Damon Galgut est né à Pretoria en Afrique du Sud. Il a remporté le Booker Prize [1] en 2021 avec La promesse, après avoir figuré deux fois dans la sélection finale (short list) de ce prix pour Dans une chambre inconnue (France, 2010) et Un docteur irréprochable (France, 2003), qui a également remporté le Commonwealth Writers Prize (Afrique). Damon Galgut est membre de l’American Academy of Arts and Letters. Il vit au Cap.
Le Cap, Afrique du sud |
Hélène Papot a bien voulu traduire l’entretien avec Damon Galgut qui suit. Ce n’est pas par hasard que nous avons demandé à Hélène, qui habite Bruxelles, de le traduire – elle a traduit plusieurs livres de Damon Galgut, à savoir L’été arctique Dans une chambre inconnue, L’imposteu, Un docteur irréprochable (tous éditions de l’Olivier, Paris), et La faille (éditions Verticales, Paris). Ses autres traductions sont accessible ici.
Il est intéressant de constater qu’on a annoncé l’attribution du Goncourt à Mohamed Mbougar Sarr et du Booker Prize à Damon Galgut le même jour (le 1 decembre 2021) – chacun des ces auteurs provenant de l’Afrique sub-saharienne. (Un autre écrivain africain qui a remporté lui le prix Nobel de littérature en 2021 est Abdulrazak Gurnah, originaire de Zanzibar (Tanzanie). Donc une année historique pour la littérature africaine.)
Mohamed Mbougar Sarr | Damon Galgut | Abdulrazak Gurnah |
Nous avons mentionné dans le passé l’organisation littéraire Pen America, qui réunit écrivains, journalistes et poètes – tous ceux qui utilisent l’écriture pour promouvoir des idées – dans la conviction commune que c’est par ce partage que des ponts de compréhension peuvent être construits entre les peuples, Ces ponts franchissent les clivages politiques, géographiques, ethniques, culturels, religieux et autres.
Maintenant PEN America propose une série d’interviews hebdomadaire, nommée PEN Ten. Viviane Eng s’est entretenue sur le site de PEN America avec Damon Galgut. Mme. Eng nous a gentiment autorisé de faire traduire le texte de l’interview et de publier la traduction sur ce blog.
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V.E. Quel premier livre ou texte vous a profondément marqué ?
D.G. J’ai été étonné et impressionné à la lecture de Au cœur de ce pays de J.M. Coetzee [2] lorsque j’avais dix-huit ans. Au-delà de la qualité de l’œuvre, le fait qu’elle ait été écrite par un Sud-africain, une personne qui n’était finalement pas si éloignée de moi, m’a sidéré. J’ai compris que la littérature n’était pas un idéal abstrait prenant naissance seulement en Europe et en Amérique mais une chose accessible, réalisable.
V.E. Enfant, vous avez souffert d’un lymphome et votre entourage vous faisait la lecture. Quelles histoires retenez-vous de cette époque ?
D.G Rien d’extraordinaire. C’était essentiellement des livres d’Enid Blyton [3] – en particulier Le Club des cinq. Pauvre Enid, elle en prend pour son grade, de nos jours, mais elle a indiscutablement nourri mon imagination d’enfant. Pas tant par le niveau de la narration que par les histoires en elles-mêmes. Puis je suis passé à Agatha Christie [4] et Ngaio Marsh [5], les romans policiers de ma mère qui traînaient dans la maison.
V.E. Comment votre écriture aborde-t-elle la vérité ? Quelle est la relation entre vérité et fiction ?
D.G Toute fiction est un mensonge au sens où elle parle d’événements qui ne se sont jamais produits, de dialogues qui n’ont jamais eu lieu, des personnes qui n’ont jamais existé. Mais qui sont autant de moyens artificiels d’approcher la « vérité » à propos de ce qu’est un humain. Dans la perception humaine, il n’y a pas de vérité objective, bien sûr – seulement des impressions subjectives de la vérité mais où la fiction intervient, et où elle apporte son lot de vérité.
V.E. Quelle œuvre d’art, littéraire ou non, vous stimule et vous mobilise, dans votre travail ?
D.G Je ne suis pas « mobilisé » par une œuvre d’art en particulier. D’un autre côté, l’art est une source et un moteur dans lequel chacun puise. En ce qui concerne les livres, je reviens régulièrement à Tandis que j’agonise, de William Faulkner [6] , qui sans cesse m’éblouit quant aux possibilités qu’offre la langue.
V.E. La promesse se passe à Pretoria, la ville où vous avez grandi. Pourquoi avoir choisi de situer le roman dans cette ville ? Ce choix a-t-il modifié votre regard sur votre enfance ?
D.G Mon enfance a été profondément marquée par le fait de vivre à Pretoria, mais pas de manière joyeuse ou bénéfique. C’était un lieu oppressant, conservateur, violent et étouffant, surtout à cette époque. D’une certaine manière, il fallait que j’écrive là-dessus, le roman a exorcisé certains démons. Pas tous, et il se pourrait que j’y revienne.
V.E. Dans une interview récente au New York Times, vous doutez que les romans aient le pouvoir de changer le monde : « Les romans nous disent ce que ça fait de vivre à un moment particulier de l’histoire. Je les vois plus comme des documents que comme des agents du changement. » Pourquoi les romans sont-ils importants en tant que matériaux d’archives, en plus des textes universitaires et des sources premières ?
