l'interviewée |
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Nathalie est traductrice littéraire (anglais > français, espagnol > français), nouvelliste, chroniqueuse et parolière. Elle est agrégée d'anglais et titulaire d'un Master 2 de recherche littéraire de l'université Paris ouest Nanterre et d'un Master 2 de traduction littéraire de l'université Paris 7 - Charles V. Nathalie a enseigné le français 16 ans aux Etats-Unis, puis l'anglais 12 ans en France. Elle se consacre à présent à la traduction pour l'édition et à l'écriture de nouvelles et de chansons. Elle écrit des chroniques littéraires sur Babelio et pour le site du collectif Nouvelle Donne dédié à la nouvelle littéraire. |
Amélie est maître de conférences
Centre de Traduction, Interprétation |
Vous pratiquez la post-édition, de quoi s’agit-il exactement ?
De mon côté, je ne pratique que très peu actuellement la post-édition, mais je m’y intéresse en tant qu’objet de recherche et également en tant que compétence à enseigner aux futurs traducteurs. La post-édition ne doit pas être confondue avec ce qu’on appelle en anglais editing, qui s’apparenterait plus à de la révision. La post-édition consiste, pour un « biotraducteur », c’est-à-dire pour un traducteur humain, à réviser / corriger une traduction entièrement faite par une machine (par un logiciel de traduction automatique). Le métier de traducteur est en train d’évoluer, et de plus en plus de traducteurs sont amenés à faire de la post-édition, puisque la plupart des logiciels de TAO incluent désormais aussi une fonction de traduction automatique.
DeepL (Deep Learning) semble être un outil prometteur. Pensez-vous qu'il pourra révolutionner la pratique actuelle de la traduction ? Les délais de remise des traductions avec un tel outil à disposition seront-ils réduits ? Voyez-vous d'éventuels inconvénients à son utilisation ?
DeepL est un moteur de traduction automatique neuronale qui est déjà en train de modifier en profondeur les pratiques de traduction dans certains domaines. De manière générale, les nouveaux systèmes de traduction automatique qui font appel à l’apprentissage profond et aux réseaux de neurones s’avèrent très efficaces dans certains domaines. Ils sont beaucoup utilisés par exemple dans le domaine de la localisation (traduction de jeux vidéo, de sites web…) et par exemple à la Commission Européenne pour certains types de documents. Les moteurs de traduction automatique peuvent aussi être « entraînés » dans certains domaines pour devenir encore plus performants. Dans certains cas de figure, il y a un réel gain de temps et une qualité assez remarquable. Dans d’autres (traduction littéraire, traduction en sciences humaines et sociales), la traduction automatique, même neuronale, ne fournit pas des résultats directement exploitables. Mais certaines recherches sont en cours aussi sur ces questions. Le plus important pour l’instant est de faire prendre conscience aux utilisateurs que, malgré les progrès, la machine ne « comprend » toujours rien au sens, et que, sous des aspects faussement bien rédigés, elle fournit parfois des textes emplis de contresens majeurs. D’où l’importance de former encore mieux les traducteurs à savoir repérer et corriger ces erreurs. N’importe qui ne peut pas faire de la post-édition.
Le terme de traduction automatique neuronale n’est-il pas un peu paradoxal ? Que recouvre-t-il au juste ?
Ce terme est en effet peut-être tout à la fois opaque et paradoxal. Les neurones en question ne sont pas ceux du biotraducteur, même si ce dernier doit mettre les siens à contribution pour effectuer une post-édition de qualité ! Il s’agit en fait de réseaux de neurones artificiels. Il serait ici assez compliqué d’expliquer comment fonctionnent précisément ces systèmes sans avoir recours à des notions de mathématiques et d’informatique très poussées. Peut-être peut-on se contenter de dire qu’il s’agit d’un système de traduction automatique qui s’est développé de manière assez fulgurante
depuis 2015-2016 en s’appuyant sur les avancées de l’intelligence artificielle et sur des corpus multilingues toujours plus volumineux, et renvoyer le lecteur à des lectures plus détaillées comme le très didactique ouvrage de Thierry Poibeau, Babel 2.0. Où va la traduction automatique ? [1]
Dans tous les cas, il est désormais nécessaire d’ajouter un qualificatif après traduction automatique pour préciser de quel type de système on parle, les termes de traduction automatique à base de règles, de traduction automatique à base d’exemples ou de traduction automatique statistique renvoyant à des fonctionnements complètement différents et désormais plutôt dépassés. Les systèmes de traduction automatique neuronale procèdent par une analyse contextuelle globale, où un mot est analysé selon son contexte immédiat, mais aussi en lien avec des mots sémantiquement proches, ce qui explique que les traductions produites par ce système aient l’air plutôt fluides et idiomatiques, ce qui en réalité est très trompeur. Les erreurs générées par les anciens systèmes de T.A. étaient en effet souvent assez grossières, tandis que celles commises par les nouveaux systèmes de T.A. sont plus subtiles. D’où la nécessité de sensibiliser les utilisateurs, en particulier les « non linguistes », aux failles possibles de ces systèmes ainsi qu’à la question de la propriété des données. C’est la tâche à laquelle s’attelle depuis quelques années Lynne Bowker, de l’Université d’Ottawa, qui a forgé le concept de machine translation literacy. [2] Quant aux traducteurs / post-éditeurs, leur importance s’en voit renforcée. La machine n’est pas près de remplacer l’homme….
