Balaclava : du passe-montagne au masque
L’article qui suit est rédigé par René Meertens, notre contributeur fidèle et auteur du Guide anglais-français de la traduction, dont une nouvelle édition (2021) vient de paraître. René a été notre linguiste du mois de janvier 2019.
Ceci est le premier d’une série de textes que nous avons l’intention de consacrer à l’actuelle invasion de l’Ukraine par la Russie (ainsi qu’à l’occupation de la Crimée en 2014). Les médias publient de nombreuses analyses politiques et historiques [1] sur ces questions, mais celles-ci ne portent guère, voire pas du tout, sur les aspects linguistiques de la crise internationale actuelle provoquée par la Russie. Nous espérons que nos lecteurs apprécieront notre contribution au débat.
Le mot anglais balaclava est traduit par le Robert & Collins Super Senior par passe-montagne, mot défini par le Petit Robert comme suit : Coiffure de tricot qui enveloppe complètement la tête et le cou, ne laissant que le visage découvert. Le mot voisin cagoule est défini par le même dictionnaire comme suit : Passe-montagne, porté surtout par les enfants. On pourrait ajouter « et par les malfaiteurs qui ne souhaitent pas être identifiés quand ils commettent des forfaits ».
Selon le dictionnaire Encarta, le / la balaclava est une sorte de grand bonnet couvrant la tête et le cou, laissant à découvert une partie du visage, généralement les yeux et le nez. Ce dictionnaire indique également l’origine de ce terme, le village de Balaklava, en Crimée.
Le village de Balaclava | Balaclava sur une carte de la Crimée |
L’article « Crimée » du Petit Mourre nous en apprend davantage. Cette péninsule de la côte septentrionale de la mer Noire fut intégrée à la république socialiste soviétique de Russie à l’issue de la guerre civile qui suivit la révolution de 1917.
Nikita Khrouchtchev fut nommé premier secrétaire du Parti communiste en Ukraine en 1938, avec pour mission principale de réduire le nationalisme ukrainien. En 1954, sous Khrouchtchev [2] , la Crimée fut rattachée à l'Ukraine. [3] En 1995, la Russie a reconnu officiellement l’appartenance de la Crimée à l'Ukraine. En 2014, la Russie a occupé et annexé la Crimée.
Remontons dans le temps jusqu’à la guerre de Crimée. Elle mit la Russie aux prises, de 1853 à 1856, avec quatre pays : la France, la Grande-Bretagne, l’Empire ottoman et le royaume du Piémont. Ses origines sont multiples : la volonté de la France et de la Russie de protéger les Lieux saints, chacune pour ses propres coreligionnaires, le souhait de la Russie de passer librement par les détroits et de démembrer l’Empire ottoman et l’hostilité de l’Angleterre à l’égard de l’expansionnisme de la Russie en Europe. La guerre fut centrée sur la Crimée.
La Russie subit deux défaites, à Balaklava et à Inkerman (1854), mais surtout dut abandonner la forteresse de Sébastopol en 1855. Le tsar Alexandre II fut obligé de signer le traité de Paris (1856), qui prévoyait la neutralisation de la mer Noire, la liberté de navigation sur le Danube, et l’autonomie de la Moldavie, de la Valachie et de la Serbie.
Mais quel est le rapport entre le mot balaclava et le passe-montagne qu’il désigne en anglais ? Sans doute le fait que cette coiffure était portée par les fantassins lors de la guerre de Crimée. Pour faire le siège de Sébastopol, les Britanniques s’installèrent à Balaklava, un port de Crimée où ils se trouvaient à l’étroit et ne pouvaient manœuvrer que difficilement, tandis que les Français s’établirent sur la baie de Kamiech. Ce siège dura onze mois. Les Russes tentèrent de briser l’encerclement, mais ils furent repoussés à Balaklava et à Inkerman. En somme, si Balaklava laissa son nom dans l’histoire, cela est dû à une erreur de stratégie des Britanniques.
On peut conjecturer que les fantassins français portaient, eux, des cagoules, mot qui, en plus de son sens littéral, a une signification particulière en français. C’était en effet le surnom donné par l’Action française au mouvement d’extrême droite Comité secret d’action révolutionnaire, actif de 1936 à 1940 : la Cagoule. Ses membres étaient appelés « cagoulards ».
