....et le cent quarantième anniversaire de son auteur, James Joyce.
Nous accueillons chaleureusement notre nouvelle contributrice, Nathalie Barrié - traductrice litteraire (anglais > français, espagnol > français), nouvelliste, chroniqueuse et parolière [1]. Nous la laissons se présenter elle-même.
La fiction, plus ou moins courte, est mon péché mignon.
Dans une première vie, j’ai enseigné le Français Langue Étrangère pendant 16 ans aux États-Unis et l’anglais pendant 12 ans en région parisienne. Agrégée d’anglais, j’ai profité d’une année de formation pour suivre le Master de traduction littéraire de l’université de Paris 7, où j’ai rencontré des maîtres, notamment le traducteur helléniste Michel Volkovitch, qui m’encouragea à écrire mes propres textes.
Deux autres Masters suivirent, [2] de traduction et de traductologie, et j’errerais sans doute encore dans les méandres de la voie académique si la traduction ne m’avait mis le pied à l’étrier des réalités éditoriales, soit à ce jour, une quarantaine d’ouvrages traduits pour l’édition.
Cela m’a pris, pour être honnête, du temps pour commencer à déchiffrer (je ne dirais pas comprendre) Ulysse. J’en suis venue à la supposition que Joyce opérait une dissection graduelle du langage, une dissolution, peut-être animé par un esprit de mutinerie au sein même de l’anglais, une mutinerie langagière donc, par un goût de l’hérésie dont la définition, « détourner un système de l’intérieur », s’est imprimée à jamais dans mon esprit lors du cours d’André Topia, spécialiste de Joyce, auquel j’ai eu la chance d’assister à la Sorbonne en 2006. Dans cette écriture, on sent un glissendo (Joyce était aussi chanteur lyrique à ses heures) entre le style du début du roman, relativement « académique », et les styles divers et variés des autres chapitres qui flirtent avec l’impossible, ce « versant secret du langage » évoqué par Barthes dans Le degré zéro de l’écriture. Joyce met à mal l’unité de style, d’action, de lieu et de temps, brouillant les repères pour utiliser, puis dépasser les règles traditionnelles de la fiction. L’éternité semble être contenue dans une seule journée, le 16 juin, le fameux Bloom’s
Day célébré en Irlande. Plus encore, une seconde de cette unique journée semble contenir une infinité de rêves, de pensées, de fantasmes. L’ambition du livre serait-elle de contenir la réalité, d’être plus vaste qu’elle ? Une telle ambition n’exclurait pas l’humour, lequel participe aussi de l’évolution de toutes les cultures, et l’auteur démiurge en use volontiers, qui traduit, par exemple, le langage de la mer en onomatopées : seesoo, hrss, resseeiss, oos. Le froissement des vagues, leur va-et-vient sur la grève, y est audible.
Il me semble ici opportun de rappeler que Joyce a passé la majeure partie de sa vie adulte loin de son Irlande natale, vivant en Italie et parlant le triestin en famille, un dialecte de l’italien. Il s’intéressait aussi beaucoup au celte et se plaisait à déformer les mots anglais en leur ajoutant des consonances celtiques. Cette tendance hérétique, cette colère en somme qui sous-tend son œuvre (la colère, telle celle d’Achille, peut être fondatrice d’un ordre nouveau) apporte quelque chose d’inédit à la langue anglaise, y incorpore de l’étrangeté. Finnegans Wake « finit le job », pourrait-on dire, mais il m’est impossible d’imaginer ce que Joyce avait en tête en l’écrivant. Une phrase me revient de sa correspondance : « Je suis au bout de l’anglais », éclairant faiblement ma lanterne…
La première traduction existante d’Ulysse remonte à 1929. Ses auteurs étaient Valery Larbaud et Gustave Morel.
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La seconde traduction date de 2004, fruit d’un collège de traducteurs placés sous la direction de Jacques Aubert. Dans Ulysse, Joyce joue sur les mots et avec les mots à grande échelle. Inspiré de la fable antique, Ulysse met en scène les différentes étapes du voyage du héros antique en gardant les noms des différents lieux qui jalonnent son chemin (par exemple Ithaque, Charybde et Scylla) ou des personnages qu’il a rencontrés (Calypso, Circé, Nausicaa, etc.), mais en les transférant dans le Dublin des années 1920. Joyce se plaît à jouer sur plusieurs niveaux de lecture, maniant les allusions littéraires. Athée, déçu par l’éducation religieuse de son enfance mais esthétiquement attiré par les ors du faste catholique, il se plaît également à jouer avec les symboles religieux, à « détourner le système de l’intérieur », encore et encore. Il croit aux « épiphanies », dans une conception personnelle et non religieuse : certains signes discrets adressés par l’inconscient via des éléments surgissant dans le réel, le quotidien. Il s’intéresse aux récentes découvertes de Freud sur l’inconscient. Il incorpore notamment à son œuvre les principes de déplacement et de condensation freudiens du rêve. La structure profonde du roman est recouverte par les fils de la trame : rappelons-nous que le mot « texte » a pour étymologie le mot « tissu ».