Pensez-vous que ces nouveaux outils techniques dont vous parlez et logiciels d’aide aux traducteurs seront amenés à se démocratiser, ou resteront-ils réservés aux spécialistes et professionnels de la traduction ? Je suppose par ailleurs qu’ils ne seront pas gratuits ?
Il n’est pas très facile de répondre simplement à cette question. Je pense qu’il faut distinguer différents types d’outils mais également deux catégories d’utilisateurs : les utilisateurs ponctuels, non spécialistes d’une part, et, d’autre part, les « langagiers », comme on les appelle au Canada, qui se servent des outils régulièrement et avec une rigueur toute professionnelle. Le type d’outil qui tend le plus à se démocratiser est le logiciel de Traduction Automatique en ligne. Il en existe plusieurs gratuits comme Google Translate ou encore DeepL, qui sont à la portée de tous. Toutefois, des versions payantes comme DeepL Pro (avec ses diverses formules) permettent aux professionnels langagiers de traiter des volumes de données plus importants, de personnaliser un peu les moteurs et surtout de mieux protéger les données (la confidentialité est un problème dont n’est pas toujours conscient l’utilisateur lambda). Les outils de corpus tels que SketchEngine, English Corpora ou AntConc, malgré une nette amélioration de la convivialité, sont déjà un peu plus réservés aux initiés ayant quelque bagage linguistique. On y trouve des versions d’essai gratuites en général limitées dans le temps et dans le volume des données traitées ; pour monter en puissance, il faut posséder un compte payant, et utiliser les fonctions avancées requiert de solides connaissances linguistiques. Enfin, en ce qui concerne les outils de Traduction Assistée par Ordinateur (où la traduction est faite par un bio-traducteur, et non par la machine, à l’inverse de la Traduction Automatique), ceux-ci sont pour l’instant principalement réservés aux traducteurs professionnels. Les leaders du marché (RWS, encore appelé Trados jusqu’à peu, et MemoQ) fonctionnent via une licence payante, mais il existe également des solutions open source, comme OmegaT, MateCat, SmartCat ou encore WordFast. Enfin, un logiciel en ligne comme Memsource permet également d’ajouter une dimension « gestion de projet » aux fonctions de base de mémoires de traduction. Espérons en tout cas qu’avec le développement de la science ouverte, les prototypes d’outils conçus par les chercheurs deviennent accessibles au plus grand nombre.
Avec vos étudiants, vous abordez le domaine de la littérature jeunesse. Ces étudiants en traduction utilisent-ils les outils précités ? Leur imagination et leur culture restent-elles primordiales, ou complémentaires par rapport à la technique ?
Oui, les étudiants sont formés à l’utilisation de tous les outils mentionnés précédemment ; c’est désormais indispensable pour un traducteur qui se lance dans le métier, et cela fait partie des compétences à acquérir selon le référentiel établi par le réseau EMT. Toutefois, les étudiants s’en servent moins lorsque l’on aborde la traduction de la littérature jeunesse, car s’il y a bien un domaine sur lequel ces outils achoppent encore, c’est celui des références culturelles, de la créativité et de l’humour, qui sont au cœur même de la littérature jeunesse. Je leur indique qu’un traducteur doit être curieux de tout et avoir plusieurs cordes à son arc : maîtriser l’utilisation des concordanciers est tout aussi indispensable que savoir repérer un clin d’œil à Alice au pays des merveilles, à Fifi Brindacier ou à Dr Seuss !
Dans le secteur de la littérature jeunesse, que vous aimez en tant que relectrice, traductrice et enseignante, obtenez-vous des traductions intéressantes de vos étudiants ? Le domaine des noms propres, par exemple, est-il riche en innovations ? Pouvez-vous citer quelques exemples ?
Depuis 14 ans que je dispense ce cours, je suis toujours autant épatée par l’imagination et la créativité des étudiants dans ce domaine. Ils y prennent en général beaucoup de plaisir et mettent beaucoup de cœur à se prendre au jeu de l’humour, des sonorités, du retour à l’enfance. Le plaisir est partagé ! D’ailleurs, de nombreux anciens étudiants me reparlent souvent de ce cours plusieurs années après, me disant qu’ils en gardent un très bon souvenir. Récemment, par exemple, Laura Brignon m’en faisait la remarque. À titre d’exercice, ils traduisent intégralement une œuvre jeunesse réelle (album ou petit roman). Une année, les étudiants qui traduisaient la petite série Stink de Megan Mc Donald avaient dû inventer toute une terminologie pour les noms de bonbons.
Une autre année, ils avaient traduit l’album australien There’s an ouch in my pouch de J. Willis et G. Parsons par Qu’est-ce qui cloche dans ma poche ? Cette année, des étudiants ont traduit l’album écossais Inch and Grub : a Story about Cavemen de A. Chisholm et D. Roberts, et ont proposé comme titre Tif et Touf, les deux hommes des cavernes. Tout un programme !