Pour leur part, les membres du Ku Klux Klan, organisation raciste aux Etats-Unis portaient eux aussi une cagoule, mais de couleur blanche, alors que la cagoule traditionnelle a généralement une couleur foncée. Le Ku Klux Klan fut fondé en 1865 et a pratiquement disparu de nos jours, si l’on exclut quelques nostalgiques. Le costume des membres comprend une longue robe, et leur visage est masqué par une cagoule pointue qui comporte uniquement deux ouvertures pour les yeux. Les Klansmen ne peuvent être reconnus et sont effrayants.
La cagoule se rapproche ainsi du masque, qui a souvent les deux mêmes fonctions : dissimuler les traits et terroriser. Ainsi, dans le film Scream, une innocente jeune fille, incarnée par Neve Campbell, est poursuivie par un homme masqué et armé d’un poignard. La malheureuse pense plusieurs fois avoir échappé au tueur mais celui-ci réapparaît sans cesse sous ses dehors effrayants.
Le masque n’est pas un nouveau venu dans le monde du spectacle. Dans le théâtre de la Grèce antique, les acteurs étaient masqués. Le masque servait à exprimer de façon exagérée les émotions des personnages. Il était loisible à un acteur d’incarner successivement plusieurs personnages en changeant de masque. De plus, comme les femmes n’étaient pas admises sur scène, les acteurs pouvaient porter des masques féminins.
Le théâtre japonais comporte un très grand nombre de formes. Le gigaku était un genre consistant en drames dansés d’origine coréenne utilisant des masques. Il s’agissait de farces. En fait, de nos jours, on les connaît principalement par leurs masques, appelés gigaku-men, qui étaient des masques en bois colorés. Ils couvraient la tête entière et avaient des expressions souvent comiques.
La pièce de no quant à elle est représentée par un acteur principal et un acteur assistant, qui peuvent être masqués, et d’autres acteurs, non masqués. Dans ce cas également, les personnages féminins sont joués par des hommes. On utilise des masques issus du gigaku. « Certains d’entre eux avaient une mâchoire inférieure mobile. Ils représentent pour la plupart des divinités indiennes » (Louis Frédéric). Un musée en possède 223, taillés dans du bois de camphrier.
Peu de gens savent que des masques sont utilisés dans des films d’action. Quand une scène est acrobatique, l’acteur censé la jouer est souvent remplacé par un cascadeur qui porte un masque en silicone qui reproduit assez fidèlement les traits de l’acteur.
Le masque atteint son point de perfection grâce au deepfake (mot-valise composé de deep learning et de fake). Cette technique permet notamment de reproduire le visage d’une personnalité connue et de lui faire dire n’importe quoi grâce à un imitateur. Il est ainsi possible de représenter un Premier ministre avouant qu’il passe son temps à tromper le peuple. Dans un registre plus drôle, Nicolas Canteloup utilise le deepfake pour brocarder ses têtes de Turc sur TF1 vers 21 heures.
Le président Zelensky a été victime d’une tentative de tromperie reposant sur le deepfake. Dans la vidéo qui suit, un faux Zelensky exhorte les militaires ukrainiens à déposer les armes. Voici l’avis d’un expert, selon lequel le montage n’est pas convaincant : « Le corps ne ressemble pas à celui de Zelensky, son cou n’est pas celui de Zelensky. La voix n’est pas celle de Zelensky et son visage semble un peu bizarre. »
Sources :
Robert & Collins Super Senior
Encarta World English Dictionary
Petit Robert
Encyclopedia Universalis
Petit Mourre, Dictionnaire d’histoire universelle
Wikipedia
Louis Frédéric, Le Japon, Dictionnaire et civilisation
[1] Le mot français « historique » peut se traduire de deux façons en anglais : historical et historic. Le premier de ces deux termes signifie « à caractère historique » (un roman historique, par exemple), tandis que le second met l’accent sur la portée historique d’un événement (réforme historique, par exemple).
[2] Mark Polizzotti. Why Mistranslation Matters. Would history have been different if Krushchev had used a better interpreter?N.Y.T. 28/06/2018
L'histoire aurait-elle été autre sans certaines traductions erronées ?
Traduit d'un article paru dans le New York Times
[3] Je me souviens qu’un collègue russe m’a dit, il y a une vingtaine d’années, que cette décision était incompréhensible. R.M.
Lectures supplémentaires :
Behold the balaclava: Why a 19th-century army accessory has taken over social media
CNN December 28, 2021
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