L’entretien qui suit est presenté a l'occasion de l'Oscar remporté par C.O.D.A. (Children of Deaf Adults) (un remake américain de La Famille Belier) pour le meilleur film de l'année. Le film traite d'une famille de sourds.
Le President Macron vient d'envoyer un message sur Twitter : ".... Un grand bravo à ses producteurs, français, et aux équipes qui en font un succès à l’étranger. Avec ce film, ils ouvrent le regard sur le handicap et le vécu des proches aidants."
Aux États-Unis et en France, les mouvements visant à instruire les personnes sourdes ont été historiquement interdépendants. C'est l'abbé de l'Épée (1712-1789) qui ouvrit à Paris la première école pour les sourds - l’Institut national des jeunes sourds de Paris (aujourd'hui familièrement appelé l'Institut Saint-Jacques). Un Américain de passage à Paris, Thomas Gallaudet (1787-1851), assista à une démonstration de l'abbé Sicard, le successeur de l'abbé de l’Épée. Il fut impressionné par sa façon d'enseigner à deux élèves sourds et doués : Laurent Clerc et Jean Massieu. Il persuada Clerc de l'accompagner aux États-Unis où tous deux fondèrent en 1817 l'American School for the Deaf, à Hartford (Connecticut). [1] À ses débuts, l'American Sign Language (ASL) s'est essentiellement fondé sur la langue des signes française (LSF). [2]
Notre linguiste du mois, Rachel Hartig, Ph.D., poursuit cette tradition franco-américaine. Avant de prendre sa retraite, elle a enseigné le français pendant 38 ans dans l’éminente université pour les sourds qu'est la Gallaudet University, à Washington D.C., un établissement d'enseignement supérieur dont tous les programmes et services sont spécialement conçus à l'intention des étudiants sourds et malentendants.
Rachel est aussi l'auteure de trois livres : Man and French Society : Changing Images and Relationships, suivi de Struggling Under the Destructive Glance, qui étudie l'évolution des modèles de victimisation dans l'œuvre de Guy de Maupassant. Son plus récent ouvrage, Crossing the Divide : Representation of Deafness in Biography, est le fruit de plusieurs séjours à Paris au cours desquels Rachel a découvert la présence et le pouvoir de nombreux écrivains français sourds qui sont méconnus en Amérique. Le livre a été traduit en français (Franchir le fossé, Éditions Airelle, 2017).
|
Jonathan Goldberg s'est entretenu en anglais avec Rachel Hartig à Washington, D.C.
Rachel HARTIG, Ph.D. | Jonathan GOLDBERG |
[1]. Yvonne Pitrois (1880-1937), essayiste et biographe, sourde et malvoyante, revêt un intérêt particulier pour Rachel, de même que son homologue américaine, Helen Keller (1880-1968), première personne sourde et aveugle à décrocher un baccalauréat ès lettres. Mme. Pitrois a écrit « Une nuit rayonnante : Helen Keller ». L'autobiographie d'Helen Keller, The Story of My Life, a inspiré le film The Miracle Worker, et a été traduit en français (Sourde, muette, aveugle : Histoire de ma vie, Payot, 2001).
Yvonne PITROIS | Helen KELLER |
[2] De nos jours, l'ASL et le LSF sont des langues distinctes. Bien qu'elles contiennent toujours des signes analogues, elles ne sont plus comprises par les utilisateurs de l'une et de l'autre.
-----------------------
I N T E R V I E W EX C LU S I V E
Le New York Times a publié un article sur les réactions et les réserves de la communauté des sourds à l’égard de l’attribution de l’Oscar du meilleur film à C.O.D.A. (Representation or Stereotype? Deaf Viewers Are Torn Over ‘CODA’ [*], 30 mars 2022). Estimez-vous justifiées les critiques qu’ils ont formulées, notamment parce que les familles de sourds étaient censées être dépendantes des membres de la famille qui n’ont pas de problèmes d’audition ? Le film était-il désobligeant pour les sourds ou les plaçait-il dans une situation de dépendance pour la satisfaction de leurs besoins vis-à-vis des personnes qui entendent?