Avez-vous des difficultés à leur trouver des stages ? S'orientent-ils en majorité vers la traduction technique, littéraire, ou vers d’autres domaines ? Les stages se font-ils en édition ou en entreprise ?
Je ne cacherai pas le fait que, depuis deux ans, la situation est un peu critique pour que les étudiants trouvent des stages satisfaisants, ou des stages tout court. Le télétravail ne fait pas tout et ils ont besoin de rencontrer des professionnels pour acquérir des compétences et accroître leur réseau. Les stages se font principalement dans des entreprises, dans des agences de traduction ou auprès de certains traducteurs indépendants qui veulent bien les accueillir. Lors des stages longs les étudiants sont amenés à se spécialiser : localisation, sous-titrage, post-édition, gestion de projet, gestion de mémoires de traduction, gestion de bases de données terminologiques, missions ponctuelles d’interprétation consécutive… Nous tentons volontairement de les former un peu à tout pour que leur polyvalence et leur adaptabilité soit un atout. Un tout petit nombre parvient à se spécialiser dans la traduction d’édition, mais souvent en parallèle de la traduction technique.
Par ailleurs, vous vous intéressez à la volcanologie. Votre thèse de doctorat sur ce sujet a-t-elle introduit de nouveaux éléments dans le lexique employé ? Avez-vous des exemples ?
Oui, un autre de mes péchés mignons, outre les dictionnaires et les livres jeunesse, c’est les volcans…Je rêvais d’être volcanologue comme Katia Krafft, et suis devenue professeure d’anglais ! Alors en guise de revanche, j’ai consacré ma thèse de doctorat au lexique de la volcanologie et une fois la thèse terminée je suis allée me frotter aux volcans actifs d’Indonésie, au milieu des vapeurs sulfurées du Kawah Ijen et des panaches de fumée du Semeru.
Le but de la thèse n’était pas tant d’analyser le lexique de la volcanologie en soi (il y aurait pourtant beaucoup à faire, notamment sur la question des emprunts aux langues étrangères !), mais de voir comment ce lexique spécialisé était traité dans des dictionnaires de langue générale et comment cela illustrait, de manière plus large, la problématique de l’intégration des termes spécialisés dans les dictionnaires généraux. Cela m’a permis de constater par exemple qu’en 2001, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, un dictionnaire encyclopédique tel que le Petit Larousse contenait moins de termes dans ce domaine qu’un dictionnaire de langue tel que le Petit Robert, ou encore qu’un dictionnaire britannique tel que le New Oxford Dictionary of English répertoriait beaucoup plus de termes de volcanologie qu’un dictionnaire américain comme le American Heritage. J’ai tenté de voir quels critères présidaient à l’inclusion des termes dont la présence dans ce genre de dictionnaire était réclamée par les utilisateurs, et d’émettre quelques recommandations quant aux critères de sélection, à la rédaction des définitions etc. La confrontation à des données réelles issues d’un corpus de vulgarisation de volcanologie que j’ai constitué a permis de constater, par exemple que certaines définitions étaient inexactes ou incomplètes, que certains équivalents de traduction présents dans les dictionnaires bilingues n’étaient en fait pas utilisés (par ex., volcan en repos que fournissait le Harrap’s) ou que le corpus pouvait fournir une myriade d’équivalents possibles qui étaient totalement absents du dictionnaire bilingue (traduction du verbe erupt, par exemple). L’idéal serait en réalité de permettre un accès interactif au corpus depuis un dictionnaire, ce à quoi les chercheurs réfléchissent actuellement. Le dictionnaire du XXIe siècle doit encore se réinventer.
Merci Amélie Josselin Leray, de nous avoir donné un bel aperçu de vos nombreux domaines de compétences. Vous nous brossez ce faisant un état des lieux actualisé du domaine de la traduction dans notre pays, des avancées impressionnantes apportées par l'informatique et le traitement automatique de la langue et par les recherches universitaires auxquelles vous participez. Il s'agit là d'un domaine en pleine expansion.
Oui, en effet il reste encore beaucoup à explorer et les pistes sont nombreuses : interdisciplinarité, intelligence artificielle.... sans oublier que l'humain reste central malgré tout. Je crois que notre discussion fait également ressortir l'importance des allers-retours entre la théorie et la pratique de la traduction, et la richesse exceptionnelle qu'apporte la collaboration internationale, au sein de l'Europe et au-delà de ses frontières, un point qu'il me parait indispensable de rappeler en ces temps troublés. Et n'oublions pas avant tout le plaisir du mot, surtout dans les livres pour enfants !
Merci infiniment à vous deux pour cet entretien passionant.
NEVER UNDERESTIMATE A WOMAN WITH A BOOK
[1] POIBEAU, Thierry (2019). Babel 2.0, Où va la traduction automatique ? Paris, Odile Jacob.
https://bit.ly/3MP0BB7
[2] https://sites.google.com/view/machinetranslationliteracy/
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