Valérie Bada |
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Valérie BADA est docteure en philosophie et lettres de l’Université de Liège, où elle est chargée de cours en traduction anglaise. Elle est spécialiste de la littérature africaine américaine et a collaboré avec l'universités de Harvard et Barnard College . Chercheuse au Centre Interdisciplinaire de Recherches en Traduction et en Interprétation (CIRTI), elle a notamment traduit, avec Christine Pagnoulle, la pièce Gem of the Ocean d’August Wilson (publié par les Solitaires intempestifs). |
Christine Pagnoulle a enseigné les littératures de langue anglaise et la traduction à l’Université de Liège (Belgique) ; elle est membre-fondatrice du CIRTI (Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation) et de la collection Truchements aux Presses universitaires de Liège. Christine est traductrice militante pour des associations altermondialistes et traductrice littéraire, avec une prédilection pour les poèmes. À côté d’articles et de recueils de textes, elle a publié des traductions de poèmes dans des magazines et des anthologies ainsi que quelques volumes |
Peux-tu nous dire d'où te vient ton intérêt pour les langues et la littérature ?
J’ai toujours aimé lire et inventer des histoires. Mon professeur de français en ‘Poésie’ (l’avant-dernière année du secondaire) m’a fait découvrir et aimer l’exercice d’analyse de poèmes en se concentrant sur le texte seul, mais je me souviens encore de mon émerveillement, trois ans plus tôt, à lire un petit poème de Rilke dans le texte (l’allemand était ma première langue étrangère). C’était un poème sur le danger des mots qui définissent et tuent, mais comme le savent tous les poètes, les mots sont là aussi pour faire chanter le monde.
Quel a été ton parcours universitaire ?
Il aurait été assez ennuyeux si je n’avais eu au moins deux vies parallèles. Non, ce n’est pas vrai, en fait, j’ai suivi des cours passionnants de bout en bout. J’ai obtenu ce qu’on appelait curieusement en Belgique une licence en philologie germanique ; la licence est l’équivalent de la maîtrise en France, et l’adjectif ‘germanique’ couvre trois langues : l’allemand, l’anglais et le néerlandais.
J’ai suivi des cours dans ces trois langues pendant les deux premières années, puis seulement en anglais et allemand les deux
suivantes, en me spécialisant en littérature anglaise, avec un mémoire sur le roman de Malcolm Lowry, Under the Volcano. Comme j’avais écrit un article dans la revue de Maurice Nadeau Les Lettres nouvelles qui portait sur le dernier chapitre du roman et mentionnait le travail en anglais, l’écrivain belge Pierre Mertens, admirateur de Lowry et directeur de collection à L’Âge d’Homme, m’a demandé d’en faire un livre en français. J’ai donc passé une bonne année à traduire et revoir ce travail de fin d’études, qui a été publié en 1977 sous le titre Voyage au fond de nos abîmes.
Tu parlais de vies parallèles ?
Ah oui, c’est que mon militantisme de gauche remonte à la fin de mon enfance et n’a fait que s’aiguiser. Il faut dire aussi que ces années où j’étais étudiante étaient aussi celles du mouvement international qui s’est cristallisé en ‘mai 68’. À Liège, c’est seulement l’année suivante que nous nous sommes vraiment organisés pour obtenir entre autres une réforme en profondeur de la structure des prises de décision. Mais nous nous écartons des langues et de la traduction.
Tu as fait presque toute ta carrière à l’université. Tu as donc aussi rédigé une thèse de doctorat ?
En effet. Toujours en littérature anglaise. Sur des fragments poétiques de David Jones, un peintre-poète anglais, aux ascendances galloises, très ancré dans le catholicisme romain. Si Lowry s’est abîmé dans la boisson, Jones a été rongé par son expérience des tranchées pendant la Première Guerre mondiale.
Quand et comment t’es-tu découvert un intérêt pour la traduction ?