Rachel Hartig : Lennard Davis, enfant d’adultes sourds lui-même et auteur de nombreux excellents livres sur la surdité, a estimé que le scénario de Heder n’abordait pas vraiment le genre de problèmes auxquels pourrait se heurter un enfant d’adultes sourds lorsqu’il interprète pour un parent sourd. Comment faut-il communiquer avec un parent au sujet de la maladie ou du décès d’un parent, par exemple ?
A mon avis, un scénario doit respecter un équilibre en décrivant les réalités de façon objective, sans donner une représentation trop sombre de l’existence des sourds, qui est vraiment pleine de vie et de joie. En ce qui concerne la musique, par exemple, il suffit de songer aux Gallaudet Dancers, à la poésie des sourds, très abondante maintenant, et au développement actuel de la langue des signes américaine pour constater que la musique et le rythme font partie de la vie des sourds, même s’ils prennent une forme différente. Et en définitive, il est magnifique que, dans le film, Ruby, qui chante sur scène, a recours à la langue des signes à l’intention de ses parents, unissant ainsi le monde des sourds et celui des personnes qui entendent.
Pour moi, ce beau film est un excellent premier pas dans la description de la vie des sourds. Et l’accueil général a été tellement favorable que j’espère qu’un grand nombre d’autres films suivront et enrichiront les vies de ceux qui entendent et des sourds, grâce à une meilleure compréhension mutuelle entre les uns et les autres.
[*] Représentation ou stéréotype ? Les sourds sont déchirés au sujet de CODA
Lors de votre dernière année d'enseignement à Gallaudet, combien cette université comptait-elle d'étudiants ? Quel était l'effectif normal d'un cours de français ?
RH : Actuellement, 1.129 étudiants sont inscrits à Gallaudet. À cet effectif s'ajoutent des inscriptions aux cours en ligne et des étudiants à statut particulier.
Quand j'ai commencé à y enseigner, en 1973, l'Université avait un effectif total moindre. Néanmoins, comme bon nombre de mes cours étaient initialement obligatoires (français élémentaire, français intermédiaire), il m'arrivait souvent d'avoir jusqu'à quinze à vingt étudiants dans chaque cours. Bien sûr, pour les cours à option, soit le français avancé, la littérature française en traduction anglaise, les nouvelles françaises, etc., le nombre d'étudiants était bien moindre, et se situait souvent entre cinq et dix.
Pouvez-vous nous expliquer quelques-unes des principales méthodes utilisées pour enseigner aux sourds, ex. : la parole, l'écrit, les symboles graphiques et non tactiles, les indices-objets, les indices -gestes/mouvements, les expressions du visage ou les bruits révélateurs d'un sentiment ou d'une opinion, la langue des signes manuels, la langue des signes tactiles, le Braille, les indices tactiles, etc.
RH : Gallaudet University se considère maintenant comme une institution bilingue et biculturelle, employant à la fois l'ASL (American Sign Language) et l'anglais écrit. L'ASL ne se réduit pas à des signes, elle recouvre les expressions faciales, le langage corporel et le recours au langage labial.
Étant donné qu'il peut y avoir une grande diversité de types et de degrés de handicaps auditifs et visuels, qu'ils soient congénitaux ou acquis, ainsi que de maîtrises de la langue courante, les besoins des étudiants étaient-ils satisfaits au cas par cas ? Par exemple, se pouvait-il que certains utilisent des manuels en Braille et d'autres des manuels ordinaires, que certains aient recours au langage labial et d'autres suivent votre langue des signes, ainsi que d'autres méthodes d'enseignement ?
RH : Que l'étudiant soit devenu sourd, sourd et aveugle ou sourd et physiquement handicapé avant ou après avoir parlé, il tirera profit de la langue des signes (ASL) employée par l'enseignant. Certes, les besoins individuels doivent également être satisfaits. Si, par exemple, la présence d'un interprète s'impose pour assister un étudiant sourd et aveugle à l'occasion d'un cours, l'interprète reproduira le langage des signes de l'enseignant. Mais, l'interprète traduira les signes de l'enseignant directement dans la main de l'étudiant, alors que l'enseignant adressera ses signes à l'ensemble de la classe. Et les textes devront aussi être imprimés en Braille pour permettre à l'étudiant de se préparer et d'étudier.
Si quelqu'un sollicite son inscription à Gaullaudet University, comment évalue-t-on son niveau de compétence compte tenu de son handicap ?