D.G Les romans sont certainement utiles en tant qu’archives. Si je lis Tolstoï, par exemple, j’apprends des choses sur la vie dans la Russie de son époque, depuis les moyens de transport jusqu’aux croyances religieuses en passant par les traditions sociales. D’un autre côté, ces informations sont peut-être aussi accessibles dans des textes qui ne relèvent pas de la fiction. Ce que la fiction apporte, c’est la possibilité de sentir, de manière authentique, la façon de penser et de raisonner d’un esprit russe, ce que des études et des textes non fictionnels sont peu susceptibles de permettre. Les comédiens, par exemple, ont souvent recours à des romans pour comprendre comment fonctionnaient les êtres humains à une période particulière de l’histoire. Mais il serait difficile de leur attribuer un rôle d’archive.
V.E. Quels auteurs comptent parmi vos amis ? Dans quelle mesure ils vous aident à améliorer votre écriture ?
D.G Je ne vais pas citer de noms mais j’ai la chance d’avoir beaucoup d’amis écrivains, dont certains sont parmi les meilleurs dans leur domaine. Malheureusement, rien de ce que nous faisons ou disons n’est d’aucune aide dans le travail d’écriture de nos propres livres, une tâche qui reste incroyablement difficile. J’imagine qu’un esprit de compétition généralisé pourrait générer une certaine émulation, bien que cela puisse aussi ne pas être bénéfique. Écrire est une activité très difficile, en réalité, et pratiquement rien ne parvient à adoucir cette difficulté.
V.E. La promesse est un livre sur la famille et l’héritage. Si vous pouviez revendiquer une généalogie littéraire parmi des écrivains du passé, quels seraient vos ancêtres ?
William Faulkner, Virginia Woolf, Samuel Beckett.
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William Faulkner | Virginia Woolf | Samuel Beckett |
V.E. Vous êtes le lauréat de la dernière édition du prestigieux Booker Prize. En quoi cette reconnaissance a-t-elle changé votre quotidien ?
J’ai surtout été accaparé par une série d’occupations plutôt envahissantes. J’ai donné un nombre considérable d’interviews depuis le mois de novembre et ce n’est pas fini. Parler nuit aux mots – ou du moins éloigne, hélas, de l’écriture.
V.E. Quel conseil donneriez-vous à un écrivain essayant de se faire éditer en général et plus particulièrement dans la période actuelle ?
De nos jours, les livres sont perçus comme entrant en concurrence avec les médias sociaux, et les attentes autour de ce qui rend un livre digne d’intérêt sont déformées par cette pression. Certains, en particulier, semblent croire que les romans doivent être portés par de l’action, mêlée à de brefs fragments d’information qui n’épuisent pas le cerveau des consommateurs facilement lassés, et contenir un « message » réconfortant. Ce raisonnement me paraît mauvais. Le matériau de cette forme de narration est la langue, et la langue permet ce que d’autres médias ne permettent pas. De fait, la langue est au cœur de l’expérience littéraire et elle devrait s’efforcer de déployer sa pleine puissance au lieu de se contenir et se soumettre. Mais cette question relève peut-être plus de l’édition que de l’écriture – et dans ce cas, je n’ai aucun conseil à donner. Trouver un éditeur qui accepte de vous publier a toujours été un challenge et ce challenge reste le même. Essayer, encore et encore, je dirais.
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Notes de la redaction :
[1] Le Prix Booker, créé en 1968, est l'un des plus importants prix litteraires remis annuellement. Seuls les romans de fiction rédigés en anglais et écrits par un auteur vivant, et publiés en Royaume Uni, sont susceptibles d'être primés. Le gagnant de ce prix est assuré d'une gloire internationale, souvent assortie d'un succès de vente pour l'ouvrage. Il faut distinguer entre ce prix et celui du Prix international Booker, un prix litteraire récompensant des écrivains de fiction de toute nationalité, de son vivant pour l'ensemble de son œuvre, dans la mesure où cette œuvre était disponible en anglais, soit dans sa langue d'origine, soit en traduction.
[2] John Maxwell Coetzee (1940 -) est un romancier et professeur en littérature australien, d'origine sud-africain, et d'expression anglaise, né au Cap en Afrique du Sud. Il est lauréat de nombreux prix littéraires de premier ordre dont le prix Nobel de littérature en 2003.
[3] Enid Blyton (1897- 1968) est une romancière britannique. Spécialisée dans la literature pour la jeunesse, elle est surtout connue pour avoir créé les séries Oui-Oui (Noddy) Le Club des cinq, (The Famous Five) et Le Clan des sept (The Secret Seven). Ses ouvrages, qui abordent un large éventail de thèmes et de genres (dont l’éducation, l’histoire naturelle, le fantastique, les histoires à suspense et les récits bibliques, figurent parmi les meilleures ventes mondiales depuis les années 1930, avec plus de six cents millions d'exemplaires écoulés traduits dans près de 90 langues.
[4] Selon l'« Index Translationum » de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), un répertoire des ouvrages traduits dans le monde entier, et la seule bibliographie internationale des traductions, Agathe Christie est l'auteur(e) le plus traduit(e) du monde. .
Rang |
Auteur/e |
langue de source |
Langues cibles |
Totat de traductions |
1 |
anglais |
103 |
7,236 |
[5] une dramaturge et auteure neo-zélandaise de romans policiers.
[6] William Cuthbert Faulkner (1987-1962) est un romancier et nouvelliste américain. Publié à partir des années 1920, il reçoit le prix Nobel de littérature en 2003, alors qu'il est encore relativement peu connu.
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