L’aspect symbolique et freudien d’Ulysse
Dans James Joyce et la création d'Ulysse, Frank Budgen, peintre et ami de Joyce, nous livre ce précieux témoignage, traduit en français par Edith Fournier : « À l'époque où il écrivait « Pénélope » (le dix-huitième et dernier chapitre d’Ulysse, qui se conclut par le fameux monologue de Molly), Joyce m'écrivit : « Son monologue tourne lentement, régulièrement bien qu’avec des fluctuations, capricieusement mais sûrement, comme l'immense globe terrestre lui‑même qui n'en finit plus de tourner. Les quatre points cardinaux de ce monologue sont : les seins, les fesses, la matrice et le sexe de la femme, que représentent respectivement les mots : parce que (because), fond (bottom) – dans tous les sens du mot : fond de la poche, fond de la classe, fond de la mer, fond de son cœur –, femme (woman), oui (yes) » [3]. On voit donc ici que des mots d'apparence aussi anodine que yes ou because recèlent un sens inattendu dans le récit joycien, qui les investit d'une force symbolique féminine et sexuelle. Et le mot de la fin du monologue de Molly Bloom, ce fameux yes répété en écho, ne laisse plus de place à l'équivoque, et doit sonner comme une victoire aux oreilles du mari déçu auquel il s'adresse.
Dans les dix-sept chapitres précédents, rien ne préfigure cette fin heureuse du roman car l'infidélité de Molly est omniprésente dans l'inconscient de Leopold Bloom. « Molly » est d'ailleurs le nom de l'herbe magique qui protège Ulysse contre le mauvais sort dans l'Odyssée, mais qu'il perd en chemin. Le roman tout entier est un long détour que fait Bloom pour éviter de regarder en face l'infidélité de sa femme Molly et pour tuer le temps en dehors de chez lui pendant qu'elle reçoit son amant, Blaze Boylan, dans leur propre maison. Leopold essaie de chasser de ses pensées cette réalité déplaisante mais elle resurgit à la première occasion, en particulier dans « Circé », le chapitre 15, qui révèle le contenu de ses rêves. Les doubles sens sont donc légion, et il est d'autant plus important qu'ils apparaissent en traduction qu'ils ressortent d'un mécanisme de défense psychique caractéristique du personnage principal et lié au récit global.
Au début de « Circé », Bloom se regarde dans un miroir et voit :
Original : Lovelorn longlost lugubru Booloohoom
Traduit en 1929 (T1) par : Le délaissé lontemps perdu lugubru Booloohoom
Et en 2004 (T2) par : Délaisséperdu lugubro Booloohoom
Une allusion symbolique à Blaze Boylan, l'amant de Molly Bloom, apparaît dans le passage suivant, très différemment traduit à 75 ans d’intervalle :
O Big Blaze. Might be his house. Beggar's bush.
T1 Ça dache ferme. Si c'était chez lui. Le feu quelque part.
T2 Grand incendie blazonnant. Peut-être sa maison. Buisson flamboylant.
Le symbolisme des couleurs est récurrent dans « Circé », en particulier le jaune, rappelant à Bloom qu’il est cocu :
O Damn your yellow stick.
T1 Au diable ton bâton couleur de cocu.
T2 Que le diable emporte ton safrané bâton.
Toutefois, comme le rappelle l’article du New York Times du 2 février 2022, jour du centenaire de la publication d’Ulysse et des 140 ans de Joyce, tout n’est pas qu’allusions dans Ulysse, le thème sexuel y est aussi décrit de façon graphique, et se mêle au thème de l’amour, un amour charnel très ancré dans la réalité des corps, a priori éloigné du romantisme. Leopold Bloom, le protagoniste, est un voyeur attiré par la vue du fessier féminin et habité par des fantasmes sexuels. C’est sans doute là la grande audace d’Ulysse pour son époque et ce qui explique qu’avant sa parution à Paris par l’entremise de Sylvia Beach, propriétaire de la librairie parisienne, Shakespeare & Company, il ait été refusé par les éditeurs et interdit pour obscénité aux États-Unis.
Adrienne Monnier, Sylvia Beach & James Joyce,
chez Shakespeare & Company, Paris 1938
L’article du New York Times rappelle que rares sont les livres, même actuels, qui se terminent sur une scène d’orgasme féminin, avec le fameux monologue de Molly Bloom et son « yes » récurrent qui le ponctue. Joyce donne ici, à l’aube du XXème siècle, une place de choix à la femme dont il semble célébrer l’intimité et le droit au plaisir, ce que viendrait confirmer sa torride correspondance avec sa femme, Nora Barnacle.
[1]
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https://bit.ly/3Bqtv5r |
https://bit.ly/3oRpEJK
[2] James Joyce a fait l'objet du memoire de Nathalie pour un de ces Masters
[3] Frank Budgen, James Joyce et la création d'Ulysse, traduit par Edith Fournier, Paris, Denoël, 2004, p. 290.
Lectures supplémentaires:
Les attaches françaises de James Joyce -
Cynthia Hazelton
James Joyce: sa vie, cinéma et musique -
Colman O'Criodain et Magdalena Chrusciel
Silence, Exile Punning - The New Yorker
The Seductions of Ulysses - The New Yorker
One Hundred Years of James Joyce’s “Ulysses”
Penn State University Press
978-0-271-09289-8
Merci Nathalie pour ces éclairages
Rédigé par : f favretto | 13/02/2022 à 12:13
Un article passionnant sur Joyce et qui donne envie de reprendre la lecture du roman à la lumière des pistes proposées par Nathalie. Les divergences des traductions citées montrent quel point il est difficile de rendre compte de la prose de cet auteur. Dans les exemples cités, la prose est déformée différemment et à grand renfort d’allitérations selon que l’image du personnage est renvoyée par un miroir convexe ou concave. Merci de la jolie chanson qui clôt cette étude en musique.
Rédigé par : jean-paul | 13/02/2022 à 23:53
Merci pour ces rappels !
Le monologue de Molly a été un des grands moments du Théâtre Poème, interprété par l'incomparable Monique Dorsel.
Rédigé par : Christine Pagnoulle | 14/02/2022 à 06:49
Merci Françoise, Jean-Paul et Christine pour vos retours sur mon article et vos encouragements.
Amitiés, Nathalie
Rédigé par : Nathalie Barrié | 14/02/2022 à 15:49