Ce n’est pas sans rapport avec la poésie. En quatrième année d’études, nous lisions des poèmes de T.S. Eliot et j’en parlais beaucoup avec un ami romaniste et philosophe, qui ne lisait pas l’anglais. En toute innocence et ignorance des belles traductions existantes, notamment celles de Pierre Leyris, j’ai traduit les Quatuors à son intention. Plus tard, en travaillant sur les poèmes de Jones, je me suis mise à les traduire pour mieux les comprendre. Une de ces traductions a été publiée dans Le Journal des Poètes en 1975. Dans les années 80, un organisateur de festival de poésie à Louvain/Leuven m’a demandé de traduire des poèmes anglais. J’allais aussi parfois à des soirées littéraires dans un lieu magique, aujourd’hui disparu, le Cirque Divers. J’y ai improvisé des traductions, notamment d’Allen Ginsberg. C’était sans doute assez inconscient, mais très gratifiant.
En fait, maintenant que j’y pense, mon goût pour la traduction remonte peut-être bien plus loin : aux exercices de version que nous pratiquions aux cours de grec et de latin, et où il s’agissait déjà de recréer le texte en français. (Aux cours de langues vivantes, tout se passait dans la langue étrangère.)
Comment cet intérêt s'articule-t-il avec ta vie professionnelle ?
Voilà encore un nœud biographique où s’est manifestée ma bonne étoile.
J’étais assistante en littérature anglaise et donnais des cours dans ce domaine, certains officiellement, d’autres en ‘suppléances occultes’. Et voilà qu’en 1986, avec plusieurs collègues plus âgés, nous lançons l’idée de créer à Liège, à l’instar de Mons, un troisième cycle en traduction, qui serait ouvert à des diplômés de n’importe quelle discipline pourvu qu’ils maîtrisent suffisamment deux langues. La première année, il n’était encore question que du couple anglais-français, mais nous avions déjà 17 étudiants livrés à des enseignants, dont moi, aussi inexpérimentés qu’enthousiastes. Nous avons appris sur le tas, au fil des années, mais ces tout premiers étudiants de la filière ont beaucoup appris en même temps que nous et certains ont poursuivi de belles carrières dans le domaine de la traduction. Au fil des départs à la retraite, et comme les jeunes collègues remplaçant se concentraient sur leur charge officielle (linguistique ou littéraire), je me suis retrouvée à donner la plupart des cours de ce troisième cycle. Deux tournants ont donné une existence reconnue à cette formation, tout en en limitant la portée. La réforme dite ‘de Bologne’ a supprimé tous les troisièmes cycles sauf le doctorat. La formation à la traduction est devenue une finalité possible du 2e cycle, mais n’était plus accessible qu’aux étudiants de la filière. Un peu plus tard, l’Université et la Ville de Liège se sont associées pour créer une formation en traduction à partir de la première année. Et ainsi, certaines de mes anciennes étudiantes ont été engagées pour créer le Master en traduction. Comme Céline Letawe et toi-même…
Oui, c’était en 2011, j’avais été engagée par la Ville de Liège deux ans auparavant pour assurer les cours de pratique de la
langue anglaise et de traduction anglaise dans le nouveau cursus de bachelier en traduction. Lors de la création des deux Masters, l’un en traduction et l’autre en interprétation, des docteurs, essentiellement en linguistique et en littérature, ont été engagés. Une nouvelle dynamique s’est alors mise en place, dans le sillage de ce que tu avais toi-même contribué à initier au département de langues et lettres. La recherche a pris toute sa place dans la formation et le Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et en interprétation (CIRTI) voyait le jour en 2016. C’est désormais sous ses auspices que sont organisés les colloques, journées d’étude et autres ateliers dans notre filière. Nous avons créé un véritable réseau international de chercheurs et chercheuses, quatre docteurs sont sortis de notre centre et au moins quatre autres thèses attachées au CIRTI sont en cours.
Et tu oublies de mentionner la création de la collection Truchements aux presses Universitaires de Liège !
Oui, un outil riche et diversifié de diffusion non seulement de nos recherches mais aussi de nos pratiques traductives !
