e n t r e t i e n e x c l u s i f
Christine Pagnoulle l’intervieweuse
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Christine RAGUET l'interviewée
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Christine Pagnoul a enseigné les littératures de langue anglaise et la traduction à l’Université de Liège (Belgique) ; elle est membre-fondatrice du CIRTI (Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation) et de la collection Truchements aux Presses universitaires de Liège.
Christine est traductrice militante pour des associations altermondialistes et traductrice littéraire, avec une prédilection pour les poèmes. À côté d’articles et de recueils de textes, elle a publié des traductions de poèmes dans des magazines et des anthologies ainsi que quelques volumes
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Christine RAGUET est professeure émérite en traductologie à la Sorbonne Nouvelle, Paris, France ; elle y a dirigé un centre de recherche (TRACT) et une revue (Palimpsestes) spécialisés en traduction.
Traductrice littéraire, elle a reçu plusieurs prix, dont le Prix Baudelaire en 2012 pour l’ensemble de son œuvre traduite : auteurs classiques, mais aussi de romans noirs et de nombreux écrivains de la Caraïbe, du sous-continent indien ou de groupes minoritaires. En 2014 elle a créé les Cahiers de poésie bilingue, édités à Paris par les PSN.
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Peux-tu nous dire d’où te vient ton goût pour la littérature, les récits ?
J’avais une grand-mère qui était une très grande conteuse. Elle connaissait des multitudes de poésies et surtout, elle me narrait tous les récits de sa vie depuis sa tendre enfance à Paris et toutes les aventures qu’elle y avait vécues, y compris pendant les deux guerres… J’étais aussi fascinée par les mots, surtout ceux que je ne comprenais pas et qui parfois m’effrayaient, comme « vaguemestre » qui était associé, dans une de ses histoires à propos de l’hôpital où elle était infirmière, à des dénonciations de juifs cachés. Pendant des années, je n’ai même pas cherché à savoir ce que signifiait ce mot entendu vers 6 ou 7 ans ; un vaguemestre désignait un monstre.
Hé oui, raconter, écrire, traduire, c’est se servir de mots. Comment s’est développée ta relation à la langue ?
Mon amour des mots est né de la conscience de leur pouvoir, accompagné de la force de la parole. J’étais enfant unique, il fallait donc que je communique d’une manière ou d’une autre. Je le faisais avec mes quelques poupées, en endossant divers rôles selon les jours, les saisons et les circonstances. J’aimais la multiplicité des voix. Tellement bien que lorsqu’en 6e ma professeure de français nous a demandé de choisir une récitation à apprendre pour ce qu’on n’appelait pas encore un « contrôle », mais une « composition » bien que ce ne fût pas écrit, j’ai sélectionné la scène 3 de l’acte III des Plaideurs de Racine à cause de la quantité de répliques courtes qui me faisaient passer d’un personnage à l’autre, et aussi la confusion entre métamorphose et métempsycose. Je ne comprenais pas la moitié de ce que je disais, mais j’étais emportée par les sonorités et leurs variations d’une bouche à l’autre, alors que tout sortait de la mienne ! C’était sans doute le début de mon amour pour le jeu théâtral, même si je ne me suis jamais spécialisée dans le théâtre et la traduction théâtrale.
Ça je ne savais pas, mais c’est perceptible dans tes traductions de dialogues. Pourquoi, en fait, as-tu laissé de côté cette forme littéraire ?
Difficile à dire. J’ai pris des cours d’art dramatique, j’ai même fait partie d’une petite troupe amateur, mais j’ai décidé de me concentrer sur l’étude des textes – analyse littéraire et traduction. J’aime décortiquer les phrases, retrouver leur musique.
As-tu une pratique musicale par ailleurs ?
Non, j’ai appris le piano, je crois que je n’étais pas mauvaise, mais entre ma professeure et moi régnait une antipathie réciproque. Plus tard, j’ai regretté d’avoir arrêté, mais je n’ai jamais eu le courage de m’y remettre vraiment. Alors je me suis satisfaite de chercher à reproduire la musique des auteurs qui me plaisent. C’est ce que m’offre la traduction.
Sais-tu pourquoi tel auteur te plaît et pas tel autre ?
Difficile de répondre simplement. Adolescente, mon parcours m’orientait vers des auteurs reconnus, même s’ils étaient parfois marginaux. Et j’ai souvent recherché la difficulté. Comme un besoin de relever des défis.