RH : Les étudiants doivent être classés sourds ou malentendants pour accéder au cycle universitaire de Gallaudet. Certaines exceptions sont consenties pour des étudiants qui peuvent désirer devenir interprètes ou enseignants de sourds. Hormis cela, les diplômes de fin d'études secondaires, les lettres de référence et les résultats SAT sont autant de critères d'admission.
Je crois comprendre que les explications que vous donnez en anglais à vos étudiants leur sont transmises en ASL. Mais, quand vous voulez citer un extrait d'ouvrage en français, comment faites-vous ? Vous servez-vous alors du langage des signes française ? Comment les étudiants sourds mais non muets apprennent-ils à prononcer le français correctement ?
RH : Quand je faisais une citation, je pouvais l'écrire au tableau, la dicter avec les doigts ou la projeter sur l'écran. La langue des signes française (LSF) était occasionnellement utilisée en classe, notamment depuis que davantage d'enseignants du Département des langues du monde et de la culture (notre nom actuel) en sont venus à apprendre la LSF à l'occasion de fréquents séjours à Paris et de stages à Saint-Jacques (l'Institut français des sourds).
Nous avons mis en place des programmes d'études à l'étranger, axés sur la France, conçus spécialement pour nos étudiants. Si, à leur arrivée, ceux-ci avaient besoin du soutien d'interprètes (habituellement des enseignants ou des personnels de Gallaudet), en fin de séjour, ils avaient beaucoup progressé. Ils parvenaient à communiquer avec des étudiants français, en utilisant le LSF et l'ASL, et parlaient assez bien pour en être compris lorsqu'ils s'essayaient à parler français.
Lorsqu'un étudiant sourd se rend en France ou dans une autre région francophone, comment communique-t-il et comprend-il le français environnant sans la présence de quelqu'un qui puisse interpréter les deux langues des signes que sont l'ASL et la LSF ?
RH : Lorsque nos étudiants arrivent chez nous, ils ont déjà relevé le plus sérieux des défis pour des personnes sourdes : accéder à leur première langue parlée, l'anglais. Il est vrai qu'apprendre une langue étrangère est un défi de plus pour les sourds, mais pendant trente-huit ans, c'est ce que je les ai vus faire et très bien. Cela me rappelle les paroles d'un de nos présidents de Gallaudet University, I. King Jordan. En 1981, au cours d'un entretien, il déclarait : «...un sourd peut faire tout ce que peut faire un entendant, sauf entendre.»
Quels effets les progrès techniques ont-ils produits sur la communauté des sourds ? Que pensent les étudiants de Gallaudet des implants cochléaires ? Et si certains ont eu recours à de tels implants, cela leur a-t-il été profitable ?
RH : Pour les sourds, les progrès techniques ont été source de bienfaits, mais aussi de complications dans la vie quotidienne. Les implants cochléaires en sont un exemple. D'abord, la communauté des sourds de Gallaudet y a vu un défi à l'identité des sourds. Tous, nous nous définissons par la langue et la communauté à laquelle nous appartenons. Plus récemment, j'ai vu beaucoup d'enseignants, de personnels et d'étudiants de Gallaudet atteints de surdité opter pour les implants sans avoir l'impression de quitter la communauté des sourds, et tout en profitant de certains avantages des implants.
Quels espoirs nourrissez-vous pour l'avenir de vos protégés de Gallaudet et pour leur communauté ?
RH : Je rêve d'un monde dans lequel les membres de la communauté de Gallaudet, tout en étant attachés à leur langue des signes, soient aussi désireux, et même heureux, de franchir le fossé qui les sépare des entendants. Je voudrais qu'ils aiment autant lire et écrire que regarder des vidéos en ASL. En contrepartie, je voudrais que les entendants voient l'intérêt de l'ASL et de la LSF, et qu'ils désirent les apprendre. Cela permettrait aux entendants de se connecter à la fascinante communauté des locuteurs de ces langues et de l'explorer plus profondément.
Lecture supplémentaire :
Olivia Rodrigo, other nominees bring ASL interpreters to Grammys
April 5, 2022
How to Learn Sign Language Online for Free
WIRED, April 3, 2022
Deafblind Communities may be Creating a New Language of Touch
The New Yorker, May 12, 2022
Commentaires