entretiens avec des Wordsmiths. Nos lecteurs et lectrices sont invités à proposer un équivalent de Wordsmith.
Institutional knowledge is important. One must speak the language of the institution and learn to think like it. As a beginning translator at the UN I once worked very hard to refine what I thought was a brilliant and polished translation passage, only to be rebuked by a senior revisor for failing to recognize it as a standard boilerplate passage that had already been satisfactorily translated and which readers would be looking for in that form. I should have expended my energy on finding that out.
Rédigé par : James Nolan | 23/06/2021 à 20:21