Au cours de mes études universitaires, par contre, je me suis rapidement tournée vers les auteurs d’Amérique du Nord et suis allée à NYU à la fin de ma licence. J’aimais déjà le jazz. Pleine guerre du Vietnam. Le quartier de Washington Square était en constante effervescence. Et j’ai privilégié les sorties en faisant de grosses économies sur le reste… Et j’ai rencontré un ami jamaïquain, aujourd’hui décédé, qui apprenait le chant classique, grand admirateur de Caruso ! Il a continué dans cette voie, sans faire une grande carrière, et est aussi devenu un peintre reconnu.
Et c’est ainsi que tu t’es mise à traduire des textes de la Caraïbe ?
Ah non, je n’ai absolument pas commencé la traduction par des auteurs de la Caraïbe. Après une maîtrise sur le jazz, je n’ai pas tout de suite fait un DEA pour poursuivre en thèse. Je suis partie en province, j’ai commencé à travailler en collège et lycée. Et j’ai découvert la nature et tout ce qu’elle offrait. Rapidement, j’ai voulu poursuivre sur la voie de la traduction… Outre la Caraïbe, l’Inde aussi m’intéressait. Je la connaissais déjà un peu. Et grâce à des amis artistes, j’ai découvert l’univers fascinant de la musique et de la danse indiennes. La danse m’a ouvert d’autres horizons, en particulier la découverte de l’abhinaya, qui a pour but de manifester corporellement l’expression d’un sentiment. Or si les mouvements du corps sont concernés, ce qui m’a impressionnée avec peut-être la plus grande professeure de cet art, c’est ce que le visage et le regard, sans mimiques, pouvaient exprimer. À savoir, réussir à faire sortir du plus profond de son être un sentiment que les spectateurs ressentaient au fond d’eux-mêmes. Voilà encore une expérience qui pouvait se transposer dans la pratique traductive : savoir provoquer ou faire ressentir les larmes, le rire, la crainte, l’amour… par le texte. Car ces danses se basent sur des textes, elles racontent des histoires, elles transposent les mots.
Mais donc comment en es-tu arrivée à traduire ?
J’y viens. Donc, désireuse de continuer à apprendre, j’ai voulu faire une thèse. Je connaissais déjà les traductions de Maurice-Edgar Coindreau, les activités de Michel Gresset, mais ce monde me paraissait inaccessible. J’ai trouvé une directrice de thèse à l’Université de Poitiers, non spécialiste de traductologie – cette science était bien peu développée en France alors – qui m’a très bien encadrée. Mais comme elle était dix-huitiémiste, j’ai dû travailler sur cette période, en l’occurrence William Gilpin, auteur d’un essai sur le pittoresque et de récits de voyages… pittoresques. J’ai donc traduit, étudié les questions esthétiques soulevées et rédigé un ensemble qui m’a valu de devenir docteur. Après quoi, mon seul désir était de poursuivre dans le domaine de la traduction.
Et ça s’est passé comment ?
Les débuts furent difficiles. J’enseignais toujours dans le secondaire, mais j’étais déterminée à publier l’ouvrage traduit qui, bien sûr, n’intéressait aucun éditeur ! Jusqu’au jour où quelqu’un m’a dit que c’était moi qui les intéressais. Maigre consolation avec la proposition d’un texte d’histoire orale sur la Seconde Guerre mondiale ! De Studs Terkel, qui avait recueilli des témoignages de toutes sortes. Or, j’ai adoré l’expérience : découvrir des mondes inconnus et devoir trouver, c’est-à-dire apprendre à chercher aux bonnes sources. Donc première étape très positive, mais je voulais toujours faire éditer mon Gilpin. En frappant à d’autres portes, j’ai rencontré Gilles Barbedette, directeur de collection chez Rivages, envers qui j’ai une dette immense. Il nous a quitté beaucoup trop tôt et je n’oublierai jamais la confiance qu’il m’a accordée – qui a fait naître ma propre confiance en moi. Il a bien compris ma passion pour les défis, pour les mots – j’avais déjà une passion pour les jeux oulipiens : très jeune, toujours avec la même grand-mère, qui n’avait rien d’une intellectuelle de salon, je jouais à ce qu’elle appelait « les petits papiers », c’est-à-dire les cadavres exquis. J’adorais cela. J’en redemandais. Gilles Barbedette m’a donc demandé de traduire pour lui la correspondance Nabokov-Wilson. Bien sûr, je suis passée par l’épreuve de l’essai de traduction avant feu vert !
Il y a un goût de l’écriture qui se perçoit dans tes traductions.
