Simon Kuper, journaliste et auteur britannique, a redigé une serie d'articles publiée récemment par le Financial Times et reprise, en anglais et en français, dans Le Monde. L’un de ces papiers, « L'anglais, le français: deux langues, mon cauchemar», a suscité de vives réactions de la part d’un certain nombre de défenseurs de la langue française…
Inutile de présenter notre invité à nos lecteurs et lectrices : Alain Borer (Luxeuil, 1949), poète, écrivain-voyageur, romancier, dramaturge, critique d'art, critique d'art. Le professeur Borer est spécialiste d’Arthur Rimbaud (Rimbaud en Abyssinie, Seuil, 1984, Rimbaud in Abyssinia, William Morrow, New York, 1991). Comme Professeur invité à USC (University of Southern California, Los Angeles), président national du Printemps des poètes, il s’est engagé dans la défense de la langue française autant que dans son illustration avec De quel amour blessée, réflexions sur la langue française (Gallimard, 2014, prix Mauriac, grand prix Deluen de l’Académie française 2015) ; il a reçu le prix Édouard Glissant pour l’ensemble de son œuvre. [wwwalainborer.fr]
À la demande de Anthony Bulger, notre linguiste du mois de septembre 2020, le professeur Borer a aimablement consenti de rédiger dans nos colonnes une réplique aux propos de Simon Kuper, notamment sa description du français comme une « langue de deuxième zone », et son argument que le rayonnement de la France et des Français à l’échelle mondiale passe nécessairement par l’anglais.
---------------
À la lecture de ses articles plage pour l’été, on craint qu’il ne soit arrivé à Simon Kuper le malheur de Rory Curtis — le pire malheur qui, semble-t-il, puisse frapper un sujet de feue Sa gracieuse majesté, et tel que le rapportait une dépêche Reuters du 23 décembre 2014 : il s’agit de ce jeune Anglais qui, victime d’un accident de la route, émergeant d’un long coma, s’était surpris dès son réveil à parler français, langue qu’il avait à peine apprise à l’école : « J’étais là, assis sur mon lit, se souvient-il, accablé, discutant de mon état de santé dans un français absolument parfait ! ».
Comme Simon Kuper, et plutôt que de se consoler avec le proverbe « à quelque chose malheur est bon », ou de se réjouir de parler soudain sans effort une langue difficile, le jeune convalescent a vu là un comble à ses malheurs. Et d’ajouter, aggravant son infortune : « J’agissais comme un Français, de façon tout à fait arrogante et sophistiquée. Ce n’est pas moi du tout ! » ! Simon Kuper à son tour se roule dans ces stéréotypes comme un âne dans la luzerne : ce poncif de l’ « arrogance », largement persistant dans les sociétés anglophones, date de l’époque où le général de Gaulle, tenant tête à « l’Amérique indispensable », écrira-t-il dans ses Mémoires d’espoir, ne « souhaitait pas qu’elle s’érige en juge et en gendarme universel ».
Mais pour Simon Kupper la déveine, le manque de bol est pire encore : en disant de la langue française qu’elle devient « inutile », en exhortant les francophones à passer sérieusement à l’anglais, etc., c’est lui qui multiplie tous les signes de la plus parfaite arrogance, flagrante de sa part comme de celle des anglophones qui se croient dorénavant dispensés d’étudier d’autres langues, puisque la planète semble adopter la leur, et regrettent même le temps qu’ils ont perdu à en apprendre une autre, puisque elles sont désormais inutiles étant, au fond, dans cette logique imparable, inférieures :
le journaliste ainsi se laisser aller à donner la leçon aux francophones, pour les tirer de leur arriération (le thème de la « province », qui sous-entend l’infériorité), dévoilant sans vergogne un hégémonisme qui remonte au Manifest de 1850 : il ne s’agit là que d’une des innombrables formes de la domination de la langue du maître (qui a ses collaborateurs), dont la tendance générale conduit à la Louisianisation totale. On s’étonne que Le Monde se montre si complaisant envers de tels militants, et qu’un journaliste du Financial Times soutienne des positions dignes de Pif gadget.
Ne relevons par charité que trois manquements à l’exigence : l’ignorance, la naturalité et l’instrumentalisme. Une ignorance digne de Bush, 43° président des États-Unis, déclarant : « The problem, with the French, is that they don’t have a word to say entrepreneur » : M. Kuper étant de ceux qui, ne sachant pas d’où ils viennent eux-mêmes, (63% du lexique anglais est d’origine française, soit 30.000 mots) contreviennent aux échanges fructueux entre les cultures.
La naturalité, c’est-à-dire la représentation d’une langue comme « naturelle », cette conception que Roland Barthes tenait pour « la vision bourgeoise par excellence » se répand dans tous les domaines ; ce fut l’erreur des anciens Grecs [1], pour qui leur langue, confondue avec la raison et l’intelligence, constituait la langue normale : l’anglaméricain s’impose naturellement et même rétroactivement — puisque les anciens Romains le parlaient déjà, comme on le voit avec Charlton Heston dans Ben Hur, et même dès la haute antiquité égyptienne, comme l’atteste Elizabeth Taylor dans Cléopâtre.
Une erreur intellectuellement fatale, enfin, massivement répandue chez les politiques et financiers, tient à la conception instrumentaliste des langues. Si la langue était un outil, on la trouverait au BHV. Or toute langue détermine une certaine façon de penser, une vision du monde originale qui s’articule à des pratiques particulières. Les Chinois distinguent les mots ‘pleins’ et les mots ‘vides’ ; les mots pleins renvoient aux choses concrètes, les mots vides aux abstractions : dès que l’on est dans les mots vides, autrement dit abstraits, les mots n’ont plus la même dénotation, la même connotation, la même extension. C’est en cela que la philosophie consiste à apprendre toutes les langues pour comprendre le monde, et la sottise une seule.
En ne respectant pas la langue française qu’il prétend parler, le folliculaire, comme on appelait naguère un journaliste peu scrupuleux, fait penser à ce pianiste que Mozart ennuie. Il passe à côté de la Beauté (Amboise, fontaine, miroir, saumon…), car l’esthétique domine la grammaire en langue française ; il manque à la précision (la nuance, ce mot français intraduisible), à la « clarté » célèbre qui permet tout particulièrement la mise au point de sa pensée, et qui tient dans le vidimus, c’est-à-dire à la précision par la grammaire et à la vérification de l’oral par l’écrit que permet constamment la langue française — trois manquements à la réflexion attestés dans les feuilletons estivaux de M. Kuper.
Aujourd’hui, le jeuner Rory est complètement remis de son accident mais il continue, hélàs !, comme Simon Kuper, à parler français. On ne lui souhaite pas un autre choc, qui pourrait l’en délivrer.
Alain Borer
[1] Barbara Cassin, Plus d’une langue, Bayard, 2019.
Lecture supplémentaire :
Pouvoir Discret ou Soft Power ?
Commentaires