Le premier volume était consacré à la thématique « Impliciter, expliciter », le deuxième est une réédition
revue et augmentée de l’ouvrage épuisé de Christiane Nord, La traduction. Une activité ciblée, le troisième examine les rapports de force entre les langues tels que mis en évidence par la traduction, et le quatrième, Le Sansonnet de Shakespeare, présente un « gauchissement » commenté de quasi tous les sonnets de Shakespeare par notre collègue Archibald Michiels. On voit donc bien que traductologie et traduction sont intimement liées, quoi que tu puisses en penser…
Au fait, dis-moi, quelle influence peuvent avoir les théories de la traduction sur ta pratique ?
Hm hm, j’ai envie de dire, aucune (rire). Je ne dis pas qu’elles sont inutiles : elles permettent de comprendre les différences dans les approches, de commenter avec des instruments précis et quasi scientifiques. Mais aident-elles à traduire ? Par exemple, recourir à la compensation, c’est-à-dire introduire un effet de style là où il n’y en a pas pour compenser sa perte à un autre endroit du texte, c’est une technique spontanée chez un traducteur. Il est peut-être bien content d’en trouver la formulation théorique, mais n’en a pas besoin. Dans le domaine des traductions non littéraires, l’exercice récurrent auquel doit se livrer le traducteur (du moins dans mon expérience) c’est le décryptage de textes souvent très approximatifs et leur reformulation. Mon rôle de traductrice n’est pas de mettre en évidence les imperfections de l’original mais de faire comprendre ce que la personne qui a rédigé le texte cherchait à communiquer.
Donc, comme tu viens de le dire, ça s’applique surtout aux textes non littéraires. Mais tu as traduit, seule ou en binôme, de nombreux textes littéraires pour lesquels la critique textuelle, l’herméneutique, sont une forme de lecture préalable à la traduction. Les théories de la traduction peuvent alors aussi fonctionner comme grille de lecture. Comment traduis-tu et quelle est la place de la traduction aujourd’hui dans ta vie ?
Là je suis retraitée depuis 2014, ce qui me donne davantage de temps pour traduire, d’une part des textes militants, d’autre part des œuvres littéraires.
Jusqu’à la mort de ma mère au printemps 2017, nous traduisions ensemble, ou plus exactement, nous traduisions chacune les mêmes poèmes et puis nous comparions et argumentions. De son vivant, quand j’ai réussi à publier l’une ou l’autre de ces traductions communes
(Le Livre de l’ânesse de Balaam en 2003, RêvHaïti en 2013), elle refusait que son nom soit mentionné. Quand j’ai enfin trouvé un éditeur pour l’épopée de la Grande Guerre de David Jones, Entre parenthèses, j’ai pu mettre nos deux noms : elle n’était plus là pour protester.
Nous avons procédé un peu de la même manière, toi et moi, quand nous avons traduit la pièce d’August Wilson, Gem of the Ocean : en comparant nos traductions respectives.
En revanche, notre approche du texte est différente. Là où tu entres intuitivement dans le texte, moi, je l’aborde de façon plus distanciée avec tout un bagage conceptuel, théorique, historique, et même linguistique, que m’ont apporté mes recherches en littérature africaine américaine. Et c’est justement là que notre collaboration a particulièrement bien fonctionné : je dirais que tu donnais une voix singulière et très nuancée aux personnages en te coulant dans leur sensibilité là où moi, je remettais leur idiome dans une perspective historico-linguistique tout en débusquant l’implicite, les ambivalences de discours et l’intertextualité. Une démarche ardue mais indispensable chez un auteur aussi densément référentiel qu’August Wilson.
Une dernière question : tu as encore des projets de traduction sur le métier ?
Bien sûr. Tant qu’il y a de la vie… Après Goyaves coupées de Robert Antoni, je traduis un autre de ses romans dont le titre anglais combine une citation du Roi Lear et une tournure créole (As Flies to Whatless Boys). Par la suite, je traduirais sans doute Dangerous Freedom, de Lawrence Scott (dont j’ai déjà traduit et publié Balai de sorcière). Je cherche un éditeur pour des recueils de poèmes de Kamau Brathwaite. Et l’activité militante ne s’arrête jamais.
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