J’ai toujours en envie de traduire, mais jamais d’écrire. Enfin, écrire, oui, pour écrire, pas pour raconter des histoires. J’ai la très nette impression de ne pas avoir d’histoires à raconter, et que même si j’en avais je ne parviendrai jamais à les structurer comme le font les auteurs que j’admire.
Par contre, m’amuser à écrire « à la manière de… », j’adore. Du moins, j’essaie d’écrire à la manière de… C’est ce qui me ravit et me motive en traduction. Je trouve cela à la fois très ludique et en même temps très stimulant : il faut trouver des solutions à des problèmes insolubles. Pour y parvenir, je fouille, je fouine, j’observe autour de moi, j’interroge toutes sortes de personnes, de spécialistes, de professionnels. Cela conduit à des rencontres formidablement enrichissantes. Et maintes fois à des découvertes. En tout cas, toujours j’apprends des choses nouvelles.
Il y a donc un aspect ‘travail d’équipe’ dans une traduction ?
Ah oui. Je dis sans cesse que le traducteur est un peu comme un détective ou un représentant des services secrets : il ne peut avancer que s’il a des informateurs ! Sans parler des relecteurs : essentiels.
Comment définirais-tu ton travail de traduction littéraire ?
Une traduction ne peut être que le résultat d’une longue investigation. Mais pas seulement. C’est également un travail de création littéraire. Pas à soi, mais partagée.
Je crois que je vois ce que tu veux dire, mais peux-tu expliquer ?
Je veux dire partagée avec chaque auteur, voire avec chaque narrateur et chaque personnage. On ne pense habituellement pas à une poétique de la « relation », mais il s’agit pourtant de ce grand moment d’échange qui fonctionne à double sens.
Es-tu également consciente d’une relation avec tes lecteurs ?
Non. Pourquoi penser aux lecteurs ? Les auteurs ont dû y penser avant moi. En suivant leurs préceptes, leurs méthodes, le mode, leurs harmonies, en respectant leurs tonalités et en suivant les variations et les mouvements mélodiques et rythmiques du récit, j’aspire à les reproduire. Donc, à fournir aux lecteurs francophones un moment de lecture sinon identique à celui de l’original, du moins le plus proche possible du ressenti initial. Enfin, tel que je l’ai perçu. Mes traductions sont forcément subjectives : il est impossible de ne pas être soi, même si je m’efforce de transposer le ressenti que le texte a provoqué en moi.
Pourquoi traduire ?
Dans L’épreuve de l’étranger (1984), Antoine Berman écrit : « (…) la traduction est a priori présente dans tout original : toute œuvre, aussi loin qu’on puisse remonter, est déjà à divers degrés un tissu de traductions ou une création qui a quelque chose à voir avec l’opération traduisante, dans la mesure même où elle se pose comme “traduisible”, ce qui signifie simultanément : “digne d’être traduite”, “possible à traduire” et “devant être traduite” pour atteindre sa plénitude d’œuvre. » (293-4) Ce que j’interprète comme un appel à traduire de multiples fois. Ainsi je réfute tout jugement de valeur sur une traduction par rapport à l’original puisqu’elle reflète les sensations et émotions éprouvées par celle ou celui qui l’a effectuée. Chaque lecteur réagira donc selon sa propre sensibilité. De ce fait, il peut également être normal qu’un éditeur entre en conflit avec un traducteur parce qu’ils ne ressentent effectivement pas la même chose.
Toi-même, tu entretiens de bons rapports avec tes éditeurs ?
J’avoue qu’il est plus agréable de travailler avec certains éditeurs que d’autres. Il n’est pas rare qu’ils considèrent les « petites mains » que nous sommes comme leur « chose ». J’ai déjà entendu dire que sans eux nous ne serions rien et que s’ils n’étaient pas là pour nous corriger, nous serions… sans doute moins que rien !
Heureusement, ils ne sont pas tous comme cela. Il existe des éditeurs, directeurs de collection ou autres interlocuteurs avec qui il est possible et agréable de dialoguer et de travailler.
Tout ceci me ramène à ce que je disais sur l’échange, la relation. Cette fois, j’aimerais citer Glissant [1] qui voit la traduction (« symbiose de deux réalités le plus souvent hétérogènes ») comme le résultat d’un « langage de relation » et qui va jusqu’à ajouter qu’« (a)vec toute langue qui est traduite s’enrichit (l’)imaginaire, de manière errante et fixe en même temps ». (« Traduire : relire relier », Onzièmes Assises de la Traduction Littéraire en Arles, Arles, Actes-Sud, 1995, p. 27-28.)
Tu as aussi été professeure en fac, tu peux nous en parler ?
Mon activité d’enseignement de la traduction et de la traductologie ? Des années de bonheur. Elle a commencé à Bordeaux, avec mon enseignement, bien sûr, dont l’encadrement de recherches d’étudiants toujours curieux de se lancer sur des voies qu’ils n’avaient pas encore explorées, et la reprise d’une petite équipe de traduction à plusieurs mains. Puis j’ai eu l’immense chance de prendre la succession de Paul Bensimon à la Sorbonne Nouvelle. J’ai toujours poursuivi avec lui un dialogue fécond, c’est un homme toujours ouvert aux échanges, prêt à donner des conseils, tout en étant curieux de découvrir les nouveautés dans ce domaine. J’avais en même temps hérité de la revue Palimpsestes qu’il a fallu développer avec les nouvelles technologies en la faisant accéder au numérique. N’oublions pas que tout ceci veut dire recherche de fonds ! Les universités littéraires et de sciences humaines n’ayant pas grand- chose à nous offrir… Ça c’était le côté assez pénible des responsabilités. Et puis, il y avait le TRACT, ce fabuleux centre de recherche. Et là, c’était presque la félicité : découvrir enfin un groupe de travail existant, auquel venaient s’ajouter des chercheurs de toutes parts, et dans lequel personne ne cherchait à faire la leçon à quiconque. Un véritable lieu d’échanges. Et je sais qu’aussi bien la revue que l’équipe ont gardé ces capacités d’accueil de l’autre, de dialogue et d’enrichissement de toutes et tous, sans stériles querelles de chapelles.
Comment s’est passé ton départ à la retraite ?
J’ai tout laissé en quittant mes fonctions en 2014. Les collègues ont vaillamment repris le flambeau. Depuis je continue quelques activités de recherche et je me rends à l’étranger pour des cours, des séminaires, quelques soutenances et des colloques. Et je traduis. Pas à un rythme très soutenu. Je profite de mon temps pour prendre le temps.
Tu n’as pas encore abordé cet aspect important de ta pratique traductive : comment rendre des formes d’anglais spécifiques et divergentes.
J’ai effectivement peu parlé de mon passage aux Englishes, comme on dit. Le tournant s’est véritablement marqué dans les années 90 et s’est développé après un séjour de recherche à UWI (University of the West Indies), à l’occasion d’un congé sabbatique. Dans les trois sites des facs de lettres : Mona, Jamaïque ; Cave Hill, Barbade ; Saint Augustine, Trinidad & Tobago. Surtout à Mona. Et des rencontres ou retrouvailles. Et bien sûr un nouvel enrichissement.
Comme pour beaucoup d’entre nous, le plus difficile a été de convaincre des éditeurs… Le hasard a voulu qu’après avoir rencontré Olive Senior, avoir travaillé sur elle et l’avoir traduite, un éditeur a eu l’idée de publier un de ses recueils de nouvelles. C’est de cette façon qu’entre l’autrice, l’éditrice et moi, le contact a eu lieu. Depuis, je ne travaille quasiment plus qu’avec les éditions Zoé à Genève.
Trop modeste, tu n’as rien dit des prix qui t’ont été décernés ni de tes admirables traductions des romans de Richard Wagamese, ce Canadien d’origine ojibwé, et de David Chariandy, Canadien dont les racines plongent à Trinidad. Es-tu engagée sur un autre chantier ?
Actuellement, je n’ai pas de nouveau projet chez Zoé. J’essaie de convaincre un éditeur de publier deux très beaux, très riches volumes écrits à 4 mains et parus en Inde sous le pseudonyme des deux auteurs, Kalpish Ratna. Mais qui s’intéresse à la littérature indienne publiée sur le territoire indien ? Je suis d’autant plus dépitée que pendant la récente pandémie, l’ambassade de France en Inde avait des fonds pour payer les droits d’auteurs indiens publiés en France, si nous ajoutons à cela les aides à la traduction qui peuvent être demandées, c’était sans doute un projet peu dispendieux. Seulement, ce qui ne passe pas entre les mains des grands agents littéraires, qui ne sort pas des grandes foires aux livres, a peu de chances de séduire. Certes, il faut avoir une collection dans laquelle insérer les titres en question. Mais tout de même les maisons d’éditions qui publient des textes étrangers en français sont légion !
[1] Edouard Glissant (1928-2011), écrivain et penseur martiniquais, auteur d'une dizaine de recueils de poèmes, de huit romans et de plus de vingt essais, dont Le Discours antillais (1981), Traité du Tout-Monde (1997), Mémoires des esclavages (2007).
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